Coopérer à travers les frontières orientales de l’UE: Le modèle « eurorégional » et ses limites

Pas moins de 70 eurorégions ont vu le jour aux marches orientales de l’Europe depuis la fin de la Guerre Froide. Malgré la diversité des parcours et des structures de chacune, des tendances se dégagent qui illustrent le potentiel –et les limites– de ces organisations de coopération transfrontalière.


le comité exécutif de l’ARFE réuni lors de l’assemblée générale organisée à l’invitation de l’eurorégion Yaroslavna, Koursk (Russie), 21 septembre 2011.La chute du Rideau de fer a suscité un engouement pour le modèle « eurorégional » partout en Europe de l’Est, bien au-delà des frontières extérieures de l’Union européenne (UE)[1]. À l’ouest du continent, une cinquantaine d’eurorégions avait déjà été établies, la première à la frontière entre l’Allemagne et les Pays-Bas en 1958 (Euregio, qui réunissait une centaine de municipalités adjacentes à la frontière). Le long du Rhin comme de la chaîne des Pyrénées, la coopération «par le bas» et des partenariats public-privé à travers les frontières ont abouti à l’institutionnalisation de réseaux efficaces pour coordonner les initiatives locales dans des domaines dits de « low policies » (culture, éducation, santé, environnement, etc.).

Le terme générique d’eurorégion désigne un territoire le plus souvent auto-proclamé de coopération régionale à travers une ou plusieurs frontières, ce qui recouvre des réalités très variées. Cela tient à l’inégale étendue des prérogatives dont chacune des entités participantes, dans son propre cadre juridique national, peut se prévaloir, mais aussi au contexte géopolitique et supranational dans lequel elles opèrent. Dénués de personnalité juridique, même en droit public interne, ces « territoires de projets »[2] n’en sont pas moins dynamiques, ce qui a séduit les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) candidats à l’adhésion et aux frontières desquels les eurorégions ont champignonné depuis 1991. Par mimétisme, le modèle eurorégional s’est ainsi diffusé d’ouest en est par vagues successives.

Des eurorégions pour accompagner l’élargissement de l’UE…

L’enthousiasme pour une hypothétique « Europe des Régions » se propagea rapidement aux PECO candidats à l’adhésion à l’UE, qui virent dans l’établissement d’eurorégions à cheval sur leurs frontières à « intégrer » une opportunité de renouer des liens de bon voisinage à travers l’ancien rideau de fer, tout en socialisant le personnel administratif local en le formant, dès avant l’élargissement, à la gestion des fonds d’aide technique (PHARE) puis à celle des fonds de cohésion territoriale (INTERREG).

C’est en Allemagne, dont les Länder occidentaux, traditionnellement très actifs à l’international, avaient été le moteur de la réconciliation aux frontières durant l’après-guerre, que la fièvre eurorégionale a touché dès le lendemain de la réunification des périphéries extérieures de l’UE. Ainsi plusieurs eurorégions ont-elles été établies à travers les frontières orientales de l’ancienne RDA, le long de l’Oder (comme Pomerania et Pro Europa Viadrina) ou d’autres fleuves frontaliers avec la Pologne (eurorégion Spree-Neisse-Bober), certaines associant aussi des régions tchèques (Neiße-Nisa-Nysa). La proximité linguistique avec les populations frontalières d’ex-Tchécoslovaquie a d’ailleurs facilité la création d’eurorégions aux frontières germano-tchèque (Elbe-Labe, Egrensis) et austro-tchèque (Silva Nortica).

Cette dynamique a inspiré la création d’autres eurorégions parmi les PECO pour lesquels la coopération transfrontalière permettait de rétablir des liens privilégiés avec des minorités nationales restées de l’autre côté de la frontière suite à son déplacement[3]. Ainsi la Hongrie et la Roumanie ont-elles été les fers de lance de l’eurorégion Carpates, proclamée en 1993, et qui englobait aussi les régions carpatiques limitrophes de Pologne, de Slovaquie et d’Ukraine. Couvrant un territoire peuplé de 5 millions d’habitants, cette eurorégion est à ce jour la plus étendue géographiquement. Cependant la présence dans ces zones-frontières d’importantes minorités magyares et roumanophones nourrit les suspicions de certains partenaires quant à un possible agenda géopolitique « caché » des gouvernements qui prirent l’initiative d’établir l’eurorégion. Cela valut à ces derniers des accusations d’irrédentisme qui ont durablement obéré le potentiel de coopération transfrontalière. Le manque de confiance mutuelle est un facteur inhibant que l’on retrouve tout particulièrement aux frontières orientales des PECO eux-mêmes, déplacées pour la plupart d’est en ouest après la guerre.

… et empêcher l’érection de « murs » aux frontières avec les nouveaux voisins orientaux ?

