Bélarus : l’hymne à la liberté de la Lituanienne Ieva Narkutė

En réponse à la réélection contestée d’Aliaksandr Loukachenka au Bélarus, l’auteure-compositrice-interprète lituanienne Ieva Narkutė a écrit Laisvė (Liberté). Cette chanson est devenue l’hymne de la Voie de la liberté, chaîne humaine de 30 km organisée en Lituanie le 23 août 2020 en soutien aux protestataires bélarusses. Entretien avec la chanteuse.


La Voie de la liberté sur la Place de la Cathédrale à Vilnius (© Justinas Stacevičius / LRT, avec l’aimable autorisation de LRT)Ieva Narkutė est née à Kaunas, la deuxième ville de Lituanie, puis a grandi à Šiauliai, dans le nord du pays. Issue d’une famille de musiciens, elle a écrit ses premières chansons à l’âge de 15 ans, sous le pseudo Jieva. Elle entame ensuite une carrière professionnelle dans la musique, alors qu’elle termine ses études de psychologie à l’université de Vilnius.

Comment vous présenteriez-vous à des Français qui n'ont aucune idée de qui vous êtes ? Êtes-vous connue en Lituanie ?

Je suis une auteure-compositrice-interprète. Ici, les gens savent qui je suis, ils connaissent mes chansons. Mais, généralement, quand je dis mon nom, on me regarde par deux fois : « Ah, c’est vous ! » Ça arrive souvent.

Vous écriviez déjà des chansons pendant votre master en psychologie, pourquoi avoir poursuivi vos études ?

Je n’ai jamais pensé que je vivrais en ne faisant que de la musique comme je le fais maintenant depuis 10 ans. J’ai étudié la psychologie avec tellement de sérieux… j’étais vraiment douée pour cela ! J’ai obtenu un master en psychologie clinique. J’aurais dû travailler dans un hôpital psychiatrique. J’ai toujours cru que la musique serait quelque chose de secondaire, comme un passe-temps.

Selfie (© Ieva Narkutė).
Selfie (© Ieva Narkutė)

Comment décririez-vous votre musique ?

Ce n’est pas vraiment de la musique pop, mais ce n’est pas totalement cette poésie chantée que nous avons en Lituanie(1). Aujourd’hui, je me situe quelque part entre les deux. Certains disent que la musique que j’écris est une sorte de « pop de qualité » parce qu’il faut écouter les paroles… J’y accorde toujours une grande attention.

Vous êtes célèbre pour vos chansons d’amour, mais diriez-vous que vous écrivez aussi des chansons engagées ?

Oui, probablement. J'ai cette image d’être une auteure-compositrice-interprète patriotique. C’est surtout en raison de Raudoni Vakarai [Soirées rouges], ma chanson la plus célèbre(2).

Ici, en Lituanie, lorsque je prends la parole, on y prête une certaine attention. Je ne le fais pas très souvent, je choisis vraiment ce dont je veux parler. Vous ne me verrez pas donner mon avis tous les jours sur tout, et notamment sur les affaires politiques qui se déroulent ici ou là.

Mais quand j’écris une telle chanson, cela signifie que je ressens vraiment quelque chose de fort à propos de ce qui se passe. C’est la seule chose que je puisse faire. Je ne ferai pas de politique, je n’irai pas débattre avec qui que ce soit. Je vais juste écrire une chanson qui va susciter de l’émotion dans le public. Et j’espère que, grâce à cette émotion, le public comprendra mieux la situation dans son ensemble.

Quand et pourquoi avez-vous écrit Laisvė ?

J’ai écrit Laisvė à la fin de la première semaine qui a suivi les élections du 9 août au Bélarus. Il était évident que les protestations s’amplifieraient. Elles n’allaient pas disparaître… Des choses vraiment horribles commençaient à se produire.

J’étais profondément touchée et émue par ces événements, car Minsk est si près d’où je viens(3), nous sommes de si proches voisins… Mais nous sommes aussi tellement éloignés : à cause du régime, des visas, de toutes ces règles…

Laisvė est arrivée très vite parce que c’était si intense, si urgent. Je l’ai écrite le vendredi 14 août. Le lundi, j’étais dans le studio d’enregistrement. Et le mercredi, la chanson était terminée et remise aux organisateurs de la Voie de la liberté(4), afin qu’ils l’utilisent pour des vidéos et leur communication.

