Le long de la Route de la Soie : le pont sur l’Akhourian

À l’automne 2019, on pouvait visiter au musée d’Architecture de Erevan une exposition organisée sous le patronage du comité à l’Urbanisme de la République d’Arménie et du musée-institut Alexandre Tamanian, intitulée Ani, la capitale des Bagratouni. L’exposition mettait à l’honneur une immense toile de Ruben Ghevondyan, peintre arménien formé dans les années 1970 dont le style navigue entre l’hyper-réalisme et le rétro-futurisme.


Le pont sur l'Akhourian (illustration Nina Dubocs)Capitale mythique du Xe siècle, la cité aux 1 001 églises, Ani, dont les ruines fascinantes inscrites au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2016(1) se trouvent aujourd’hui en Turquie, a été explorée et fouillée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle par Nikolaï Marr et Alexandre Tamanian à l’époque de l’administration russe (1878-1918), puis lors de la première République d’Arménie (1918-1920). Pour peindre cette immense toile et restituer enceintes, fortifications, églises, rues et demeures palatiales, en un mot pour élaborer sa vision rétrospective de la ville, Ruben Ghevondyan s’est livré à un travail minutieux et acharné : « L’artiste a dépeint Ani avec un grand luxe de détails. On a l’impression qu’il a vécu là pendant des années, qu’il connaît chacune des ruelles, chaque courbe de niveau et la moindre cavité rocheuse. Les habitants de la ville ne sont pas dans les rues : ils sont tous rassemblés au bas de la peinture pour la célébration de Navasard (l’ancien Nouvel An arménien). »(2) Voici le Roi entouré de la Cour et du peuple, une procession festive de paysannes chargées de jarres et de gerbes de blé, conduite par un bœuf blanc antique tout décoré de fleurs. Le charroi se présente à l’entrée de la ville, c’est-à-dire devant la pile monumentale du pont sur l’Akhourian dont R. Ghevondyan propose ici une reconstitution documentée.

Placé au centre du tableau, le motif est répété deux fois, d’abord in situ, où la silhouette du pont reconstitué est reproduite à l’échelle de la ville, puis une seconde fois en gros plan, toujours au centre du tableau. Parmi les autres emblèmes d’Ani représentés dans cette œuvre littéralement saturée de symboles, l’artiste a donc choisi de mettre à l’honneur de cette impressionnante scénographie l’un des cinq ponts que comptait la capitale médiévale. L’œuvre se fait l’écho de plusieurs études de reconstitution appelées à demeurer dans les cartons.

Le tableau de Ruben Ghevondyan (photo Taline Ter Minassian).Le tableau de Ruben Ghevondyan (photo Taline Ter Minassian).

 

 

Le nœud commercial d’Ani

Dans son bureau, Mark Grigorian, le directeur du musée d’Architecture de Erevan, en présente quelques-unes : qu’il soit en ruines ou virtuellement reconstitué, le pont sur l’Akhourian est immédiatement lisible en termes politiques. Il traduit bien sûr l’irrédentisme arménien rêvant à l’Arménie occidentale perdue. Mais il permet également à l’artiste contemporain d’évoquer sur le mode du « futurisme antérieur » une ancienne frontière de la Guerre froide durcie par le blocus de l’Arménie depuis le conflit du Haut-Karabagh en 1988(3).

Affluent de la rive gauche de l’Araxe, la rivière Akhourian – appelée en turc Arpatchaï – qui marque depuis 1920 la frontière entre l’Arménie soviétique et la Turquie arrosait au Moyen Âge une seule et même région, le canton de Chirag. Haut plateau céréalier spécialisé dans la culture de l’orge, le Chirag est cerné de chaînes montagneuses traversées par des cols à 2 500m d’altitude. Sa surface tabulaire est profondément entaillée par le cours de l’Akhourian, créant de spectaculaires canyons, défilés et ravins. La région occupe une place de choix dans l’histoire arménienne depuis l’Antiquité, mais c’est seulement à partir du Xe siècle qu’elle joue un rôle central, lorsque le roi Achot III Bagratouni (953-977) décide de bâtir sa capitale au pied de l’antique forteresse d’Ani, sur un éperon rocheux dominant l’Akhourian(4).

