Vers une «Meilleure Hongrie»?

«Un royaume qui n’a qu’une seule langue et une seule culture est faible et fragile». Ces mots du roi médiéval hongrois Saint Istvan I auraient dû résonner lors de l’intervention du président hongrois, fin août 2009, à Komarno (sud de la Slovaquie), à l’occasion de l’inauguration d’une statue équestre du roi. Mais, retenu à la frontière par les douaniers slovaques, Laszlo Solyom a dû garder son discours pour lui[1].


Cette situation est inédite entre deux pays membres de l’Union européenne (UE) et de l’espace Schengen. Et pourtant peu surprenante. D’une manière générale, les appels à la tolérance et au multiculturalisme, tels que celui lancé par Istvan, se font rares dans la région, et en particulier en Hongrie. Depuis quelques mois, les discours politiques se radicalisent plutôt, alors que l’extrême-droite a le vent en poupe et que discriminations et violences meurtrières ont instauré un climat de terreur au sein de la communauté Rom. En période de grave crise économique, le pays est en effet de plus en plus confronté au spectre d’un nationalisme agressif et revanchard, que beaucoup auraient voulu oublier.

Aux origines de «l’exception hongroise» 

Les racines du nationalisme hongrois sont à rechercher loin dans l’histoire. Plus précisément à partir de l’an 896. Selon des sources écrites, c’est l’année où sept tribus magyares, venues de l’Oural et de la Volga, envahissent le bassin du Danube et s’y installent. Un royaume est établi dès 1001. Malgré les occupations successives des Tatares, des Turcs ou encore des Autrichiens, son territoire s’étend considérablement au fil des siècles. Par le compromis de 1867[2], les Habsbourg lui reconnaissent le statut de puissance régionale majeure. L’imaginaire national hongrois, développé dès la première partie du 19e siècle, repose donc largement sur le sentiment d’être différent, voire unique, tant au regard de l’histoire et de l’ethnicité que de la culture ou de la langue[3].

La dissolution de l’empire austro-hongrois en 1918 et le traité de Trianon de 1920 infligent une blessure douloureuse à la fierté nationale. Le pays perd en effet plus des deux tiers de ses territoires, répartis entre Autriche, Tchécoslovaquie, Roumanie et Yougoslavie. 3,3 millions des 10,7 millions de Hongrois sont «abandonnés» en dehors des nouvelles frontières. Trianon est vécu comme un diktat injustifié, ce qui favorise l’émergence d’un nationalisme revanchard et l’exacerbation d’un antisémitisme déjà latent. Vingt ans plus tard, le régime fascisant du régent Miklos Horthy s’allie à l’Allemagne nazie et récupère quelques uns des territoires perdus. Sous la pression croissante des fascistes hongrois, notamment du parti des Croix Fléchées[4], l’administration concourt efficacement aux déportations de Juifs. Bilan: environ 596.000 morts, soit 74% de la communauté d’avant-guerre.

A la fin de la guerre cependant, la chape de plomb du pouvoir communiste empêche tout travail de mémoire objectif sur ces dérives nationalistes. Au nom de l’amitié socialiste entre les peuples, les questions de frontières et de minorités sont ignorées pendant quarante ans, sans pour autant perdre de leur gravité. Mais, dès 1990-1991, le premier dirigeant démocratiquement élu, Josef Antall, dénonce l’injustice de Trianon et affirme sa volonté d’être «en esprit» le Premier ministre et le «protecteur» des «15 millions de Hongrois»[5]. Il n’a cependant échappé à personne que la Hongrie ne comptait à l’époque que 10,5 d’habitants…

90 ans après Trianon: la question des minorités toujours sensible

Le cas des minorités dispersées dans «l’étranger proche» de la Hongrie demeure pour beaucoup une plaie ouverte. Hormis les communautés hongroises recensées dans d’autres pays du monde (notamment aux Etats-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et au Brésil), on compte aujourd’hui environ 1.434.000 Hongrois en Roumanie (soit 6,6% de la population totale), 520.000 en Slovaquie (9,7%), 293.000 en Serbie (3,9%), 156.000 en Ukraine (0,3%), 26.000 en Autriche (0,3%), 16.000 en Croatie (0,3%) et quelque 6.000 en Slovénie (0,3%). La dynamique de l’intégration à l’Otan, à l’UE ou encore à l’espace Schengen a porté l’espoir d’un apaisement définitif des revendications nationalistes. Après tout, nul besoin de réclamer une continuité territoriale entre «tous» les Hongrois si la liberté de circulation et d’établissement est assurée. Il apparaît au contraire que, profitant de l’effet rassurant de ce «parapluie» international, les tensions ethniques, décomplexées, se sont étalées au grand jour, en particulier avec la Roumanie et la Slovaquie.

