Bélarus : après la mobilisation, qu’attendre du lendemain électoral?

Le scrutin présidentiel du 9 août 2020 au Bélarus s’est avéré un événement réellement inédit par l’ampleur de la politisation, de la mobilisation protestataire et de la répression qu’il a provoquées, et ce dès le début de la collecte de signatures des candidats. L’étape suivante, celle de la campagne menée par ceux qui ont eu la possibilité de se faire enregistrer par la Commission électorale (CEC), a également réservé bien des surprises. Le « jour d’après » sera-t-il aussi étonnant ?


Rassemblement à Minsk de Sviatlana Tsihanouskaïa le 31 juillet 2020 à Minsk, source Nacha Niva.Les deux candidats alternatifs jugés d’emblée les plus populaires, Victar Babaryka et Valery Tsapkala, ayant été écartés de la course – le premier arrêté sur des charges « économiques » et le second, invalidé par la CEC, réfugié hors du pays – les autorités bélarusses ont enregistré quatre candidats qu’elles ont d’abord perçus comme peu menaçants pour le président sortant Aliaksand Loukachenka.

Un trio de femmes en tête du mouvement protestataire

À la surprise générale, le calcul s’est avéré complètement erroné : personne n’avait en effet vu arriver Sviatlana Tsihanouskaïa, candidate en lieu et place de son époux lui aussi emprisonné, le blogueur Siarhei Tsihanousky. Femme au foyer de 37 ans, mère de deux enfants, elle a été capable non seulement de se mettre à la tête de la protestation dont les personnalités en vue avaient été arrêtées mais aussi de former une union emblématique avec deux femmes incarnant les camps des deux candidats alternatifs eux aussi éliminés : Maryya Kalesnikava est la porte-parole de V. Babaryka et Veranika Tsapkala l’épouse de V. Tsapkala.

Toutes trois novices en politique, elles ont opté pour un message électoral unificateur, en faveur de la libération des prisonniers politiques (au nombre de 29 depuis le début de la campagne électorale)(1) et de l’organisation d’élections libres et démocratiques dans les six mois à venir. Cette posture leur a permis, d’une part, d’éviter l’élaboration d’un programme électoral commun et, d’autre part, de bénéficier du soutien de personnalités incarnant des horizon politiques divers, comme Volha Kavalkova, cheffe de file du petit parti Démocratie chrétienne bélarusse, désignée comme « personne de confiance ». Elles sont, de la sorte, parvenues à créer une « fusion » entre courants différents, voire divergents. C’est ainsi qu’en réponse à la critique relevant le fait qu’elles ne s’exprimaient toutes trois qu’en russe, elles ont prononcé certains discours et imprimé des affiches en bélarussien. Ou que, lors des rassemblements organisés par S. Tsihanouskaïa, on a vu spontanément brandir le drapeau des forces nationalistes blanc-rouge-blanc – banni depuis 1995 par A. Loukachenka –, alors que ce trio n’a jamais marqué d’attachement particulier aux idées traditionnellement promues par des partis de centre-droit concernant la langue, la culture et l’histoire bélarusses.

Des autorités dépassées par l’imagination des protestataires

Rapidement, le mouvement de protestation porté par ce trio féminin a pris une ampleur totalement inattendue : le 31 juillet, selon l’organisation de défense des droits de l’Homme Viasna (Printemps), 63 000 personnes auraient assisté à un rassemblement à Minsk. Puis des milliers de personnes ont participé à des meetings dans de nombreuses autres villes... On n’avait pas constaté de mobilisation d’une telle ampleur, couvrant l’ensemble du pays, depuis la fin des années 1990.

Face à cette vague, les autorités bélarusses n’ont pas su mobiliser d’autres moyens que les classiques ressources administratives. Elles ont certes limité les sites où il était possible de mener cette agitation politique à quelques lieux éloignés des centres. Pour dénoncer cet éventail réduit, le candidat alternatif Andrei Dmitriev a en réponse décidé de donner une conférence de presse… au milieu d’un étang, vêtu de hautes bottes de caoutchouc(2).

