L’émigration de travail est un trait essentiel de la Lettonie d’aujourd’hui : presque chaque habitant a des proches ou des amis qui se sont expatriés. Pourquoi les Lettons travaillent-ils à l’étranger ? Pourquoi de nombreux émigrants continuent de vivre entre deux pays –le travail à l’étranger et le chez-soi en Lettonie ?
Les dernières estimations de l’office central des statistiques de Lettonie indiquent que la population permanente du pays est de deux millions d’habitants. 200 000 personnes auraient quitté le pays ces dix dernières années[1] –177 600 d’après la Banque de Lettonie–, un nombre considérable à l’échelle du petit État balte. Précisons que les données sur les migrations dans « l’Europe sans frontières » restent imprécises; mais ce ne sont pas les statistiques qui nous intéressent ici. Dans cet article, je m’efforcerai d’éclaircir des questionnements étouffés par la représentation dominante selon laquelle la Lettonie continuerait à se vider de ses habitants.
Qui manquait d’espace en Lettonie ?
Bien sûr, le groupe des émigrants n’est pas homogène, toutefois, l’identification de certaines tendances permet de comprendre mieux les processus de transformation de la Lettonie d’une république de l’URSS en un système économique capitaliste. Tout d’abord, pourquoi partir, pourquoi ces personnes et non d’autres ? De plus, ces personnes se rendent dans des pays et des lieux précis, et non simplement « quelque part ». Enfin, pour différentes raisons, une partie de ces supposés émigrants reste en déplacement permanent et n’ont pas décidé où ils souhaitaient s’installer définitivement et, au moins mentalement, se sentent liés à la Lettonie. Je répondrai à ces questions dans un contexte de recherche très précis sur les territoires et les mobilités, dans l’observation d’un lieu unique : l’île anglo-normande de Guernesey, sur laquelle travaillaient, d’après le site Internet letton neogeo.lv, environ 1500 Lettons en 2011, dont la plupart avaient conservé leur adresse de résidence principale en Lettonie. L’analyse s’appuie sur une recherche menée à Guernesey en 2010-2011.
Après la dissolution de l’Union soviétique en 1991, le pouvoir politique letton, comme la plupart de l’Europe orientale, a annoncé pour orientation géopolitique le « retour en Europe ». L’idéologie du progrès collectif n’était plus souhaitée, et à sa place, les élites ont présenté l’avenir comme un chemin individuel radical vers la prospérité matérielle –comme nostalgie de la prospérité de la Lettonie d’avant-guerre, et comme aspiration au niveau de vie de l’Europe de l’Ouest contemporaine[2]. L’individu a été mis en valeur par le libéralisme et le marché libre caractéristiques de l’espace post-socialiste, tandis que le terme de classe ouvrière a été déprécié et discrédité, comme le décrit la sociologue lituanienne Rasa Baločkaitė[3]. La tension entre une représentation idéalisée « sans classes » et l’expérience vécue comme majorité marginalisée, à laquelle s’offrent des opportunités de travail et de salaire très limitées, est une cause essentielle de migration. Celle-ci apparaît alors comme une manière d’exprimer son mécontentement vis-à-vis de l’État.
Les possibilités de l’espace X
Guernesey, avec l’Irlande, figure parmi les premières destinations les plus populaires pour les migrants du travail lettons depuis le milieu des années 1990. C’est un protectorat du Royaume-Uni sous juridiction d’exception[4]. Dans les années 1990, l’île a étendu son activité économique grâce à un régime fiscal privilégié[5] ; la Lettonie devenait alors indépendante et attaquait son chemin de retour en Europe, au niveau national en entamant les négociations d’adhésion à l’UE, et au niveau individuel par des efforts pour atteindre une qualité de vie européenne.
Les îles sont un terrain restreint de recherche sur les migrations. Avec une étendue de 63,3 km2 et 62 000 habitants, Guernesey est un territoire délimité par nature, mais constitue un espace social très changeant. Ces contrastes permettent de questionner des processus qui peuvent passer inaperçus dans un contexte territorial plus conventionnel.
Tout territoire économiquement actif mais géographiquement limité a besoin d’une main d’œuvre en mouvement pour maintenir sa productivité et sa compétitivité, tout en évitant une surdensité de population. Avec l’épanouissement économique de l’après-guerre (les îles anglo-normandes ont été occupées), des travailleurs étrangers ont été invités sur l’île, italiens dans les années 1970, puis portugais dans les années 1980, principalement de Madère. Toutefois, avec les investissements de l’UE dans les infrastructures de Madère, celle-ci devint une destination touristique et ne parvint plus elle-même à recruter suffisamment de main d’œuvre. Les employeurs du secteur horticole de Guernesey reconnaissent en entretien qu’ils recherchaient au milieu des années 1990 à établir des contacts avec un autre pays, à la main d’œuvre moins chère: ils fixèrent leur choix sur la Lettonie où ils ouvrirent une agence de recrutement. Les emplois dits pour immigrants sont occupés sur l’île par des personnes d’origine variée, mais encore en 2001, les Lettons représentent la majorité des Européens de l’Est arrivés récemment.
