Union européenne-Balkans : faux départs et vrais défis

Au moment de clore sa mission, le Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est peut se vanter d’un bilan « globalement positif ». Hormis le Kosovo et la Bosnie-Herzégovine, la région est sortie de l’urgence et se trouve désormais à même de se consacrer à un « agenda normal ».


Après huit ans d’existence, le Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est mis en place par l’Union européenne (UE) pour aider à la reconstruction dans les Balkans, s’auto-dissout pour passer le relais à un Conseil de coopération régionale nouvellement créé. Une passation de pouvoir qui intervient au moment même où le Kosovo proclame son indépendance et s’apprête à recevoir, après le retrait des forces onusiennes, la mission la plus importante que l’UE ait jamais menée à l’étranger. Un retrait et un redéploiement qui auraient pu être placés sous de meilleurs auspices.

Aux origines du Pacte

Lancé lors du sommet européen de Cologne du 10 juin 1999, le jour même où le Conseil de sécurité de l’Onu adoptait la résolution 1244 qui mettait un terme à la guerre au Kosovo et aux bombardements de l’Otan sur la Serbie, le Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est fut signé par l’UE, le G8, les pays de la région[1] et de nombreuses institutions internationales. Au total, une quarantaine de partenaires. Après avoir, pendant la décennie de désintégration de la Yougoslavie, « principalement réagi aux crises », les Occidentaux se dotaient ainsi d’un instrument de prévention des conflits et se proposaient d’inciter et soutenir les pays du Sud-Est européen dans leurs efforts de paix, de démocratisation et de croissance économique. A la région, le Pacte proposait une perspective d’intégration dans les structures euro-atlantiques et à chaque pays l’espoir d’une adhésion à l’UE. En échange, il exhortait chacun à « démontrer sa volonté de coopération régionale ».

Structuré sur le modèle de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE)[2] -une organisation qui avait fait ses preuves pour induire un changement de l’ordre mondial- et inspiré du plan Marshall, le Pacte prenait (aux dires mêmes de son premier coordinateur spécial, l’Allemand Bodo Hombach, ancien chef de cabinet du chancelier Gerhard Schröder), « un départ inespéré », avec pas moins de 2,4 milliards d’euros dans ses caisses pour financer plusieurs centaines de projets. Une mission colossale pour une région dévastée.

De Bodo Hombach à Erhard Busek

C’est avec sa volonté proclamée de « combattre la lenteur et la bureaucratie » des structures d’aide internationales que Bodo Hombach lançait son « Quick Start Paket », l’expression soulignant la volonté de mise en œuvre accélérée des projets. Lors de la 2e Conférence régionale réunie à Bucarest les 25 et 26 octobre 2001, il pouvait s’estimer satisfait d’avoir apporté son soutien à l’opposition serbe et à un changement de régime de la République de Yougoslavie - le président Milosevic avait quitté le pouvoir le 1er avril 2001 - et d’avoir développé des médias indépendants. Son bilan n’en était pas moins : « Tout reste à faire dans les trois piliers ».

Suite à de vives attaques personnelles, il quittait ses fonctions prématurément pour prendre la direction de WAZ, l’un des grands groupes de presse allemands les mieux implantés dans l’Europe du Sud-Est. Il cédait sa place à l’Autrichien Erhard Busek, ancien ministre et vice-chancelier à Vienne, parfait connaisseur de la région, qui avait su en son temps mettre à profit l’ouverture offerte par l’Acte d’Helsinki (CSCE) pour apporter un soutien actif aux dissidents d’Europe de l’Est et des Balkans et développer des coopérations transfrontalières Est-Ouest.

Erhard Busek prenait ses fonctions le 1er janvier 2002 avec élan, mais dans un climat de désillusion générale sur l’impact de ce nouveau «plan Marshall». Au moment de clore sa mission, il dresse un bilan « globalement positif », estimant que l’Europe du Sud-Est est sortie de l’urgence et est à même de se consacrer à un « agenda normal », exceptions faites du Kosovo et, surtout, de la Bosnie-Herzégovine qui, depuis les accords de Dayton (1995), n’a toujours pas réussi son « intégration intérieure » et reste source des plus grandes inquiétudes.

Sur les quelque 5 milliards d’euros débloqués au total par le Pacte, la majeure partie a été affectée à des projets d’infrastructures. Au nombre des succès, on compte principalement le Traité pour la communauté de l’énergie, signé en octobre 2005, visant à créer un marché régional de l’énergie, l’accord pour la création d’une zone de libre-échange, signé en décembre 2006, et diverses initiatives pour enrayer la fuite des cerveaux. Des trois piliers du Pacte, c’est le deuxième - l’économie - qui, quoique modestement, enregistre les avancées les plus significatives. En revanche, le rapprochement des stratégies de lutte contre le crime organisé et la corruption reste en berne, comme les questions de sécurité, avec l’impossible transformation de l’armée ex-yougoslave « qui reste un État dans l’État » (Busek) et le problème persistant de la sécurité civile.

Le Conseil de coopération régionale

L’avancée majeure consiste probablement dans la restauration d’un esprit de coopération régionale, entretenu par le développement de nouveaux réseaux : « Parvenir à un tel degré de coopération était inimaginable il y a quelques années encore », affirme Busek au moment de passer le témoin au nouveau forum, baptisé Conseil de coopération régionale (CCR), qui prendra en main sa propre destinée à la mi-2008. Officialisé en 2007, sous la présidence allemande de l’UE, le CCR maintient les grandes lignes de coopération régionale et la perspective d’intégration dans les structures européennes et transatlantiques. Son siège n’est plus à Bruxelles mais à Sarajevo, et sa structure de direction un « secrétariat général ». C’est le secrétaire d’État croate, Hidajet Biscevic, qui en prend la tête. Son financement tripartite[3] est assuré pour les trois ans à venir. L’ampleur de la tâche, que des structures internationales de plus grande envergure sont mal parvenues à maîtriser, nourrit un certain scepticisme, notamment à Zagreb. Les turbulences liées à la proclamation unilatérale d’indépendance du Kosovo font planer une menace supplémentaire.

