Dialogues sur la trasianka ou ce qui naît du mariage entre le biélorusse et le russe

Les Biélorusses la comprennent facilement. Les Russes aussi. La trasianka, ce mélange de biélorusse et de russe, agréable et drôle pour les uns, horrible et repoussante pour les autres, est assez répandue en Biélorussie.


Source photo : www.newsby.org On peut définir la trasianka comme une langue mixte basée sur la langue biélorusse, mais qui use d’un lexique principalement russe, d’une phonétique biélorusse et d’une grammaire… mixte. En d'autres termes, c'est une «langue fondée sur le biélorusse mais avec un grand nombre d'éléments de niveaux différents provenant de la langue russe»[1]. Parfois, on entend par trasianka «la langue russe sursaturée d'éléments des niveaux différents du biélorusse»[2]. Il est vraiment difficile de fixer la base –russe ou biélorusse– de la trasianka, à cause de la parenté des deux langues et d'un grand nombre d'écarts par rapport à la norme. C'est un mélange entre deux langues, mais on ne peut pas dire que la trasianka est un pidgin ou une langue créole car, d’une part, le lexique et la grammaire en sont riches et complexes et, d’autre part, elle est formée à partir de deux langues proches et dotées de normes littéraires stables. La trasianka, à la différence d’un pidgin, n'est pas utilisée par des groupes qui n`auraient pas de langue commune et tenteraient ainsi de communiquer en élaborant un nouveau «moyen de communication», mais plutôt par des personnes originaires de la campagne, généralement locutrices de biélorusse, qui tentent lors d’une installation en ville de s`approprier la langue de ses habitants, à savoir généralement le russe.

Trasianka? Mais qu'est-ce que c'est?

Le terme de «trasianka», littéralement, signifie en biélorusse le foin de mauvaise qualité: quand les paysans, en manque de bon foin, le mélangent, le «secouent» (du biélorusse «trasouts») avec de la paille. Ce mélange de foin et de paille cède en qualité au foin pur. Mais la vache ne s'aperçoit pas du piège et mange cette trasianka. De même que les gens qui parlent en trasianka ne l’avouent pas pour la simple raison qu’ils ne s’en rendent pas compte[3], persuadés qu’ils sont de parler russe ou, plus rarement, biélorusse.

Le mot a probablement reçu son nouveau sens (celui de «mélange du russe et du biélorusse») dans les années 1970-1980, bien que ce phénomène de confusion entre les deux langues ait été connu et étudié beaucoup plus tôt. Si l’on n’est pas bien sûr de la date d’apparition de cette métaphore, on sait que, dès les années 1920, Vatslaou Lastouski[4], lors de la Conférence académique sur la réforme de l’orthographe et de l`alphabet biélorusse qui s’est tenue en 1926 à Minsk, a appelé ce phénomène «tchaounia» (du mot «tchaoupnia», qui vient du verbe biélorusse «tchaoupstsi» - dire des bêtises).

L’emploi de la trasianka est fréquent dans les petites villes et les villages. Cependant, on peut l`entendre aussi dans les grandes villes de Biélorussie, où elle est parlée par des personnes âgées, voire d'âge moyen, qui, pour la plupart, sont originaires du milieu rural. Il est important de noter que la trasianka n’est pas codifiée de manière rigide, avec ses normes et ses règles; c'est plutôt un ensemble de modes d`expression qui se caractérise par une large amplitude de variations. D'après une linguiste biélorusse, Nina Mechkovskaia, «la trasianka représente une multitude de variantes individuelles de la parole biélorusse, organisées spontanément et diversement».[5]

Moi, j'aime la trasianka, et toi?

Depuis 1995, la Biélorussie s’est choisie deux langues d’Etat, le biélorusse et le russe. Presque tout la population maîtrise les deux langues, mais le russe prédomine de manière évidente. La plupart des Biélorusses parlent russe et trasianka. L'attitude à l’égard de cette dernière n'est pas univoque. Ainsi, on peut entendre l’opinion suivante: «Maintenant, la langue de la plupart des Biélorusses est la trasianka. Ils ne vont plus jamais parler en biélorusse, en russe non plus! Conclusion: cette forme de langue est la plus stable. Personne ne la fera disparaître. Son usage s’est généralisé! C'est ce qui nous unit…»[6].

Certains affirment même que la trasianka est une véritable «langue biélorusse», qui s’est formée naturellement au cours de l'histoire, et non pas un produit artificiel créé par des intellectuels et qu'on fait passer aujourd'hui pour la langue biélorusse. Quoi qu’il en soit, dans la plupart des cas, l’attitude envers la trasianka est négative. Ce sont surtout les intellectuels biélorussophones qui émettent une opinion extrêmement négative sur la trasianka, dans laquelle ils voient une menace à l’existence de la langue biélorusse[7].