La migration de travail est une stratégie radicalement nouvelle pour se changer soi-même. La plupart des personnes interrogées soulignent qu’elles n’avaient jamais entendu parler de Guernesey et ne pouvaient même pas la situer sur une carte. « Je voulais partir à l’étranger gagner de l’argent », est la réponse la plus fréquente. Il s’agit là de « l’espace x », quelque part en Europe, et « partir à l’étranger », c’était prendre connaissance des opportunités de mobilité transnationale –et non sociale et interne en Lettonie –, des possibilités de compression du temps sur un chemin individuel de retour en Europe, c’est-à-dire concrétiser sa propre stratégie pour conquérir une vie meilleure. Henri Lefebvre parle de quête de la totalité des possibilités, de quête de possibilités radicalement nouvelles contenues dans l’existence quotidienne[6]. Cette décision de partir à l’étranger est souvent décrite comme un « moment de leur vie » par ces personnes, précisément comme un moment spatio-temporel de transition dans leur vie. C’est bien également un moment concret du développement de l’État et de la nation, qui fait prendre aux personnes la décision de partir travailler dans un autre pays.
Revenir comme européen
Des indicateurs quantitatifs plus précis ne sont pas disponibles mais de nombreuses personnes interrogées estiment que le nombre total de Lettons ayant passé un temps plus ou moins long à Guernesey pourrait se situer entre 5000 et 8000.
De 1997 à 2000, seules des femmes étaient recrutées en Lettonie, et seulement dans l’agriculture, principalement dans des serres. Formellement, durant les premières années, les candidats étaient choisis selon leur éducation ou leur expérience dans le secteur, et informellement, leur évaluation était menée avant départ –un aspect important était alors leur vigueur, leur désir de travailler lourdement et de retourner en Lettonie. D’autres secteurs, par exemple l’industrie touristique, se sont ouverts au début des années 2000 à Guernesey, et les hommes ont pu se porter candidats.
L’offre de Guernesey comprend à la fois la possibilité de gagner de l’argent et des restrictions: le séjour sur l’île est autorisé pendant 9 mois, il est obligatoire de quitter l’île trois mois par an. Ainsi, le régime de migration contient des barrières au choix définitif de résidence. Des membres de la famille sans emploi ne pouvaient obtenir de permis de séjour, et il n’existait à peu près aucune garantie sociale. Cette pratique a été largement analysée dans les recherches sur les migrations et s’apparente aux programmes de travailleurs étrangers en Europe des années 1960-70 : au lieu d’accueillir une personne dans son intégrité, les employeurs ne prennent que l’ouvrier «productif», dont la partie « reproductive » (élever des enfants, prendre des vacances ou la retraite) doit rester en dehors des frontières.
Ces restrictions ne contrariaient pas l’intention initiale des migrants, mais, au contraire, s’accordaient avec celle-ci: partir travailler à l’étranger temporairement et revenir en Lettonie plus riche et plus proche du niveau de vie imaginé de l’Européen moyen. C’était le rêve de partir tout en créant la possibilité de revenir, mais revenir transformé, dans une meilleure position sociale, revenir à une vie «normale». En ce sens, au niveau de l’individu, le retour en Europe, comme mobilité provisoire stratégique, est en réalité un moyen servant une ambition proprement opposée: revenir en Lettonie. L’emploi à l’étranger permet de gagner plus et vite, une chose impossible en Lettonie, où toutefois on peut en profiter (enseignement payant, logement personnel etc.). La faiblesse des salaires au départ (un peu plus de 3 livres de l’heure) était compensée par les longues heures de travail. Au mois d’octobre 2010 a été introduit à Guernesey un salaire minimum (6 livres par heure), salaire typique d’un travailleur étranger. Dans les commerces et dans les maisons de retraite, le salaire est 50 % plus élevé.
Le fort renouvellement des migrants à Guernesey peut être décrit comme une permanente instabilité. Les migrants interrogés considèrent généralement que Guernesey, « c’est juste pour un temps », même s’ils font la navette entre la Lettonie et cette île depuis plus de dix ans. Chaque migrant se rend à Guernesey et quitte l’île régulièrement, principalement pour la Lettonie, parfois pour d’autres pays européens, puis retourne à Guernesey. Ceux qui partent sont remplacés par de nouveaux arrivants, ce qui fait de la présence lettone une communauté relativement stable. Même si la plupart des entretiens évoquent des conditions de travail dégradantes, au moins durant les premières années –vivre à huit dans une seule chambre, travailler neuf mois presque sans le moindre jour de repos–, cette expérience est plutôt décrite comme exotique, ce qui permet d’opposer un succès personnel à l’expérience de la communauté : « à la différence des autres Lettons, moi, j’ai réussi ! ».
