Des marchés parallèles de l’alimentation

Les difficultés d'approvisionnement et les pratiques du marché noir ne cessent pas de marquer notre représentation de l'Est. Ces comportements d'adaptation sont-ils en passe de créer une économie parallèle dangereuse pour le développement des pays concernés ?


Bulgarie vendeurs de rueSociété communiste, société de transition

Dans les sociétés communistes, le contrôle des prix par l'Etat à un niveau artificiellement bas, associé aux systèmes de rationnement, incitaient au marché noir. Privatisations sauvages, productivisme des lopins, pratique du « blat » pour accéder aux denrées surabondantes des magasins de la nomenklatura[1], chapardage sur les kolkhozes, autant de manières d'échapper à la « justice de la file d'attente ». La plupart de ces pratiques bénéficiaient du consentement social, voire de la tolérance tacite de l'Etat, elles régulaient les pénuries et préfiguraient l'économie de marché.

La transition ne fait pas disparaître toutes ces pratiques, à cause de la désorganisation inhérente au changement de régime économique : la bureaucratie, la lenteur administrative découragent les procédures d'enregistrement. Par ailleurs, des réseaux qui s'étaient développés en marge du secteur public n'acceptent pas de se soumettre aux impératifs de la fiscalité. C'est le cas de l'Ossétie du Nord qui, sous Gorbatchev, avait obtenu certains avantages fiscaux ; depuis leur suppression en 1996, elle exporte deux bouteilles de vodka sur trois dans l'illégalité.

Les pays en transition donnent l'image d'économies désorganisées qui ne peuvent assumer les besoins des populations, notamment en matière d'approvisionnement; sur ces chantiers désordonnés se développent des comportements en marge de l'économie, des activités aussi différentes que l'organisation à grande échelle de réseaux parallèles, le troc, l'auto-consommation des ménages, voire les marchés paysans, pratiques qui ne sont pas forcément illégales mais qui ont en commun de se situer hors du « regard de l'Etat »[2].

Le fantasme de la pénurie est-il encore soutenable ?

La libération des prix a transféré au grand jour les mécanismes de l'offre et de la demande; mais les Etats ne souffrent plus de déficit vivrier. En Pologne, et dans les pays qui, à côté du secteur de subsistance ont su développer une agriculture commerciale productive, la haute disponibilité des denrées a même tendance à pousser les prix à la baisse. L'instauration de prix minima pour protéger les producteurs, et de quotas pour enrayer la surproduction réintroduit la possibilité d'un marché noir, qui joue sur les marges entre prix à la production et prix à la consommation: les agriculteurs contournent les quotas en écoulant leurs surplus à bas prix sur des circuits parallèles. Certes, les économies nationales ne sont pas à l'abri de baisses conjoncturelles de la production, et une forte inflation peut encourager les producteurs à ne pas approvisionner les marchés. Un rapport du SMIAR (Système Mondial d'Information et d'Alerte Rapide)[3] prévoit que la campagne 2000-2001 de commercialisation du blé sera difficile en Roumanie qui était auparavant exportateur net. Mais le gouvernement dispose de moyens pour mobiliser les disponibilités : il a annoncé qu'il verserait un bonus aux producteurs qui vendraient du blé aux minotiers et aux transformateurs nationaux; il peut en outre puiser dans ses stocks, et favoriser les importations en les exemptant de droits d'entrée. Il reste que la régulation par l'Etat du secteur agro-alimentaire comporte quelques défis importants pour l'ensemble de la zone : il lui faut mobiliser les ressources actuellement en marge de l'économie - c'est-à-dire intégrer l'agriculture vivrière aux chaînes agro-alimentaires, augmenter la productivité pour diminuer la marge de rentabilité du marché noir, améliorer le suivi de l'agriculture et de l'élevage afin de garantir une répartition équilibrée de la production et donc éviter la formation de filières qui écoulent ou procurent des denrées de manière occulte.

Pays sinistrés, économies de pénurie

L'Europe médiane semble avoir définitivement tourné le dos à la menace de la pénurie. Aux marges de la zone pourtant, dans des régions qui conjuguent conflits locaux et mauvaises conditions météorologiques, le SMIAR a dénombré six pays qui subissent une pénurie alimentaire exigeant une assistance exceptionnelle (Yougoslavie, Russie, Azerbaidjan, Ouzbekistan) ou présentent des perspectives défavorables de pénurie (Géorgie, Arménie, Tadjikistan) pour la campagne en cours.