Sviatlana Tsihanouskaïa, elle, s’est vu opposer plusieurs refus d’organiser des rassemblements, comme ceux qui devaient avoir lieu début août à Sloutsk, Saligorsk ou Vilejka, pour cause de « travaux publics » opportunément survenus au dernier moment. Son meeting prévu le 6 août dans le parc de l’Amitié des peuples à Minsk a été annulé sous prétexte de la fête simultanée d’une prétendue « armée des chemins de fer » qui n’existe pas. La candidate a alors appelé ses sympathisants à se rendre au square de Kiev, où se déroulaient d’autres festivités encore : alors que les policiers empêchaient le trio de pénétrer sur les lieux, les deux DJ dépêchés sur l’événement se sont livrés à un acte de désobéissance en diffusant, contre toute attente et sous les ovations de la foule, la chanson Peremen (Changements), emblématique morceau du rocker russe Viktor Tsoï qui a marqué la mobilisation populaire de la fin des années 1980 en URSS(3).

Les deux DJ qui ont diffusé la chanson de Viktor Tsoï, square de Kiev. Source Nacha Niva.

Les deux DJ qui ont diffusé la chanson de Viktor Tsoï, square de Kiev. Source Nacha Niva.

Les DJ ont reçu dix jours de détention administrative pour « petit hooliganisme et désobéissance à une demande légitime d’un fonctionnaire ». Au total, selon l’organisation de défense des droits de l’Homme Nach dom (Notre maison), les Bélarusses ont reçu entre le 1er mai et le 5 août 2020 près de 100 000 euros d’amendes et 2 930 jours d’arrestation administrative. Plusieurs collaborateurs de S. Tsihanouskaïa ont été arrêtés, de même que des blogueurs et nombreux journalistes indépendants (ou opportunément non accrédités), empêchés de diffuser en direct par des policiers la plupart du temps en civil. Au cours des derniers jours de campagne, les principaux axes routiers de Minsk ont été bloqués par l’armée et la police ; le 6 août, des cyclistes participant à un happening sous forme de course de vélo dans le centre de la capitale ont été arrêtés, tandis que les automobilistes qui klaxonnaient ou diffusaient la chanson de V. Tsoï en signe de solidarité ont été verbalisés.

Afin de décourager toute velléité de protestation, le Président A. Loukachenka a assisté le 28 juillet à un entraînement des OMON, ces brigades spéciales de police, consistant à disperser une manifestation. Comme lors des campagnes électorales de 2006 et de 2010, il a tenté la diversion en jouant la carte d’une potentielle menace, cette-fois par la médiatisation de l’arrestation de 33 combattants de la société militaire privée russe Wagner, connue pour son engagement du côté des séparatistes du Donbass mais aussi en Syrie. Il n’a pas convaincu les analystes politiques bélarusses indépendants, bien informés par la récente enquête de deux journalistes bélarusses : les autorités de Minsk auraient manifesté bien plus de bienveillance à l’égard des combattants bélarusses qui ont opté pour le camp des séparatistes, que de ceux qui se sont engagés du côté de l’armée ukrainienne(4). Pour nombre d’analystes, l’arrestation des combattants de Wagner avait surtout pour but de conforter le Président dans son rôle de défenseur de la souveraineté du Bélarus vis-à-vis de la Russie ; le message aurait été destiné avant tout aux élites politiques occidentales, les encourageant à fermer les yeux sur la violence des répressions, au nom d’une menace soi-disant supérieure.

À aucun moment les autorités ne sont pas parvenues à diffuser un message tourné vers l’avenir. L’adresse au peuple du Président, prononcée le 4 août devant plus de 2 000 hauts fonctionnaires et quelques ambassadeurs, s’est d’ailleurs contentée de messages éculés sur la stabilité. Les autorités ont également échoué à faire du scrutin du 9 août une fête populaire, alors que de nombreuses stars internationales – comme le rappeur américain Tyga ou le chanteur russe Leonid Agoutine – ont renoncé à se produire dans le pays, à la demande de nombre de leurs fans, forçant au démontage des scènes de concert dans treize villes, dont Minsk, Brest, Vitebsk et Hrodna.

Le recours au vote anticipé

Comme lors des précédents scrutins, un vote anticipé a été organisé, ouvert à tous mais en particulier aux fonctionnaires. Du 4 au 8 août, selon les statistiques officielles, 41,7 % des électeurs, soit bien plus que lors du scrutin de 2015, se seraient rendus aux urnes. Pour les observateurs indépendants, ce taux serait largement exagéré, suggérant des manipulations grossières. Le 5 août, selon l’initiative d’observation « Soumlennyïa lioudzi » (Les gens honnêtes), la participation réelle aurait été deux fois plus faible que celle annoncée par les autorités. Des photos montrant des observateurs indépendants empêchés d’entrer dans les bureaux de vote et tentant de remplir leur mission par la fenêtre et à la jumelle ont été diffusées sur les réseaux sociaux. Du 4 au 8 août, des dizaines d’observateurs indépendants auraient été conduits dans des commissariats de police.