Ce site, qui s’imposait pour des raisons stratégiques, nécessitait cependant des fortifications : on créa une ville forte au pied de la citadelle et on édifia plusieurs ponts. Le pont sur l’Akhourian, dont il ne reste aujourd’hui que les deux culées monumentales de part et d’autre de la rivière, partage ses ruines de part et d’autre de la frontière actuelle. Pont à une seule arche, il appartient à une typologie particulièrement élégante et à forte charge symbolique sur les plans politique et patrimonial, si l’on songe par exemple à la destruction du célèbre « vieux pont » de Mostar(5) lors des guerres balkaniques de la fin du XXe siècle.

Des gravures du XIXe siècle(6) montrent le pont sur l’Akhourian tel qu’il devait encore apparaître à cette époque : composé de son arche unique en partie couverte, le pont était d’une longueur d’environ 30m. Doté d’une porte fortifiée et d’un poste de garde et/ou de péage, il fut un lieu de passage important. Pour le visiteur qui aurait la chance de visiter le site d’Ani et, surtout, de s’approcher au plus près : on accède à ce pont en longeant le monastère des Vierges et en descendant un chemin par degrés jusqu’au pont au fond de la vallée.

Entre les Xe et XIIIe siècles, située sur la Route de la Soie et siège du pouvoir politique et religieux, Ani devient un nœud commercial important : afin d’échapper au pillage, les caravanes acheminant la soie et autres denrées précieuses depuis l’Asie centrale jusqu’à la Méditerranée abandonnèrent alors les dangereuses plaines et les déserts de Syrie. Malgré l’âpreté des montagnes environnantes, le choix de la route du Nord, à travers les hauts plateaux de l’Arménie, attira la prospérité sur l’ensemble de la région du Chirag. Le pont sur l’Akhourian jouait donc un rôle essentiel dans ce dispositif, car il était le lieu où était levé le droit de péage. Ainsi, pour les voyageurs venant de Perse, toute la question était de savoir s’ils voulaient pénétrer dans Ani – ce qui coûtait cher - ou préféraient poursuivre leur route vers l’Asie Mineure ou vers la mer Noire : sur la rive nord de l’Akhourian, en dehors des enceintes, se trouvait en effet un autre bourg formé de quartiers résidentiels et de caravansérails relativement bon marché. Mais les marchands et les voyageurs qui faisaient au contraire le choix de pénétrer par le pont à l’intérieur de la ville pouvaient y trouver, moyennant le paiement d’une lourde taxe, des facilités commerciales incomparables : de vastes complexes commerciaux appelés khanapar (palais, caravansérail), contenant entrepôts, boutiques et chambres, permettaient aux marchands de tout vendre en ville au meilleur prix.

Une frontière hermétique

Le pont sur l'Akhourian (illustration Nina Dubocs)

Bien que partie intégrante du site d’Ani, le pont sur l’Akhourian est aujourd’hui un ouvrage en ruines établi sur une frontière fermée « à triple tour ». La destruction de son arche unique, bien antérieure au XXe siècle, symbolise pourtant, à un jet de pierre de l’Arménie, les conséquences du traité de Kars (13 octobre 1921) établi entre la Turquie kémaliste et l’Arménie soviétique. Mais il s’agit aussi d’une scarification de la Guerre froide à laquelle l’effondrement de l’Union soviétique (1991) n’a pas remédié. Tout au contraire, le conflit du Haut-Karabagh avec l’Azerbaïdjan (cessez-le-feu officiel depuis 1994) justifie, côté turc, le blocus des frontières de l’Arménie. Selon le témoignage de plusieurs visiteurs, il ne serait aujourd’hui plus possible de s’approcher du pont, et encore moins de se baigner dans les eaux impétueuses de l’Akhourian dont la ligne de talweg marque la frontière. Les visiteurs venant d’Arménie doivent faire un long détour par la Géorgie afin de rejoindre Ani en Turquie. Une fois arrivés, ils se retrouvent si proches du territoire de l’Arménie que leurs téléphones portables captent le réseau arménien !

Objet perdu de patrimoine

Du point de vue du patrimoine archéologique, le pont sur l’Akhourian a longtemps été un véritable « trou noir ». Et pour cause : la totalité du site d’Ani, qui était placé sous la protection du Département des Antiquités de la Première République, est passé en territoire turc en 1921.

Dans les archives soviétiques d’Arménie, le pont apparaît sous la forme d’un dossier vide. Inscrit à l’inventaire parmi les nombreux autres vestiges d’Ani, son « passeport » de monument historique est une copie blanche. Les autorités arméniennes indiquent toutefois que le pont daterait du XIIIe siècle.