Après le concert organisé le 23 août au château de Medininkai, à la frontière lituano-bélarusse, nous en avons récupéré les images ainsi que celles de la manifestation pour réaliser le clip de la chanson pendant la nuit. La vidéo était prête dès le lundi. Il s’est donc écoulé 10 jours entre l’écriture de la chanson(5) et la vidéo sur YouTube (sous-titrée en bélarussien).

Ieva Narkutė pendant le concert au château de Medininkai (avec l’aimable autorisation de l’auteure-compositrice)

Ieva Narkutė pendant le concert au château de Medininkai (avec l’aimable autorisation de l’auteure-compositrice).

Laisvė est donc devenue une sorte d’hymne de la Voie de la liberté ?

Oui, nous l'avons immédiatement montrée aux organisateurs de la Voie de la liberté. On leur a dit : « Regardez, elle a écrit une toute nouvelle chanson exactement sur cette thématique, sur ce problème, sur la situation dont nous parlons tous. » Et ils l'ont aussitôt élevée au rang d'hymne.

À propos de la Voie de la liberté (Laisvės kelias en lituanien), elle a rassemblé 50 000 Lituaniens sur 30 km, de Vilnius à la frontière biélorusse. N’était-il pas risqué d’organiser un tel événement au vu de la situation sanitaire actuelle ?

Réussir à organiser un tel événement, justement en période de pandémie, montre la force d’empathie dont nous pouvons faire preuve en tant que nation. Le fait que cela se soit produit alors que la Covid-19 circulait montre que nous avons fait un excellent travail : les gens ont pris au sérieux les instructions concernant la situation sanitaire, même s’il n’y avait pas de contrôle. Vous n’allez pas contrôler si toutes les mains portent un gant sur les 30 kilomètres d’une chaîne humaine, main dans la main…

Malheureusement, je n’ai pas pu être un maillon de cette chaîne humaine… Je faisais la balance son dans le château de Medininkai où je devais chanter le soir même. Mais, bien que physiquement absente de la chaîne, l’atmosphère ce jour-là avait quelque chose que je n’avais jamais vécu auparavant. C’était vraiment très émouvant. On se sentait en quelque sorte « connectés ».

Ma plus grande préoccupation était de ne pas me mettre à pleurer en chantant Laisvė sur scène alors que j’étais filmée, que le spectacle était diffusé en direct à la télévision et que tout le pays regardait.

« Vous n’allez pas contrôler si toutes les mains portent un gant sur les 30 kilomètres d’une chaîne humaine, main dans la main… » (© Edvard Blaževič / LRT, avec l’aimable autorisation de LRT)

« Vous n’allez pas contrôler si toutes les mains portent un gant sur les 30 kilomètres d’une chaîne humaine, main dans la main… » (© Edvard Blaževič / LRT, avec l’aimable autorisation de LRT).

Lors du concert au château de Medininkai, vous étiez vêtue de blanc, pourquoi ?

Le blanc est la couleur de ces manifestations et du Bélarus. Le blanc et le rouge sont les couleurs de leur drapeau historique. Il a été changé lorsque A. Loukachenka a pris ses fonctions. Cette tenue blanche est un signe de respect et de solidarité.

Laisvė parle-t-elle uniquement du Bélarus ou aussi du passé lituanien ?

Il y a plus de 30 ans, nous-mêmes, Lituaniens, nous nous sommes éveillés en tant que nation face au régime soviétique. Il est évident que nous ressentons beaucoup de solidarité pour ce qui se passe au Bélarus, face aux militaires, aux policiers et à ce Loukachenka.

Des millions de personnes veulent juste vivre librement, elles veulent simplement profiter de la démocratie, faire leurs propres choix et je crois que nous le comprenons très bien. En tant que nation, nous comprenons parfaitement ce que vivent les Bélarusses en ce moment.

Je pense que ce n’est pas une coïncidence si la Voie de la liberté a eu lieu en Lituanie. Ce n’est pas possible dans un autre pays. Nous nous sentons proches de nos voisins bélarusses, car nous avons aussi retrouvé notre liberté en tant que nation grâce à des manifestations non-violentes, à des chansons et en nous donnant la main.

Mais, même si j’ai écrit Laisvė en réponse aux événements au Bélarus, je voulais aussi écrire une chanson sur l’ensemble des libertés pour lesquelles nous nous battons tous, pour qu’elle puisse être comprise partout dans le monde, dans mon pays, dans ma ville et dans tous les combats que nous menons, même les combats quotidiens. Je n’ai pas mentionné de pays ou de nation dans la chanson.

