Il y a à peine plus de dix ans, il était question d'« épuration ethnique » entre les peuples que Tito avait réunis au sein d’un même État en 1945. Premier et avant-dernier président de la République fédérale socialiste de Yougoslavie, il avait un mot d'ordre : « Unité et fraternité » (bratstvo i jedinstvo), par ailleurs sa devise depuis 1941 alors qu’il était à la tête de l’Armée populaire de libération des Partisans de Yougoslavie.
Tout, à l’époque de la Yougoslavie socialiste, portait le nom de « unité et fraternité » : écoles, ponts, places, entreprises... jusqu'à la première grande route -qui devint autoroute par la suite- qui relia Ljubljana, capitale de Slovénie à Skopje en Macédoine. Cette voie, rebaptisée à la sauce bruxelloise E70 et E75, longue de quelque 600km et traversant désormais quatre états indépendants, fut notre fil rouge.
Ljubljana, km 0
Notre itinéraire commence en Slovénie : un paysage suisse, planté de villages et de petites villes fleurant le grand siècle autro-hongrois. Les touristes apprécient la calme Ljubljana ; les cafés ensoleillés sur les bords de la Save sont bondés. Un petit paradis ? Une jeune fille vendant des tee-shirts modère notre enthousiasme. « C'est sûr, quand on regarde les chiffres, la Slovénie s'en sort très bien ». Membre de l'UE dès 2004 et de la zone euro depuis 2007, Ljubljana avait proclamé unilatéralement son indépendance en juin 1991. Une guerre de 10 jours, 62 morts. Rien à voir avec les massacres en Bosnie et en Croatie ou les bombardements contre la Serbie. « C'est humainement et socialement que nous avons perdu beaucoup. Les gens ont tendance à se replier sur eux-mêmes parce qu'avec le système capitaliste ils sont devenus plus individualistes ». Nous ne sommes pas surpris de voir sur son stand, suspendu à côté des Guns'n'Roses, un portrait de Josip Broz Tito sur un tee-shirt. Nous ne reverrons l'image du père de la Yougoslavie que dans son village natal de Kumrovec en Croatie et dans le musée qui lui est consacré à Belgrade. D' « unité et de fraternité », point. Les traces pouvant rappeler l'ancien régime ont été effacées du paysage, sinon des mémoires.
A l'Ouest toute !
Révélateur du tournant radical pris par l'ex-Yougoslavie après les guerres d'indépendance, c'est Lidl, numéro un européen du maxidiscompte, qui nous souhaite la bienvenue en Croatie. « À l'Ouest toute ! » pourrait être le slogan de ce pays qui, en déclarant son indépendance en 1991, perdait les débouchés et autres avantages de l'appartenance à l'ensemble plus vaste de la Yougoslavie. Le processus d'adhésion à l'UE s'est accéléré depuis six mois et la Croatie est devenue membre de l'OTAN le 1er avril 2009. Pourtant, si l'on interroge les Croates, on s'aperçoit rapidement que l'enthousiasme affiché dans la capitale -dont les bâtiments officiels arborent depuis plusieurs années déjà le drapeau bleu aux étoiles d'or- doit être modéré. Outre un nationalisme latent que certains cultivent, l'UE fait peur à ceux qui constatent que l'économie capitaliste adoptée dès le départ avec entrain ne les protège pas autant que le système socialiste. Les jeunes sont plus enthousiastes mais Maja, 27 ans, reconnaît qu' « il faut gagner beaucoup d'argent pour s'en sortir ici ». Quant à l’autoroute, elle déclare : « Vous savez, c'est cette route-là que les jeunes de la région empruntent pour aller faire la fête à Belgrade ou voir de bons concerts à Ljubljana. Ce qui est frustrant, c'est de passer toutes ces frontières alors que nos parents bougeaient librement ici. En fait, il nous tarde d'avoir un passeport européen, juste pour pouvoir voyager ! »
L'autoroute, dans l'est de la Croatie, longe la frontière avec la Bosnie-Herzégovine. Des berlines, immatriculées principalement en Suisse, en Autriche ou en Allemagne nous dépassent allègrement. Nous apprenons que la route est aussi le lien qui relie les exilés de la guerre, pour beaucoup bosniaques, à leur famille restée au pays. De nombreux turcs, émigrés dans le nord de l'Europe, vont également rendre visite à leur famille en passant par là. Non seulement, l'E70-E75 est la route des retrouvailles, mais elle est aussi celle du commerce, notamment en provenance de Turquie et de Bulgarie. Elle est d'ailleurs identifiée par l'UE comme un segment du Corridor X (Allemagne-Turquie). Plus tard, en Macédoine, nous rencontrerons Slobodan Casule, actuel directeur du magazine macédonien Forum, qui fut ministre des Affaires étrangères du premier gouvernement de la Macédoine indépendante puis ambassadeur aux Nations Unies avant de retourner vers son premier métier, le journalisme. Son point de vue est pragmatique : « L'explosion de la Yougoslavie a produit cette inflation ridicule de frontières, de monnaies, de passeports. C'est un gaspillage de temps et d'argent. Je pense que la solution à notre faiblesse économique réside dans une adhésion à l'UE [...]. De toute façon, si l'Europe veut faire circuler ses biens et ses capitaux par ici, elle le fera, quelle que soit la volonté des locaux ».