L’observateur indépendant de la campagne « Prava vybarou-2020 » Siarhei Mazan, refusé d’accès à un bureau de vote à Brest, compte le nombre d’électeurs depuis le banc situé à l’extérieur. Source Prava vybarou-2020.

L’observateur indépendant de la campagne « Prava vybarou-2020 » Siarhei Mazan, refusé d’accès à un bureau de vote à Brest, compte le nombre d’électeurs depuis le banc situé à l’extérieur. Source Prava vybarou-2020.

En outre, la CEC a tellement tardé à inviter des observateurs de l’OSCE qu’ils ont brillé par leur absence, tandis que la pandémie de Covid-19 a servi à justifier la limitation du nombre d’observateurs nationaux à trois personnes par bureau de vote pendant le vote anticipé et cinq le jour du scrutin. Ce n’est pas faute de candidats, puisque le nombre de bénévoles désireux d’assurer cette mission d’observation a été absolument inédit, avec 1 800 postulants contre 30 en 2015, selon Ouladzimir Labkovitch, de la campagne d’observation indépendante et non-partisane Défenseurs des droits de l’Homme pour des élections libres(5).

Bien qu’organisé au cœur de l’été, pendant la traditionnelle période des congés, ce scrutin a été marqué par une politisation très forte, qui a également touché la diaspora bélarusse dans de nombreux pays, dont la France.

L’observatrice indépendante Marharyta Taraikevitch, refusée d’accès au bureau de vote de l’ambassade bélarusse à Bruxelles, compte le nombre d’électeurs depuis l’extérieur. Photo par Ekaterina Pierson-Lyzhina.

L’observatrice indépendante Marharyta  Taraikevitch, refusée d’accès au bureau de vote de l’ambassade bélarusse à Bruxelles, compte le nombre d’électeurs depuis l’extérieur. Photo par Ekaterina Pierson-Lyzhina.

 

 

 

 

 

Même si les autorités parviennent à contrer ce mouvement protestataire le jour du vote, déployant des moyens classiques par leur forme mais remarquables par leur ampleur, révélant au passage la nervosité d’un Président qui a sans doute parfaitement pris la mesure du ras-le-bol d’une population exténuée par ses 26 ans de règne, il est fort possible que la mobilisation des électeurs se poursuive au-delà du 9 août, mettant à profit les ressources des réseaux sociaux, celles du défi adressé par un trio de femmes à des autorités jusque-là confortées par la peur qu’elles inspirent et, enfin, celles de l’inventivité d’une société bien plus dynamique qu’on avait voulu le croire : puisqu’il est interdit, par exemple, de se rassembler à plus de trois personnes hors campagne électorale, on peut imaginer que le précédent du square de Kiev, consistant à « s’incruster » lors d’une manifestation publique à laquelle on n’a pas été convié, pourra être réitéré lors d’autres événements. À moins que la dépolitisation provoquée par une désespérance trop forte ne s’impose aussi rapidement qu’est née la politisation qu’on a pu observer au cours de cette campagne inattendue.

 

Notes :

(1) List of political prisoners, Viasna (consulté le 9 août 2020).

(2) « Andreï Dmitriev dal svoiou pervouiou press-konferentsiou, stoia v proudou » (Andreï Dmitriev a donné sa première conférence de presse au milieu d’un étang), Reform.by, 16 juillet 2020.

(3) Céline Bayou, « Le rock russe – Conquérir une liberté intérieure », Le courrier des pays de l’Est, n° 1058, 2006.

(4) Katerina Andreeva, Igor Iliach, Belorousskiï Donbass (Le Donbas biélorusse), Folio, Kharkiv, 2020, 512 p.

(5) Rencontre du club analytique d’experts « L’observation électorale – 2020 : nouvelles limitations et opportunités », Nache Mnenie (Notre opinion), Belarusian Institute of Strategic Studies (BISS), Belarus Press Club, 30 juillet 2020.

 

Vignette : Rassemblement à Minsk de Sviatlana Tsihanouskaïa le 31 juillet 2020 à Minsk, source Nacha Niva.

* Ekaterina Pierson-Lyzhina est doctorante en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles.

 

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