Des affrontements intercommunautaires violents ont ainsi éclaté en mars 2009 en Transylvanie, dans le nord de la Roumanie, faisant quelques morts. En réaction, la communauté hongroise de Roumanie a réclamé une autonomie culturelle renforcée, tandis que Bucarest a accusé Budapest de tirer les ficelles de loin, et même d’avoir envoyé un espion au sein du gouvernement roumain. Point culminant des tensions entre les deux pays: le 15 mars 2009, la Roumanie a refusé à l’avion de L.Solyom la permission d’atterrir en Transylvanie. Motif invoqué: seuls les avions civils sont autorisés à se poser en Roumanie, alors que le Président comptait utiliser un avion militaire. Le chef de l’Etat hongrois a donc été contraint de voyager en voiture et a été fouillé à la frontière, afin de participer à une cérémonie hongroise de commémoration du «Printemps des Peuples» de 1848.

Une controverse très médiatisée a également éclaté durant l’été entre Slovaquie et Hongrie, quand le gouvernement populiste slovaque de Robert Fico a entrepris de réformer la loi sur les langues de 1995. Le but avoué n’était pas tant de réduire l’usage des autres langues du pays (et en l’occurrence du hongrois), mais surtout de renforcer l’usage du slovaque dans la sphère publique. L.Solyom s’est empressé de dénoncer une tentative «d’assimilation forcée», tandis que Viktor Orban, chef du Fidesz, parti d’opposition de droite, qualifiait l’initiative «d’absurdité». Le refus des autorités slovaques de laisser le président hongrois traverser la frontière a de même largement alimenté la polémique, à tel point qu’a été évoquée une «guerre froide» entre les deux pays.

Un nationalisme persistant et banalisé

Ces tensions internationales ne sont que le reflet d’une situation relativement crispée en Hongrie même. Les difficultés économiques, qui entraînent une politique de rigueur depuis 2006 et se traduisent entre autres par un fort taux de chômage (9,6% en août 2009), combinées à un discrédit de la classe politique traditionnelle, constituent un terreau fertile pour des idées nationalistes déjà profondément ancrées dans la culture populaire hongroise. Les actes antisémites, tels que des profanations de cimetières ou du vandalisme sur des synagogues, se sont ainsi multipliés ces derniers mois, de même que les violences à l’encontre des Roms. La communauté représente entre 5% et 9% de la population totale du pays et est largement discriminée en termes d’éducation, d’emploi ou de logement. Des attaques de bandes armées menées dans des zones rurales isolées ont déjà fait une demi-douzaine de morts au cours de l’année passée[6].

Les manifestations du nationalisme hongrois dans la vie quotidienne témoignent de même de la normalisation du phénomène. Ainsi, quelques chauffeurs de taxi de Budapest sont sur le point de lancer une compagnie «strictement» hongroise nommée «Jobbtaxi», dont le logo arbore une carte de la «Grande Hongrie», disparue en 1920 et d'autres symboles nationalistes. De quoi partager quelques convictions politiques le temps d’une course. La «fontaine de la vérité hongroise», située en plein centre de Budapest, accueille chaque 4 juin une manifestation nationaliste «anti-Trianon»[7]. On peut citer encore ces défilés de la Garde Hongroise[8], pourtant officiellement dissoute, censés inspirer une certaine idée de l’ordre dans des quartiers à majorité Rom. La dernière démonstration de force date du 28 septembre dernier et a rassemblé entre 80 et 100 personnes dans le sud de Budapest.

Un discours politique «banalement» nationaliste

Le discours politique des élites du pays joue aussi un grand rôle dans la banalisation des sentiments nationalistes. L.Solyom est très décrié, même en Hongrie, pour les efforts qu’il déploie afin de passer la plupart des fêtes nationales non dans son pays, mais auprès des minorités hongroises des pays voisins. V.Orban, Premier ministre de 1998 à 2002, ne cache plus ses orientations antisémites et son affiliation à des théories d’extrême-droite. Extrême-droite qui est d'ailleurs maintenant très bien représentée par le parti Jobbik (Pour une meilleure Hongrie), fondateur de la Garde Hongroise. Le Parti, emmené par la dynamique Krisztina Morvai, a créé l’événement en remportant 15% des suffrages, soit trois sièges, lors des élections européennes de juin 2009. Un de ses eurodéputés, Csanad Szegedi, a d’ailleurs tenu à porter un uniforme de la Garde pendant l’ouverture de la session parlementaire à Strasbourg, pour protester contre sa dissolution. Selon K.Morvai, le programme du Jobbik est assez simple et ne comporte rien de répréhensible: il s'agit de «rendre la Hongrie aux Hongrois».