Derrière les panneaux publicitaires, l'histoire
Sur le piton surplombant la rencontre de la Save avec le Danube, dans le parc de la forteresse de Kalemegdan sur les hauteurs de Belgrade où nous a amené la route, il y a cet œil. On peut y lire les différents noms qu'a portés la ville au cours de son histoire évoquant ainsi toute la richesse et laissant supposer tous les drames d'une région carrefour de l'Europe. Depuis les premiers peuplements (vers 2000 ans avant JC), cet espace est un lieu de jonction autant que de frictions : entre le monde latin et grec; entre le monde slave et gréco-latin ; entre orthodoxes et catholiques, entre Chrétienté et Islam. Malgré ce patchwork de peuples, de langues et de traditions religieuses différentes, les Balkans présentent une unité culturelle dans un contexte politique agité. La Première Guerre mondiale commença à Sarajevo et c'est de là, pour clore ce XXe siècle européen, que sont parties les guerres fratricides ayant pour origine la dislocation de la Yougoslavie à partir de 1991. Aujourd'hui, ses 23 millions d'habitants se répartissent dans sept pays, sur un territoire grand comme la France. Terrain de lutte des grandes puissances depuis toujours, la région porte encore les séquelles d'affrontements d'une violence inouïe.
Comme en Croatie, il existe en Serbie une dichotomie entre la vitrine composée par les gouvernements à l'intention du chaland occidental et la réalité. Cette inscription « Tadić, Judas, liberté » accuse Boris Tadić, président de la République serbe depuis 2004 de trahir son pays. Ses « déloyautés », ce sont notamment l'acceptation tacite de l'indépendance du Kosovo que bien des Serbes considèrent comme faisant partie intégrante de leur pays ; c'est la façon dont sont remis à la justice internationale ceux poursuivis pour crimes de guerre ; c'est l’adoption d’une politique économique libérale très dure pour le peuple. « La vie ici est difficile » explique Boban de « Femmes en noir », une association pacifiste qui promeut le dialogue entre les Serbes et les victimes de guerre ainsi qu’entre les Albanais du Kosovo et les Serbes restés là-bas. « Nous n'avons pas eu le temps de nous adapter à la nouvelle économie. Nous sommes saturés d'envies. Les jeunes aujourd'hui veulent acheter, acheter, acheter ! Comme un remède au malaise créé par la guerre récente. Nous essayons de confronter le passé et de combattre une version officielle qui adoucit ce qui s'est passé. Cela prend du temps mais sans cela, nous ne vivrons pas une paix réelle avec nos voisins ». Il poursuit : « Nos gouvernements ont encore beaucoup à faire pour devenir vraiment démocratiques et nous avons l'impression qu’ils marchandent avec l'Occident dans la seule optique de rentrer dans l'UE ». Ceci explique partiellement le succès du parti radical serbe (SRS), ultra-nationaliste arrivé second avec 29,5 % des voix aux dernières élections législatives) qui a su développer un discours social (l'État doit aider les 19 % de chômeurs, les retraités, ainsi que les 800 000 Serbes chassés du Kosovo et de l'ancienne république serbe de Krajina) qui va à l'encontre des prescriptions de l'UE...
Géopolitique périlleuse
Skopje est une des capitales balkaniques les plus mélangées. Un jeune photographe, Milan, nous guide dans une cité où chrétiens et musulmans vivent côte à côte depuis le XIVe siècle et la domination ottomane. « Regardez autour de vous, notre État n'est plus souverain » constate-t-il avec amertume, « nous avons proclamé l'indépendance en 1991 sans trop de dommages, mais, avec l'envie de faire partie des instances européennes, la Macédoine a été contrainte à bien des compromis. La Macédoine, c'est 2 millions d'habitants et l'ambassade américaine est plus grande que celle de Moscou ! » Sa docilité politique à l’égard des institutions euro-atlantiques et sa position stratégiquement intéressante, à proximité du camp de Bondsteel, au Kosovo (la plus grande base américaine en Europe) en font un endroit sous haute surveillance.
Dans certains endroits de la capitale, la tension est palpable entre Macédoniens slaves et Albanais. Les Albanais repartis entre trois pays (Kosovo, Macédoine et Albanie) sont montrés du doigt pour leurs revendications nationalistes, perçues parfois comme telles en Macédoine et au Kosovo où les casques bleus de l'ONU ont du mal à protéger les Serbes qui n'ont pas encore fui. Mais il y a ces formules magiques: UE, OTAN, OSCE... « Je ne connais pas d'autres capitales de 700 000 habitants qui soient aussi courtisées », lance ironiquement Milan. Les autorités se sentent obligées de montrer une image d'entente parfaite entre les communautés pour faire avancer leur dossier. « Vis à vis de l'ONU, qui est aussi de la partie, il est important de montrer patte blanche. Les autorités ici ont donc tendance à laisser faire et un climat d'insécurité malsain est en train de s'installer entre les communautés. C'est dommage », regrette Milan.
Peu importe les réticences de certains et le manque de confiance dans les nouvelles élites, les Balkans restent la région stratégique à tous points de vue qu'ils ont toujours été. Mais si l'unité est à l'horizon, la fraternité est restée sur le bord de la route...
* Journaliste
** Photographe
Vignette : un groupe d'amis trinquent avec de la rakja ou rakia dans un parc de Skopje. Il s'agit d'un alcool de prune (ou parfois de raisin), très populaire dans la région.