En Yougoslavie, l'Etat doit faire face à deux priorités contradictoires : maintenir un bas taux d'inflation en conservant une offre de produits alimentaires de base à des prix abordables et couvrir le coût des importations essentielles (carburant), en particulier grâce à des importations agro-alimentaires. Le prix des denrées de base (lait, pain, sucre, huile) est contrôlé, mais les dispositions à bas prix sont limitées. L'huile et le sucre sont difficiles à trouver, introuvables en zone rurale. Le double cours des produits alimentaires, entre un marché très réglementé et un marché libre, oriente la production vers les denrées alimentaires plus chères, moins contrôlées, et aggrave la pénurie. Or l'Etat reste très présent dans les circuits de production, transformation, distribution: il fournit des intrants subventionnés et des biens d'équipement, dispense sur prix et indemnités, passe des contrats de commercialisation, accorde les licences d'importation et d'exportation. Comme le secteur privé peut difficilement de passer de lui, l'Etat peut toutefois mobiliser les disponibilités. Mais le rôle croissant du secteur privé dans la mobilisation des intrants lui permet d'échapper aux réglementations, soit en se tournant vers les productions alimentaires moins réglementées, soit en venant grossir le secteur informel par le biais du troc, des ventes « sous le comptoir », des liens de parenté et de voisinage, et de la distribution locale indépendante qui est autorisée, à petite échelle, sur les marchés villageois. Par ailleurs, le marché noir aux frontières se développe à cause du régime des licences. La restriction des exportations a pour corollaire l'existence de flux illicites de céréales et de produits dérivés, de la Serbie vers la République du Monténégro, la province du Kosovo ou d'autres pays voisins. Les écarts de prix entre les régions et entre les pays alimentent un marché qui n'est illicite que dans le cadre précis d'une économie de pénurie.

Dans les pays du Caucase, où l'agriculture est essentiellement vivrière, les circuits officiels sont minoritaires : en Géorgie, seulement 20 % de la production intérieure de blé est commercialisée ; l'auto-consommation et le troc représentent probablement deux tiers de la consommation sur l'ensemble de la consommation agricole en Arménie. En milieu rural, à la suite de la sécheresse, le secteur informel n'est pas en mesure de subvenir aux besoins de la population, qui n'a plus rien à vendre ou à échanger. Même les mécanismes d'entraide collective sont inopérants, car le voisin plus aisé qui, dès février, même en année normale, prêtait des vivres, est lui aussi touché. L'économie autonome n'est pas une réponse à la pénurie; la forme traditionnelle de l'autarcie n'incite pas au développement des infrastructures de transport et d'échange qui faciliteraient l'approvisionnement dans une situation de pénurie. De leur côté, les ménages urbains s'en sortent mieux: ils ont recours eux aussi à l'auto-production, disposent souvent d'un potager dont ils commercialisent éventuellement les produits et bénéficient en outre des importations informelles et des filières parallèles alimentant les nombreux petits commerces privés.

D'une manière générale, dans les pays concernés par les alertes du SMIAR, la question de la pénurie se pose avant tout en termes d'insécurité alimentaire et, ceci est particulièrement vrai en Russie, le problème n'est pas tant la disponibilité que l'accès aux vivres. Les hauts revenus auront toujours la possibilité de s'approvisionner, soit dans le cadre légal, à prix plus élevés - tandis que le pouvoir d'achat des ménages populaires ne suffira pas à couvrir le coût d'un panier de la ménagère, même réduit, soit, si les denrées alimentaires font l'objet de contingentements, en se tournant vers les arrière-boutiques et les autres réseaux occultes de la distribution. Le marché noir au sens restreint ne profite qu'à une élite. Le reste de la population en est réduite au système D, degré premier de l'économie. Au degré zéro se trouvent enfin les exclus des filières informelles, dont la survie ne tient qu'à l'aide humanitaire. Il est à noter que les ONG prennent en compte la dominante informelle de ces sociétés largement démonétisées : quand le PAM (Programme Alimentaire Mondial) lance en Arménie des programmes d'échange « vivres contre travail », ou « vivres contre formation », il substitue au pur assistanat un nouveau réseau alimentaire parallèle, d'inspiration humanitaire qui, s'il pallie les déficiences de l'Etat, doit à terme le réintégrer.

Des implications macro-économiques certaines

L'intégration des circuits parallèles dans l'économie officielle est un enjeu de taille pour les Etats que l'existence de flux souterrains affecte en profondeur. La perte est particulièrement sensible sur les produits lourdement taxés : les spiritueux en général. On estime à 1,5 milliard de dollars par an le manque à gagner du budget russe issu des ventes clandestines d'alcool. En outre, il est rare qu'une augmentation des droits d'accises se traduise par une hausse correspondante des recettes fiscales. Si certaines activités informelles représentent un déplacement de la production du circuit officiel vers le circuit noir, d'autres[4], ne seraient jamais réalisées si elles étaient taxées et constituent donc une production supplémentaire s'ajoutant à l'économie formelle. C'est surtout de manière indirecte que l'économie du marché noir peut avoir des répercussions négatives sur les performances macro-économiques; elle pose avant tout le problème de son évaluation.

