Unité de la nation hongroise : Budapest investit massivement en Transylvanie

L’implication du gouvernement hongrois dans le développement de la Transylvanie est allée croissant au cours des dernières années : du sport à l’agriculture, de l’éducation à la culture, le gouvernement de Budapest consacre des centaines de millions d’euros à la Roumanie.


Viktor Orbán (Capture video/Facebook).Les investissements massifs engagés par le gouvernement hongrois en Transylvanie sont de plus en plus controversés en Roumanie, les modes de financement et les objectifs poursuivis par Budapest suscitant des débats dans les médias et le milieu politique roumains.

La « malédiction » de Trianon

Le traité de Trianon du 4 juin 1920 constitue un moment charnière dans l’histoire roumano-hongroise : il officialise la dislocation de l’Empire austro-hongrois qui a eu lieu à la fin de 1918 et à la suite duquel la Transylvanie, jusqu’alors partie de l’Empire, est intégrée à la Roumanie. Dans la mémoire collective hongroise, ce traité a suscité un véritable « traumatisme », qui se manifeste encore aujourd’hui. Pour le chef de la chancellerie du Premier ministre Viktor Orbán, Gergely Gulyás, ce traité « fait encore mal à tous les Hongrois » ; pour la présidente de la République de Hongrie Katalin Novák, la paix imposée à la Hongrie il y a plus de 100 ans n’était pas une paix juste. V. Orbán n’hésite pas non plus à afficher ses velléités révisionnistes : lors du dernier match de l’équipe nationale hongroise le 21 novembre 2022, le chef du gouvernement est apparu vêtu d'une écharpe portant une carte de la Grande Hongrie, qui comprend une partie de la Transylvanie.

Les Hongrois de Roumanie constituent l’une des plus grandes minorités ethniques d’Europe. Selon le recensement de 2021, 1 002 151 personnes (6 % de la population roumaine) sont enregistrées en tant que Hongrois de souche. Cette ethnie est majoritaire dans les départements de Harghita et Covasna, qui forment, avec le département de Mureș, la région historique du Pays sicule, dont les Magyars de Roumanie demandent l’autonomie.

La présence de la communauté magyare en Roumanie (carte réalisée par Dan-Mădălin Pavel, décembre 2022).

La présence de la communauté magyare en Roumanie (carte réalisée par Dan-Mădălin Pavel, décembre 2022).

La défense des intérêts de la communauté hongroise, y compris au niveau politique, est assurée par l’Union démocrate magyare de Roumanie/UDMR, considérée par l’historien Stefano Bottoni, professeur à l’université de Florence, comme un parti satellite du Fidesz. Depuis sa création en décembre 1989, l’UDMR a participé à la formation de presque toutes les coalitions de gouvernement et obtenu à chaque élection législative un nombre important de sièges au Parlement roumain (29 sièges au total, à la Chambre des députés et au Sénat, sur 466 parlementaires).

Un cadre législatif hongrois frôlant l’ingérence

En mai 2022, la présidente K. Novák a publié sur Facebook une déclaration dans laquelle elle assume le rôle de « représentante de tous les Hongrois, indépendamment de l’endroit où ils vivent », à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières hongroises. Le ministère roumain des Affaires étrangères n’a pas tardé à réagir :il a contacté l’ambassadeur de Hongrie à Bucarestet lui a expliqué qu’un État ne peut s’arroger des droits de quelque nature que ce soit à l’égard des ressortissants d’un autre État.

Pourtant, la question des minorités hongroises à l’étranger a été gravée dans le marbre constitutionnel hongrois. Ainsi dispose l’article D du chapitre Fondements de la Loi fondamentale hongroise : « Gardant à l’esprit qu’il y a une seule nation hongroise unie, la Hongrie assume la responsabilité du sort des Hongrois vivant en dehors de ses frontières, et doit encourager la survie et le développement de leurs communautés […]. »

Qui plus est, des institutions étatiques hongroises ayant pour mandat d’aider les minorités d’outre-frontières ont été mises en place, tant au niveau législatif (la Commission de solidarité nationale) qu’au niveau exécutif (le Secrétariat d’État aux politiques relatives à la nation). En outre, ont été créés plusieurs instituts de recherche spécialisés dans la situation des Magyars d’outre-frontières.

Investir des milliards à l’étranger : un outil de soft power

En 2020-2021, environ 500 millions d’euros ont été alloués aux communautés hongroises vivant à l’étranger, principalement par le biais du Fonds Bethlen Gábor, fondation publique de l’État hongrois chargée de gérer les fonds destinés à soutenir les minorités hongroises du bassin des Carpates et de la diaspora. Près de 50 % de ces sommes sont revenues à la communauté magyare de Transylvanie, par l’intermédiaire de fondations et associations dirigées par des personnes proches de la direction de l’UDMR, telle que la Fondation Pro Economica. Toutefois, selon un document officiel du gouvernement roumain, il est impossible de déterminer le montant précis des fonds attribués par la Hongrie à la minorité magyare en Roumanie, étant donné la « nature complexe du financement, la multitude de sources et de modalités de financement et les changements fréquents dans la structure du système de financement ».