Je ne vais pas chanter Laisvė seulement une fois par an, le 23 août ! [Rire]

Êtes-vous déjà allée au Bélarus ?

Non, jamais ! Et à cause de cette chanson, Laisvė, soit on m’y accueillera à bras ouverts, soit on m’interdira d’y entrer pendant 50 ans ou, je ne sais pas, tant que ce salaud de Loukachenka vivra…

Voie de la liberté (© Justinas Stacevičius / LRT, avec l’aimable autorisation de LRT).

Voie de la liberté (© Justinas Stacevičius / LRT, avec l’aimable autorisation de LRT).

Le 23 août n’a pas été choisi au hasard pour l’organisation de la Voie de la liberté : le 23 août 1989, une autre chaîne humaine, de 687 km celle-là, connectait les capitales des États baltes (Tallinn, Riga et Vilnius), baptisée la Voie balte : 2 millions de personnes ont manifesté alors pacifiquement pour demander l’indépendance des pays baltes vis-à-vis de l’URSS. Vous souvenez-vous de cette journée ?

C'était en 1989, j'avais 2 ans ! Je ne me souviens de rien. Enfant, je me souviens juste de ces albums photos « à l’ancienne ». L’un d’eux montre la jeunesse de mon père, photographié sur scène, chantant avec des filles, faisant la fête… Un autre regroupe les photos de mariage de mes parents.

Mais il y avait aussi cet album où mon père collait au fur et mesure les tracts, les invitations aux élections, les bulletins de vote, les référendums de l’époque du mouvement réformateur Sąjūdis et du réveil national, de la Voie balte.

Je feuilletais souvent cet album, avec tous ces petits documents, et je me disais : « Oh cool, c’est drôle, c’est le drapeau lituanien… Oh, encore le drapeau lituanien ! Tiens, un nouveau ! » Mais, en grandissant, j’ai découvert que peu de mes amis avaient de telles archives alors que je pensais qu’elles étaient monnaie courante.

Je pense que c’était une normalité dans ma famille et dans mon éducation. Nous avions de l’espace et de la place, même une place physique, pour la liberté, la démocratie et les combats. Je pense qu’à certains égards cela relie tous les points pour expliquer qui je suis aujourd’hui et ce à quoi je consacre mes chansons.

Notes :

(1) Les poèmes chantés, accompagnés en général d’une mélodie au piano ou à la guitare, sont très prisés en Lituanie.

(2) Raudoni Vakarai évoque la période de résistance qui a suivi l’annexion de la Lituanie par l’Union soviétique, des années 1940 à 1990. « Notre maison à moitié vide est noyée dans la rougeur du sang. » Plus précisément, c’est l’attente du retour d’un proche ayant rejoint la résistance qui est décrite : « Je m’allongerai [en lituanien, le sens est double et signifie aussi mourir], tu reviendras, les soirées seront rouges. »

(3) Minsk est la capitale la plus proche de Vilnius, située à 170 km.

(4) La chaîne humaine a été organisée en Lituanie le 23 août 2020 de Vilnius à la frontière bélarusse en solidarité aux manifestants bélarusses et en mémoire de la chaîne qui, le 23 août 1989, avait permis de relier Tallinn à Vilnius en passant par Riga afin de dénoncer le pacte germano-soviétique de 1939 qui avait scellé le sort des pays baltes.

(5) Laisvė dépeint la lutte (parfois difficile) pour la liberté, notamment lorsque celle-ci est réprimée. D’un côté, elle rapporte les dires d’un oppresseur : « Ils nous ont dit : vous ne pouvez pas être forts, ne connaissez pas la liberté. » De l’autre, elle invite à suivre son propre combat : « Maintenant il s’agit de nous, de tout ce en quoi nous croyons, […] de nos enfants. […] Frères, sœurs, […] retrouvons-la [la liberté] ! »

 

Vignette : La Voie de la liberté sur la Place de la Cathédrale à Vilnius (© Justinas Stacevičius / LRT, avec l’aimable autorisation de LRT)

 

* Clara Delcroix est étudiante en journalisme et blogueuse pour Mondoblog (RFI). Elle a passé une année en Lituanie dans le cadre du programme Erasmus.

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