En obscurcissant les comptes nationaux, l'économie souterraine complique la comparaison des indicateurs économiques entre les pays et nuit à l'efficacité d'une politique macro-économique basée sur ces statistiques. Par ailleurs, on l'a vu, les flux souterrains sont susceptibles de créer des déséquilibres du marché intérieur. Pour le Monténégro, les importations illicites en provenance de Serbie sont salutaires, car elles protègent l'économie de la trop grande pression inflationniste qui s'ensuivrait s'il fallait se procurer les céréales auprès des autres pays, à des prix beaucoup plus élevés. Mais inversons seulement la perspective: ces mêmes flux aggravent la pénurie en Serbie. L'économie souterraine peut alimenter le déficit de la balance commerciale dans un Etat qui a besoin de toute sa production. A l'inverse, elle peut être à la source d'une poussée déflationniste en amenant sur un marché déjà correctement approvisionné les denrées moins chères du marché noir.

Etat trop présent ou Etat déficient ?

Une des lectures de l'économie souterraine consiste à y voir une réaction au "trop d'Etat". L'idée sous-jacente est que les marchés noirs sont un marché libéral de fait, qui ne demande qu'à accéder au grand jour, pourvu que les Etats déréglementent l'économie. De fait, tous les systèmes de contrôle des prix, de rationnement, les quotas, les taxes, font le lit du marché noir. On aurait beau jeu alors de minimiser la délinquance des acteurs de l'économie parallèle et d'en souligner le caractère positif : la fuite devant l'impôt leur donnerait la vitalité qui manque au secteur officiel. Certains vont même jusqu'à suggérer que dans le processus de transition c'est l'Etat qui est mené, et que les réseaux occultes sont les véritables acteurs de l'économie.

C'est oublier que l'économie souterraine de l'alimentation comporte, en sus des trafics à grande échelle de produits luxueux ou lourdement taxés, tous les marchés informels, les petites combines et ce que l'on nomme aujourd'hui les « micro-entreprises » (vendeurs de rue)[5]. Elle comporte également une partie des petites entreprises qui n'ont pu faire face aux coûts induits par l'introduction de minima (en Hongrie, en Pologne, pour protéger les producteurs de porc), et qui, mises à l'écart des processus de concentration en raison des moindres quantités et qualités qu'elles proposent, n'ont que l'alternative de fermer boutique ou de passer au marché noir. La conséquence en est une économie à deux vitesses. L'économie illicite vient parasiter les circuits officiels en proposant des prix plus bas, mais aussi une plus mauvaise qualité et pose à l'Etat des problèmes insolubles de santé publique : la taxation de l'alcool pour dissuader les consommateurs et couvrir le coût social de l'alcoolisme a pour effet la multiplication des distilleries clandestines, ce qui aggrave la situation, « l'alcool des pauvres » contenant souvent des ingrédients nocifs pouvant causer la cécité ou la mort (cf. article vodka).

D'autres ingérences de l'Etat dans les circuits de commercialisation, telles que l'instauration de certificats d'origine, de vignettes d'accises, ou la mise aux normes européennes, font rentrer des réseaux entiers, du jour au lendemain, dans l'illégalité. L'Etat qui s'implique pour la qualité et la transparence du commerce alimentaire doit avant tout lutter contre ses propres incohérences, se faire plus souple et attentif. Ainsi les montagnards du sud de la Pologne ont désormais le droit de commercialiser sur les marchés locaux leur fromage fumé, alors que la distribution en Pologne de produits au lait cru est interdite. Les réseaux clandestins se construisent sur un Etat déficient plus que sur un Etat trop présent. Car si le secteur informel dépend positivement de la pression fiscale, il décroît en proportion de la qualité des institutions et des services fiscaux[6].En fait, le secteur informel domine dans les territoires où l'Etat est absent, c'est-à-dire dans les zones rurales enclavées; une véritable politique rurale reste cependant à mener, l'Etat devant introduire des connexions entre les différents acteurs de la chaîne agro-alimentaire. Il doit surtout développer des institutions fiables, en mesure de faire respecter les réglementations et les normes qu'il impose.