Des femmes au travail dans les serres, Aija Lulle, Guernesey, juillet 2011.
La solidarité entre Lettons à Guernesey est faible, dominée par les efforts individuels d’amélioration de situations personnelles. Cependant, la communauté est unie « contre la Lettonie », pays qui « a fait partir les nôtres » à l’étranger et qui n’a pas rempli ses devoirs d’assistance à l’égard de ses propres citoyens. Souvent, ces personnes s’efforcent d’ignorer globalement l’État letton de leur récit personnel et se présentent comme travailleurs victimes du tournant néolibéral, qui n’attendent plus rien de la Lettonie, État dans lequel il ne placent aucun espoir.
Formation d’une culture de la migration
Guernesey est un territoire de recherche particulier et il n’est pas possible de généraliser l’observation qu’on peut y faire. Toutefois, et du fait même de cet obstacle, l’île comme mini laboratoire social présente des aspects caractéristiques des flux migratoires.
En premier lieu, le fait que, durant la tournant néolibéral, une grande partie de la population ne se sentait pas partie intégrante et utile de ce pays est une des premières causes de la relativement grande ampleur de l’émigration. Et la réglementation européenne d’une main-d’œuvre libre constitue une opportunité et non une cause de départ. L’émigration est le plus souvent la réalisation individuelle du discours de retour en Europe (et dans une Lettonie représentée comme européenne, un jour ou l’autre dans un avenir imprécis), pour ceux qui n’entrent pas dans cette représentation englobante.
En deuxième lieu, il faut rappeler l’importance du pays et de la localité dits d’accueil: le migrant ne se rend pas n’importe où, mais suit les structures des opportunités de travail et de salaire dans l’espace européen de libre circulation. Le pays d’accueil ainsi que ses localités concrètes conservent l’important pouvoir politique de décider, en s’opposant ou en limitant, quand et combien de migrants ils peuvent accueillir sur leur marché du travail.
En troisième lieu, les migrations actuelles en Europe ne constituent pas une voie unique de l’espace post-socialiste vers l’espace dit occidental. La personne qui se déplace de manière régulière entre la Lettonie et Guernesey se représente sa vie à la fois à Guernesey et en Lettonie. Ces deux territoires fusionnent dans cette représentation en un espace fragmenté où le changement de lieu permanent se stabilise et dans lequel «ici» et «là» sont sous tension irrésolue. Durant la dernière décennie est apparue en Lettonie une culture de l’émigration dans laquelle les personnes suivent les structures de possibilités en Europe, là et quand elles apparaissent, et ne prennent pas clairement la décision de savoir où ils passeront le reste de leur vie.
Notes :
[1] Mihails Hazans, “Latvijas emigrācijas mainīgā seja 2000-2010”, in Brigita Zepa un Evija Kļave (dir.), Pārskats par tautas attīstību 2010./2011. Nacionālā identitāte, mobilitāte un rīcībspēja, Rīga: SPPI, 2011; Latvijas Banka, 2011 estimations de l’économiste Oļegs Krasnopjorovs, www.bank.lv
[2] Charles Woolfson, “Labour Migration, Neoliberalism and Ethno-politics in the New Europe: The Latvian Case”, Antipode, Vol. 41, (5), 2009, p.952–982.
[3] Rasa Balockaite, “Can You Hear Us? The Lower Class in Lithuanian Media and Politics”, Problems of Post-Communism, 56(1), 2010, p.16.
[4] Policy Council, States of Guernsey, Guernsey facts and figures, 2009, The States of Guernsey, 2010.
[5] À Guernesey existe un régime fiscal simplifié qui encourage l’implantation d’industries spécifiques sur l’île: banques, services postiers, enpaquetage, etc. Cependant ce régime fait toujours l’objet de conflits dans l’UE. Pour en savoir plus, voir:
http://www.gov.gg/ccm/navigation/income-tax/about-our-tax-system
[6] Henri Lefebvre, The Production of Space, Oxford: Blackwell, 1991 [1974], p.11.
Autres références :
John May & Nigel Trift, Timespace and geographies of temporality, Londres : Routledge, 2001.
Neo Geo, neatkarīgs ģeogrāfiskas analīzes portāls, 2001.
* L’auteure conduit une recherche sur les migrations des Lettons vers la Grande-Bretagne avec le “Soutien aux études de doctorat à l’Université de Lettonie” du Fonds social européen.
Traduction du letton : Eric Le Bourhis
Vignette : Guernesey, Aija Lulle, juillet 2010.