Si, dans certains contextes apaisés, une minorité ethnolinguistique a pu servir d’agent « régionaute » à un projet d’intégration eurorégionale, dans d’autres l’établissement de connexions avec des communautés limitrophes a été vue par les États voisins comme une menace à leur souveraineté et leur intégrité. Ainsi la Pologne a-t-elle initié plusieurs projets d’eurorégions[4], dont beaucoup se sont pourtant avérés être des coquilles vides. C’est le cas notamment des eurorégions qu’elle a établies avec l’enclave russe de Kaliningrad, un territoire désormais impliqué dans pas moins de cinq eurorégions, ou de l’eurorégion Bug avec le Bélarus (oblast’ de Brest) et l’Ukraine (oblasti de Galicie et de Volhynie), qui couvre des territoires qui faisaient partie des Kresy Wschodnie polonaises durant l’entre-deux-guerres.

Certaines eurorégions sont ainsi vues comme des projets irrédentistes. La compétition pour le leadership entre la Roumanie, l’Ukraine et la Moldavie au sein des eurorégions Danube Inférieur et Prout Supérieur est constamment alimentée de telles accusations, ces eurorégions recouvrant partiellement les territoires de Bessarabie et de Bucovine que la Roumanie a dû céder à l’URSS dans les années 1940. Les partenaires non-membres de l’UE reprochent à la Roumanie de leur imposer les réglementations roumaines et/ou communautaires, tandis que le gouvernement central ukrainien aspire à contrôler plus étroitement l’implication des autorités régionales dans ces eurorégions.

À ces périphéries orientales de l’Europe où la mémoire de pertes territoriales reste encore très vivace des «bonnes pratiques» de coopération eurorégionale ont malgré tout vu le jour. C’est le cas notamment dans les Balkans, où la Serbie est impliquée dans plusieurs eurorégions. À la frontière finno-russe, l’eurorégion Karelia, qui englobe l’essentiel de la Carélie orientale absorbée par la Russie soviétique en 1940-43, constitue un modèle de succès en matière de coopération transfrontalière entre l’UE et la Russie. L’eurorégion a d’ailleurs été sélectionnée comme territoire de programmes et gestionnaire de la coopération transfrontalière financée par l’instrument de la Politique Européenne de Voisinage (ENPI CBC).

Variations « slaves » : les eurorégions hors de l’UE, une logique différente

En 1997 deux universitaires de Kharkiv (Ukraine) et Belgorod (Russie) publièrent un article dans lequel ils appelèrent de leurs vœux la création d’une eurorégion à laquelle ils donnèrent le nom de Slobozhanshchina, en mémoire du passé commun où ces territoires relevaient de la même Sloboda cosaque. Trois ans plus tard, l’eurorégion était officiellement proclamée, et en 2004 elle adhéra à l’Association des Régions Frontalières d’Europe (ARFE) avec le statut d’observateur. Entre temps les oblasti de Briansk (Russie), Tchernigov (Ukraine) et Gomel (Bélarus) avaient établi en grande pompe l’eurorégion Dniepr, que les autorités centrales présentèrent comme la première eurorégion «uniquement slave» du continent. L’adoption du modèle eurorégional visait à fournir un cadre idéologique pour recréer des connexions, commerciales et de transport surtout, entre des territoires coupés par l’internationalisation de la frontière russo-ukrainienne depuis 1991. L’ambition est de faire de l’eurorégion Slobozhanshchina un « cluster » de compétitivité dans le secteur des technologies de pointe, grâce par exemple à la mise en réseau transfrontalier d’une dizaine d’universités de la région et la construction d’un aéroport commun.

Ce modèle de réintégration des espaces post-soviétiques continue de faire des émules, avec le soutien des autorités centrales. En 2003 l’eurorégion Yaroslavna fut établie entre les oblasti de Koursk et Soumy, suivie en 2006 par l’eurorégion Donbass entre les Rostov et Louhansk. Bloqué par le gouvernement ukrainien «orange» jusqu’en 2010, le projet a formellement abouti à l’enregistrement d’une eurorégion Donbass incluant aussi l’oblast’ ukrainien de Donetsk en 2012. Ainsi toute l’enveloppe frontalière ukrainienne s’est-elle retrouvée couverte d’eurorégions… sur le papier du moins.


Carte: les eurorégions aux frontières de l’Ukraine

En effet la viabilité du modèle eurorégional, une fois « importé » par des pays aux traditions administratives radicalement différentes, voire antinomiques, de celles en vigueur dans les pays de l’UE, reste sujette à caution. Les objectifs de ces pays en matière de coopération transfrontalière s’éloignent en effet des idéaux de décentralisation et de subsidiarité qui ont présidé à la création d’eurorégions au sein ou aux frontières de l’UE[5]. Privées des moyens financiers accordés par l’UE à leurs homologues situées sur des frontières intérieures ou extérieures de l’UE, ces eurorégions « slaves » sont aussi plus sujettes à l’instrumentalisation par les gouvernements centraux.

Les limites du modèle : quelle personnalité juridique pour les eurorégions ?