Aux yeux de beaucoup de gens, parler la trasianka revient à être considéré comme une personne peu instruite. Si ce jugement n’est qu’un stéréotype, il très constant. Et, bien que l’on trouve parmi les locuteurs de cette langue des docteurs ès sciences ou des médecins, cependant la parole «incorrecte» l’emporte sur le titre et l'appartenance professionnelle: le professeur parlant la trasianka peut ne pas être pris au sérieux par ses étudiants!

La trasianka se trouve donc soit rejetée, soit justifiée. Par exemple, le Président de la République, Alexandre Grigorievitch Loukachenko, a souvent mis en relief dans ses discours son approbation de la trasianka, dans laquelle il voit un bien national biélorusse. En 1999, il disait ainsi: «[…] Pourquoi refusons-nous ce qu'on a créé durant toutes ces années de pouvoir soviétique? C'est que la vraie langue russe diffère de celle que nous parlons. […] Mais c’est nous qui avons créé cette langue, en prenant comme base le russe. Pourquoi, aujourd’hui, y renoncer?»[8]

Cette opinion a aussi sa raison d'être. Quoi que le comportement linguistique d’A.Loukachenko lui-même ne corresponde pas à l'attitude positive déclarée envers la trasianka: il a en effet abandonné la trasianka (originaire du milieu rural, au début de son premier mandat, en 1994, il s’exprimait essentiellement dans cette langue) en passant progressivement à la langue russe (il s’exprime parfois en biélorusse également). Cette conduite est assez logique, compte tenu du rôle précédemment mentionné de la trasianka dans la stratification de la société.

Moi, je parle en trasianka?

Quant aux locuteurs de trasianka eux-mêmes, leur attitude à l’égard de la langue qu’ils pratiquent est la suivante: certains d`entre eux croient parler russe; d'autres – biélorusse, même si presque tous sentent bien la différence entre leur langue, celle de leurs proches à la campagne (qui parlent en général plutôt le biélorusse) et celle de leur entourage en ville (plutôt russophone). Par ailleurs, l’attitude qu’ils adoptent eux-mêmes à l’égard de «leur» langue est assez honteuse: on peut la parler parmi les siens mais, avec des étrangers, il faut parler «correctement», c'est-à-dire, dans la plupart des cas, en russe.

La trasianka -c'est bien ou c'est mal?

Il n'y a pas de réponse univoque à cette question. «Vraiment, il vaut mieux la langue biélorusse sous forme de trasianka que son absence totale», disent les uns.
D'autres, en revanche, jugent que la trasianka constitue une menace, notamment pour l’avenir de la langue biélorusse. Ils estiment que «la volonté consciente de ne pas s'éloigner de la «langue vivante» (c'est-à-dire de la trasianka) mène à la destruction des normes actuelles de la langue biélorusse».

La trasianka, en tant que phénomène linguistique, existera tant qu’existeront ses locuteurs. Ensuite, on peut prévoir qu’elle fusionnera harmonieusement avec la langue russe et s'y dissoudra, ou bien qu’elle «croîtra», jusqu'à se fondre dans une langue biélorusse «correcte». Mais il est fort probable qu’elle va perdurer encore pendant de longues années, exister dans les récits et les textes des chansons humoristiques, en provoquant le rire par la combinaison étrange du lexique russe, de l'accent biélorusse et de cet esprit de village si doux qui, parfois, nous fait tellement défaut.

[1] Veshtort, G.F., Smechannye formy retchi//Tipologiia dvouiazytchiia i mnogoiazytchiia v Belaroussi, Mn., 1999, 93.
[2] ibid.
[3] Cité dans un article du magazine Kroug, 4 avril 1996.
[4] Vatslaou You. Lastouski (1883-1938), écrivain, homme public, historien et philologue biélorusse.
[5] Nina B. Mechkovskaïa, Iazykovaia sitouatsia v Belaroussi: Etitcheskie kollizii dvouiazytchiia, Russian Linguistics, Vol.18, p.312, 1994.
[6] Extrait d’un forum sur Internet.
[7] Irina V. Liskovets, «Trasianka: proiskhojdenie, souchnost, founktsionirovanie», Antropologiia, folkloristika, lingvistika, n°2. Saint-Pétersbourg, 2002.
[8] Belorousskaia Delovaia Gazeta, 12 mars 1999.

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* Liudmila FIRSAVA, de nationalité biélorusse, est doctorante à la faculté des Lettres, Université de Lausanne.