Lesdits fonds sont destinés à financer un large éventail de projets, dans des secteurs variés, certains faisant l’objet d’une attention particulière car ils contribuent à la promotion des valeurs traditionnelles et conservatrices chères au gouvernement hongrois. Ainsi, plus de 500 lieux de culte, dont beaucoup de monuments historiques représentatifs de la communauté hongroise en Roumanie, ont été restaurés ces dernières années avec l’argent de Budapest, complétant dans la plupart des cas les fonds européens obtenus (par exemple, l’Église Saint-Michel de Cluj-Napoca). Pour chaque projet ont été investies de sommes allant de 90 000 à 1,8 million d’euros, le Diocèse réformé de Transylvanie en étant le principal bénéficiaire (près de 40 millions d’euros en 2020). En Transylvanie, les églises hongroises se distinguent par le fait qu’elles gèrent tout un réseau d’écoles : le fonctionnement d’un service public d’éducation intégralement en hongrois et placé presque exclusivement sous la tutelle des églises est un phénomène unique en Europe, à l’instar de l’Institut théologique protestant de Cluj-Napoca ou du Lycée réformé de Târgu Mureș.

L'éducation représente un autre domaine auquel Budapest consacre des fonds substantiels. Viktor Orbán voit les écoles comme des institutions cruciales pour la survie des Hongrois et pour la formation de jeunes diplômés engagés pour leur patrie. À titre d’exemple, entre 2017 et 2021, Budapest a financé le fonctionnement de la fondation Sapientia à hauteur de plus de 70 millions d’euros. La Fondation – dont le directeur est Kató Béla, évêque du Diocèse réformé de Transylvanie – gère l’université Sapientia, institution autonome des Hongrois de Roumanie implantée dans plusieurs villes de Transylvanie. À cela s’ajoutent des jardins d’enfants ou des écoles primaires, collèges et lycées.

Le sport est un autre domaine dans lequel la Hongrie est un « partenaire de confiance », selon Eduard Novak (UDMR), le ministre roumain qui lui est dédié. Depuis 2006, près de 84 millions d’euros ont été investis par le gouvernement hongrois dans les infrastructures sportives roumaines : stades, patinoires, académies de football, de basket ou de hockey. « Le sport est l’un des principaux moyens de préserver et renforcer l’identité et la fierté nationales », considère Péter Szijjártó, le ministre hongrois des Affaires étrangères et du Commerce. Les compétitions sportives auxquelles participent les clubs financés par Budapest (comme Sepsi OSK ou Csikszereda) sont une occasion de promouvoir auprès de la communauté magyare locale certaines idées politiques, fortement contestées en Roumanie, notamment l’autonomie du pays Sicule : lors des matchs, les joueurs et la tribune chantent fréquemment l’hymne et brandissent le drapeau du pays Sicule. En mai 2022, lors du Championnat du monde de hockey en Slovénie, l’équipe nationale roumaine (principalement composée de joueurs d’origine magyare) a ainsi provoqué l’indignation après avoir chanté l’hymne du pays Sicule au lieu de celui de la Roumanie.

Néanmoins, en juillet 2022, V. Orbán a déclaré que le gouvernement hongrois ne lancerait pas de nouveaux investissements transfrontaliers au cours des deux prochaines années et que Budapest se concentrerait sur l’achèvement des projets en cours.

Actions et réactions

La source et l’objectif de ces financements ont fait en août 2022 l’objet d’un vif débat dans les médias roumains. Suite à des révélations faites par la chaîne de télévision Digi24, le ministre roumain de l’Environnement (UDMR) Tánczos Barna a déclaré que ces sommes constituaient des financements légaux dont la communauté magyare n’était pas la seule bénéficiaire. Il a précisé que le financement était basé sur les demandes faites par les associations et fondations roumaines auprès des entités de Budapest, en fonction de critères spécifiques. Selon lui, l’UDMR n’a jamais utilisé ces fonds pour financer ses activités politiques.

Les opinions des politiciens roumains n’en restent pas moins partagées sur ce sujet. Le président de la Chambre des députés et du Parti social-démocrate Marcel Ciolacu a déclaré que « l’État roumain devrait […] arrêter de se plaindre » ; le ministre roumain du Tourisme, Constantin-Daniel Cadariu (Parti national libéral), a également estimé que « toute injection de capital est la bienvenue ». En revanche, le Président de la Roumanie Klaus Iohannis a fait référence à ces projets controversés d’investissement lors de sa rencontre avec K. Novák à Bucarest en septembre 2022, soulignant qu’il était « fondamental que les projets d’intérêt ne soient réalisés en Roumanie qu’après un accord de la Roumanie, qu’ils ne soient pas discriminatoires sur la base de l’ethnicité et qu’ils soient conformes au droit roumain, européen et international ». Cette idée a été réitérée par le ministre roumain des Affaires étrangères lors d’une visite officielle en Hongrie en novembre 2022 : Bogdan Aurescu a rappelé que les investissements hongrois devaient couvrir l’ensemble du territoire de la Roumanie.

Si ces financements ne semblent donc pas poser de problèmes manifestes de légalité à la Roumanie, en revanche ils soulèvent d’autres questions : d’une part, le gouvernement roumain craint que la communauté hongroise se sente mieux représentée par le gouvernement de Budapest que par celui de Bucarest ; d’autre part, il se pose la question d’un potentiel conflit d’intérêts – quels intérêts défend un ministre roumain (notamment d’origine hongroise) qui accepte des fonds d’un gouvernement étranger par le biais d’une fondation ou association qu’il gère ? Du côté hongrois, le soutien financier accordé aux minorités hongroises vivant à l’étranger est transformé en capital image par les politiciens de Budapest, qui, d’après S. Bottoni, agissent selon un plan qui ne vise pas à changer les frontières, mais les consciences.

Vignette : Viktor Orbán (Capture video/Facebook).

 

* Dan-Mădălin Pavel est étudiant en Master 2 Relations internationales à l’INALCO, spécialisé dans l’étude des pays de l’Europe centrale et orientale et du monde post-soviétique.

Lien vers la version anglaise de l'article.

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