Cette tendance de fond de la société et de la politique hongroises à accepter une intolérance xénophobe et antisémite croissante est inquiétante. D’autant plus qu’elle est pour ainsi dire incontestée par la société civile, particulièrement inactive sur ce sujet. Selon le philosophe hongrois Gaspar Miklos Tamas, elle est la preuve non seulement d’un manque cruel de travail de mémoire mais aussi de l’échec des démocrates, qui n’ont pas su ancrer les valeurs et les pratiques démocratiques dans la vie publique du pays. La question est maintenant de savoir jusqu’où cette dérive est tolérable, aussi bien par les citoyens que par les partenaires de la Hongrie.

La perspective d’un gouvernement nationaliste en 2010

Et le temps presse pour trouver une réponse: les sondages promettent une victoire claire du Fidesz aux élections législatives d’avril 2010. En outre, afin de s’assurer une majorité confortable, V.Orban est susceptible de faire alliance avec le Jobbik. Une des promesses de campagne du Fidesz est d’offrir la double-citoyenneté aux Hongrois de l’étranger. L’objectif évident est de réaliser la «Plus Grande Hongrie», ethniquement homogène, idée bien sûr peu appréciée par les gouvernements voisins. Hormis les tensions internationales que la réalisation d’une telle promesse provoquerait, l'arrivée au pouvoir des partis de droite sans opposition crédible risquerait fort d'éloigner un peu plus la Hongrie du vœu de Saint Istvan: un pays ouvert et tolérant.

[1] Le 21 août 2009, les autorités slovaques ont prétexté des «raisons de sécurité» pour refuser au président hongrois l'entrée sur le territoire national. La date marque l'intervention des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie, en 1968, et les forces de l'ordre ont prétendu redouter les effets de ce qu’elles ont qualifié de «provocation». Le protocole du Président L.Solyom a cependant fait valoir que les autorités slovaques avaient été informées de ce déplacement au moins deux mois auparavant et n'y avaient, jusque là, vu aucun inconvénient...
[2] En 1867, les Habsbourg acceptent un compromis pour apaiser les revendications autonomistes hongroises. Le 8 février 1867, l'empire d'Autriche est ainsi transformé en empire d'Autriche-Hongrie. Chaque royaume dispose de ses propres institutions et de son gouvernement. La couronne impériale reste entre les mains des Habsbourg, en l'occurrence de Franz-Joseph Ier, jusqu'en 1916.
[3] La langue hongroise appartient à la famille finno-ougrienne et est apparentée notamment au finnois et à l'estonien. On compte environ 14,5 millions de locuteurs dans le monde.
[4] Le parti des Croix Fléchées (en hongrois, Nyilaskeresztes Part Hungarista Mozgalom) a été créé en 1935. Cette formation fasciste, pro-germanique et antisémite gouverna la Hongrie d'octobre 1944 à janvier 1945.
[5] Voir notamment l'interview de Joseph Antall dans Newsweek, “Hungary in the middle”, 4 novembre 1991.
[6] Sur ce sujet, voir notamment Sébastien Gobert, «Roms en Hongrie: une minorité en crise», Regard sur l’Est, 24 septembre 2009, http://www.regard-est.com/home/breves.php?idp=1186.
[7] La fontaine (en hongrois, Magyar Igaszag kutja) fut érigé en 1928 en l'honneur du Lord britannique Rothermere. Sa campagne contre le traité de Trianon dans le Daily Mail avait été tellement appréciée qu'il se vit offrir la couronne de Hongrie.
[8] La Garde (en hongrois, Magyar Garda Mozgalom) a été créée en août 2007 par des membres du parti Jobbik. Ce mouvement paramilitaire nationaliste a été dissous par la Cour d'appel de Budapest en juillet 2009.

Sources principales:
Politics in Hungary: www.politics.hu
Eurostat: www.ec.europa.eu/eurostat
BBC: www.bbc.co.uk
New York Times: www.nytimes.com

Photo: Statue d'Arpad, chef des sept tribus magyares. Monument du Millénaire, Budapest. © Sébastien Gobert.