Les obstacles auxquels sont confrontées toutes les eurorégions sont de trois ordres, mais les difficultés apparaissent décuplées à mesure que le modèle se déplace vers l’est du continent.

Il s’agit tout d’abord du déficit cumulé de capacité d’action, tant matérielle qu’institutionnelle, des entités qui les composent. Bien souvent la coopération transfrontalière implique des dépenses budgétaires et en capital humain dont les régions périphériques, souvent rurales ou économiquement sous-développées, ne disposent pas. Ensuite, leurs administrations territoriales disposent en général de prérogatives limitées en droit national. A l’est du continent, dans les années 1990 seuls les « sujets » (entités fédérées) de la Fédération de Russie jouissaient d’une autonomie suffisante pour signer de leur propre initiative des accords de coopération avec des régions voisines–du moins jusqu’à l’arrivée au pouvoir de V. Poutine, qui mit fin à ces pratiques en restaurant la « verticale du pouvoir » entre 2000 et 2004.

Enfin et surtout, les eurorégions comme les autres structures de coopération transfrontalière pâtissent de l’absence d’un cadre juridique unique, en droit public international, définissant leur statut et garantissant la pérennité de leurs institutions. Certes, les trois quarts des pays membres du Conseil de l’Europe ont désormais adopté la Convention-cadre européenne sur la coopération transfrontalière des collectivités ou autorités territoriales (Convention de Madrid de 1980). Les entités infra-étatiques de ces pays peuvent donc en principe s’abriter derrière ses dispositions –à condition qu’elles aient été intégrées en droit national par une loi d’application et que les États centraux aient adopté, outre les deux protocoles additionnels, les « modèles d’accords » annexés à la Convention[liste], lors de la signature de traités bi-ou multilatéraux sectoriels[6]. Le Protocole n°3 sur les Groupements Européens de Coopération, qui reconnaît et encadre pour la première fois les activités des eurorégions, ne s’appliquera à compter de 2013 qu’aux sept pays du Conseil de l’Europe (Allemagne, Belgique, France, Lituanie, Monténégro, Pays-Bas et Slovénie) qui l’ont déjà signé et ratifié.

Quant aux eurorégions dont au moins un participant relève d’un pays de l’UE, elles peuvent depuis 2006 s’enregistrer en tant que Groupement Européen de Coopération Territoriale (GECT), un statut qui leur confère une personnalité juridique. 28 GECT ont été créés, principalement aux frontières intérieures de l’UE les plus intégrées. Parmi les PECO, seules la Hongrie et la Slovaquie ont adopté ce modèle pour leurs régions transfrontalières[7], mais les régions ukrainiennes voisines pourraient à terme profiter aussi de cette institutionnalisation des structures de coopération transfrontalière, l’UE autorisant depuis 2011 l’inclusion dans les GECT de territoires non-communautaires.

Notes :
[1] Cf. www.aebr.eu/en/members/map_of_members.php
[2] Thomas Perrin, « L'institutionnalisation de la coopération transfrontalière en Europe », Ceriscope, 30 Novembre 2010, http://ceriscope.sciences-po.fr/node/17
[3] Pour un inventaire des spécificités des eurorégions créées dans les PECO, voir le rapport SWOT Analysis and Planning for Cross-Border Co-operation in Central European Countries, préparé pour le Conseil de l’Europe par l’Institut de Sociologie Internationale de Gorizia (ISIG), 2010, www.coe.int/t/dgap/localdemocracy/Areas_of_Work/Transfrontier_Cooperation/SWOT_Central_Europe_Final.pdf
[4] Elles sont répertoriées dans Euroregiony na granicach Polski [Eurorégions aux frontières de la Pologne], Urząd Statystyczny we Wrocławiu [Bureau des Statistiques de Wrocław], 2007, www.stat.gov.pl/wroc/67_1047_PLK_HTML.htm
[5] Anaïs Marin «À quoi bon des eurorégions? Conceptions russes de la coopération transfrontalière», Dossiers du CERI « La Russie et ses frontières », septembre 2009, http://spire.sciences-po.fr/hdl:/2441/eu4vqp9ompqllr09i453n40sg/resources/art-am-.pdf
[6] Ces modèles d’accords, tout comme le texte de la Convention de Madrid, sont disponibles sur le site du Conseil de l’Europe, cf. http://conventions.coe.int/Treaty/en/Treaties/Html/106-1.htm
[7] Pour une présentation des GECT, voir le site www.interact-eu.net, et des GECT établis par la Hongrie, cf. http://egtc.kormany.hu/map

* Anaïs MARIN est chercheur au Finnish Institute of International Affairs (FIIA, Helsinki) et rédactrice RSE.
Vignette : le comité exécutif de l’ARFE réuni lors de l’assemblée générale organisée à l’invitation de l’eurorégion Yaroslavna, Koursk (Russie), 21 septembre 2011. © E. Annenkova / A. Chaynikov.