Si on considère l'économie souterraine dans son ensemble, le secteur de l'agro-alimentaire n'est certes pas celui qui donne lieu aux transactions les plus impressionnantes en termes de valeur ajoutée, d'éthique ou de criminalité. Mais les réseaux parallèles intéressent au plus haut point les Etats, dans la mesure où ils viennent doubler un secteur déjà essentiel des économies nationales, et parce que c'est la partie de l'économie qui touche au plus près les populations. Les marchés parallèles manifestent une culture économique spécifique aux "pays de l'Est" qui est peut-être moins due à une « faible culture du marché »[7] qu'à une insuffisante « culture de l'Etat » chez ces mêmes populations qui ont connu le modèle soviétique de l'Etat omniprésent. L'Etat doit encore regagner la confiance des sociétés qui avaient appris à se passer de lui et développé leur ingéniosité aux marges de l'économie. « Le système financier est la courroie de transmission indispensable entre le micro-économique et le macro-économique », note P. Mordacq; selon lui, une ligne de partage s'établit entre les Etats, « selon la capacité, ou non, d'accompagner la libération et la privatisation de la mise en place effective des institutions ».

Dans les pays plus avancés, l'économie officielle a tendance à canaliser progressivement l'économie souterraine. L'inverse se produit dans les pays de la CEI où l'économie parallèle, provenant des activités non déclarées des grandes entreprises publiques ou privées, parallèlement à l'augmentation des pratiques du troc et de la compensation, prend une place croissante et tend à revêtir un caractère durable et organisé[8]. La marginalisation ou l'intégration des marchés alimentaires contribue à relativiser le modèle absolu de la transition; parmi des ensembles relativement homogènes, certains sont appelés à faire partie intégrante de l'Europe, tandis que la Russie et des pays limitrophes demeurent un « Est », une marge.

 

Par Jeanne GUILLON

Vignette : vendeur de rue en Bulgarie (photo libre pour usage commercial, pas d'attribution requise)

 

[1]ALENEVA, Alena V. Russia's economy of favours, Blat, Networking and informal exchange, Cambridge University Press, 1998.
[2] M. DEBAERE, in Les milliards de l'ombre, l'économie souterraine, Hatier, 1992, retient ce critère qui prend en compte, plus que la comptabilisation, la possibilité d'une régulation, et cite E. ARCHAMBAULT et X. GREFFE, (les économies non officielles, La Découverte, 1984) : « l'économie non officielle se manifestera comme celle qui échappe à la régulation par les pouvoirs publics, qui n'est soumise ni à la politique économique, ni à la politique sociale ». Il note que l'on peut avec P. PESTIEAU opérer une distinction entre économie souterraine marchande ou « économie occulte », et économie souterraine non marchande ou « économie autonome ».
[3] rapports du SMIAR, novembre 2000, www.fao.org/giews
[4] Courrier économique et financier, in Problèmes économiques, n°2648, janvier 2000.
[5] « Certes, ce que l'on appelle pompeusement les "micro-entreprises" ont un intérêt économique. Elles produisent des biens et des services à moindre coût, elles fournissent des ressources aux plus pauvres, elles utilisent l'ingéniosité des exclus et leur capacité d'organisation[...]. Mais, opérant à la marge du secteur officiel en dehors de toute réglementation, échappant au droit du travail aussi bien qu'à l'impôt, elles contribuent aussi à l'exploitation des plus faibles [...], elles participent à la conservation des structures économiques les plus archaïques, elles incitent le secteur moderne de l'économie à rendre informelle une partie de ses activités, d'où une diminution de la productivité. Et, surtout, elles rendent inefficace et inutile l'intervention régulatrice de l'État qui, lui aussi, est encouragé à s'enfoncer dans l'informel, dans les circuits parallèles, les détournements, la corruption. Réponse à la faible insertion dans les courants mondiaux, le développement du secteur informel aggrave aussi la déconnexion et conforte les rapports de dépendance dans un contexte où règne une inadéquation croissante entre les besoins du marché du travail et la nature des demandes d'emploi ». Extrait de B. BADIE, MC SMOUTS, Le retournement du monde, Sociologie de la scène internationale. Paris : Presses FNSP et Dalloz, 1995, pp. 208-209.
[6]voir l'étude de G. DUCHENE, « les revenus informels en Roumanie, estimation par enquête », in Revue d'études comparatives Est-Ouest, 1999, vol. 30, n°4, pp. 35-64.
[7] DUCHENE. G., op. cit., p. 35.
[8] MORDACQ. P, « De l'Est aux Est(s), la transition: la fin de l'Est », in Problèmes économiques, n°2638-2639, novembre 1999.

 

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