En réalité, il semble que la datation de la construction du pont sur l’Akhourian ne soit pas attestée. Selon les sources, il daterait soit du Xe-XIe siècles soit du XIIIe siècle mais une inscription retrouvée aux alentours indique des travaux au début du XIVe siècle. L’arche du pont, construite de blocs de tufs taillés, s’est totalement écroulée mais des traces de pavement permettent d’affirmer qu’il disposait de deux voies permettant la circulation des piétons et des caravanes. Sur les culées, les vestiges des deux tours fortifiées à l’entrée et à la sortie du pont attestent qu’elles étaient probablement dotées de deux étages. Un débarcadère en pierre permettant l’accostage des bateaux se trouvait à proximité.

Des études systématiques menées lors de diverses campagnes de fouilles d’une mission transfrontalière ont permis aux architectes de formuler diverses restitutions du monument avec ses hautes tours-portes caractéristiques d’un Moyen Âge idéal, à la façon du pont Valentré de Cahors. Celle, formulée dans le cadre d’une mission internationale réalisée en 1993 par le cabinet de Gionata Rizzi(7), utilisait le pont comme trait d’union possible entre les deux rives de l’Akhourian, et donc entre deux mondes se tournant résolument le dos. Cette proposition fut suivie, dans les années 2000, cette fois dans le cadre d’une mission française, par une restitution du pont par l’architecte Philippe Dangles(8).

Les ruines du vieux pont sur l’Akhourian mériteraient également qu’on écrive leur histoire contemporaine : pendant presque toute la période soviétique, le bassin de l’Akhourian a été l’objet d’incessantes négociations soviéto-turques. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, Turcs et Soviétiques négocient le long de cette frontière réputée infranchissable les conditions de divers projets portant sur l’utilisation des eaux de l’Akhourian-Arpatchaï : installation de pompes dans le secteur des villages de Kharkov (actuelle Norshen, située en Arménie) et de Koshevank (célèbre monastère de Horomos, situé à une quinzaine de km au nord-est d’Ani sur les rives de l’Akhourian, côté turc ), création d’un réservoir, projet du canal d’irrigation de Talin’ à partir de l’Akhourian, ces dossiers ont occupé les autorités turques et soviétiques jusqu’au début des années 1980.

Depuis la guerre du Haut-Karabagh entre l’Arménie et l’Azerbaidjan et l’effondrement de l’URSS (1991), la frontière entre l’Arménie et la Turquie est restée hermétiquement fermée. En dépit de la « diplomatie du football » menée en 2009 sous l’égide des États-Unis, les « protocoles » entre l’Arménie et la Turquie n’ont pas été ratifiés. Dans ce contexte, le pont sur l’Akhourian reste avant tout le symbole d’une réconciliation arméno-turque toujours invoquée, jamais réalisée : ainsi, la photographie du pont fait la couverture du livre de David L. Phillips, Unsilencing the Past, Track-Two Diplomacy and Turkish-Armenian Reconciliation (Berghahn, 2005). Enfin, le pont sur l’Akhourian invite à considérer l’ensemble de la région turco-caucasienne à l’aune de la géopolitique de l’eau : en effet, seul un scénario de politique fiction appliquant la fameuse « règle des bassins versants » dans une Asie mineure entièrement restructurée pourrait rendre vie au vieux pont de l’Akhourian.

Notes :

(1) Site de l’UNESCO.

(2) Anna Krutakova, « An Entire City on a Wall », Art-A-Tsolum, 16 décembre 2018.

(3) En raison du conflit du Haut-Karabagh, enclave à majorité arménienne en Azerbaïdjan, la Turquie a établi depuis avril 1993 le blocus de ses 380 kilomètres de frontière avec l’Arménie.

(4) Jean-Pierre Mahé, « D’Ani à Ani-Pemza, 1998-2012. Remarques sur une mission transfrontalière dans le vilayet de Kars, le Shirak et l’Aragacotn », Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, à paraître.

(5) Voir Maja Roso Popovac, One-span Ottoman Bridges in Bosnia and Herzegovina, Univerzitet Džemal Bijedić, Mostar, 2015. Voir aussi l’article d’Aline Cateux dans le présent dossier.

(6) VirtualANI.

(7) Studio Gionata Rizzi.

(8) Dangles Architectes.

 

Vignette : Illustration Nina Dubocs.

* Taline Ter Minassian est Professeure des Universités, Inalco (Paris). Derniers ouvrages publiés : Les Galaxies Markarian, Le Félin, 2018 et Norilsk, Histoire caucasienne de la ville polaire soviétique, B2, 2018.

 

 Retour en haut de page