Kosovo, l’épreuve

Que laisse l’Onu au moment de son retrait du Kosovo, après plus de huit ans d’administration du territoire et plus de 22 milliards d’euros d’aide au décollage ? Hormis la satisfaction affichée du diplomate allemand Joachim Rücker, « officiellement Haut-représentant du Secrétaire général de l’Onu depuis 15 mois », on chercherait en vain un bilan positif sur l’état du pays. Marasme économique, société à la dérive, climat délétère, ainsi se résume la situation. « Malgré la présence de 17.000 soldats de l’Otan et plusieurs milliers de policiers, le crime organisé s’est incrusté jusque dans les hautes sphères politiques », affirme Hilmi Jashari, médiateur entre les Kosovars et l’Onu. La victoire de la mafia a conduit la population à n’avoir « aucune confiance dans le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire ».

Dans un tel contexte, la mission EULEX[4] de l’UE visant à instaurer un État de droit dans la province serbe -devenue un nouvel État le 17 février 2008– constitue un défi titanesque. Avec l’envoi de 1 800 à 2 200 personnes (fonctionnaires de police, justice, administration, douanes…), l’UE peut-elle faire mieux que l’Onu, quand le recrutement des personnels lui pose déjà problème ? Qui plus est, l’UE est divisée sur l’opportunité et la légitimité du processus de sécession unilatérale d’une région serbe passée sous protectorat onusien en 1999 et dont la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’Onu n’a prévu ni le détachement de la Serbie ni le passage sous tutelle européenne. L’UE ne part-elle pas perdante ? Et ce d’autant plus qu’elle est dénoncée comme une « force d’occupation » côté serbe et qu’elle ne jouit pas de la confiance des autorités côté kosovar ?

En l’état actuel, la première grande mission de l’UE s’opère dans un contexte si délicat et si peu favorable à son succès qu’on s’interroge sur les raisons qui la poussent à le faire. Erhard Busek, non sans quelque ironie, détecte dans l’attitude américaine -désireuse, de longue date, que l’indépendance du Kosovo soit proclamée avant la tenue du sommet de l’Otan d’avril 2008 à Bucarest- « une approche industrielle de la politique –il faut un produit, c’est le Kosovo indépendant »[5]. A Moscou, une autre interprétation a cours: celle de l’« atlantisation de tous les processus européens ».

S’il fallait résumer en quelques mots l’impact de l’Union européenne sur la stabilité du continent, le bilan que publie Erhard Busek en fin de mission y suffirait : « Trop peu, trop tard ». Certes, au fil des huit dernières années, le mécanisme de prévention des crises a fonctionné et une nouvelle ébauche de coopération régionale s’est mise en place. Mais les conflits potentiels (Kosovo, Bosnie-Herzégovine) demeurent et l’UE affronte sur des bases instables des défis d’envergure. Comme le résume le secrétaire général du Conseil de coopération régionale, Hido Biscevic, héritier du Pacte de stabilité, « L’Europe du Sud-Est est entrée dans une nouvelle ère. Mais la question du Kosovo divise l’UE et toute la Communauté internationale. Si celle-ci ne résout pas les questions en suspens, certaines parties des Balkans pourraient ressembler à une copie du Moyen Orient en Europe ». Ainsi parle la nouvelle voix de Sarajevo. Tout un symbole.

[1] Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Hongrie, Roumanie, Slovénie, Macédoine.
[2] A l’instar des « corbeilles » de la CSCE (actuelle OSCE), le Pacte se fondait sur trois piliers (groupes de travail) -démocratisation, développement économique, sécurité- et une structure de direction (conférence régionale) présidée par un « coordinateur spécial » nommé par l’UE.
[3] Financement (encore non chiffré officiellement) réparti également entre les pays de la région (qui doivent s’entendre sur leurs parts respectives), l’UE et d’autres pays partenaires.
[4] La mission EULEX entrera en fonction au plus tôt mi-juin, pour un mandat de 28 mois. Celui-ci dépasse les fonctions de conseil et de formation et inclut des compétences exécutives. Révélateur des graves problèmes locaux, pour les juges et procureurs, il s’agira de s’attaquer aux «crimes de guerre, terrorisme, crime organisé, corruption, crimes pour raisons ethniques, criminalité économique et autres faits graves». Un budget de 205 millions d’euros lui est affecté pour les 16 premiers mois. Son chef, le Français Yves de Kermabon, ancien chef de la KFOR, sera assisté jusqu’en février 2009 d’un conseiller politique (émissaire spécial), le Néerlandais Pieter Feith, qui sera à terme le représentant politique de la Communauté internationale à la tête de l’ICO (International Civilian Office). La mission EULEX n’étant pas mandatée officiellement par l’Onu (le Secrétaire général n’a jusqu’ici que « pris note de la volonté de l’UE de jouer un rôle plus important dans la région »), l’ICO devrait être financé uniquement par l’UE et d’autres partenaires occidentaux. Au plan du droit international, elle s’inscrit, pour le moins, dans une zone grise.
[5] Entretien avec l’auteure à Vienne, le 9 janvier 2008.

* Journaliste