Entretien avec Alyona Lis: «L’entrepreneuriat social au Bélarus pourrait permettre la survie financière des ONG»

Le Bélarus est un pays dans lequel les grandes entreprises demeurent jusqu’à aujourd’hui aux mains de l’État et où l’entrepreunariat est peu développé. Dès lors, la question se pose : comment développer l’entrepreunariat social ?


Alyona LisAlyona Lis, directrice de l’association à but non lucratif ODB Brussels (connue précédemment sous le nom de Office for Democratic Belarus) enregistrée en Belgique, raconte les défis et succès de son projet de développement entrepreneuriat social au Bélarus, qui a bénéficié de financement de l’Union européenne de 2016 à 2019.

 

Comment définiriez-vous entrepreneuriat social ?

Au Bélarus, il n’existe pas de législation précisant la définition de cette expression. Mais les experts et les entrepreneurs sociaux la comprennent ainsi : c’est une affaire – petite entreprise et même microentreprise – qui est montée dans l’objectif de résoudre un problème sociétal ou écologique et dont les profits sont soit réinvestis dans la résolution de ce problème, soit dépensés pour des œuvres de charité. C’est aussi une solution pour engager des groupes sociaux fragiles (handicapés, anciens prisonniers, anciens alcooliques, mères célibataires, familles d’enfants handicapés…), dans un contexte où l’État n’a pas suffisamment de moyens pour subvenir entièrement à leurs besoins. Outre les bénéfices financiers qu’elles en retirent, ces personnes, en se rendant au travail, se sentent valorisées et mieux intégrées à la société. Si ces entreprises sociales ne font pas de bénéfices, en revanche elles apportent une très forte plus-value à la société.

Comment avez-vous eu l’idée de développer un projet au Bélarus sur cette problématique ?

Lors de notre précédent projet, consacré au renforcement des ONG bélarusses, nous(1) avions constaté que le défi majeur pour ces organisations était leur stabilité financière. En 2015, nous avons rencontré une entrepreneuse sociale d’Abkhazie qui nous a beaucoup inspirée. Nous avons alors envisagé entrepreneuriat social comme solution pour assurer la stabilité financière de certaines organisations bélarusses. Nous avons interviewé des entrepreneurs sociaux déjà actifs au Bélarus et avons compris qu’ils manquaient de compétences dans le domaine des affaires (marketing, documentation financière…), leur expérience se limitant le plus souvent au domaine social. Nous avons alors trouvé des partenaires : une organisation néerlandaise (The Network University – TNU) et deux bélarusses (l’Union des Bélarusses vivant à l’étranger Batkauchyna – Patrie – et l’Union des jeunes Novye litsa – Nouveaux visages).

L’objectif de ce projet, qui a duré trois ans et demi, était de donner aux entrepreneurs sociaux bélarusses existants et à venir des outils pour mettre en œuvre leurs projets, un capital pour démarrer des start-ups ; mais aussi de stimuler un débat dans la société autour de cette problématique. Nous avons, par exemple, organisé deux formations pour adultes (d’une durée de 9 mois) et deux pour adolescents, des tables-rondes, ainsi que des forums sur entrepreneuriat social. Nous avons également commandé une recherche empirique sur cette problématique. Environ 160 personnes, 21 entreprises sociales et 14 start-ups (dont 8 continuent de travailler) ont suivi notre formation. Un autre effet positif de notre travail est que les autorités ont répondu à notre appel et sont en train d’élaborer une législation sur les entrepreneurs sociaux.

Nous avons convoqué des experts lors de nos tables-rondes, par exemple, les fondateurs de Nachy Maistry (Nos Maîtres) qui emploie exclusivement des personnes dépendantes à l’alcool et aux drogues. Elles fabriquent des objets de décoration d’intérieur en plâtre. Cette entreprise a favorisé le retour dans leurs familles de 30 enfants qui avaient été placés dans des orphelinats en raison de la défaillance de leurs parents. Cette initiative s’est inspirée d’une expérience lancée aux États-Unis. Les pays anglo-saxons sont d’ailleurs des exemples en termes d'entrepreneuriat social.

Un exemple de produits de l’entreprise sociale Nachy Maistry.

 

 

 

 

Un exemple de produits de l’entreprise sociale Nachy Maistry.

 

Comme dans beaucoup de pays européens, au Bélarus nous sommes confrontés au problème du vieillissement de la population. Nous devons veiller à la longévité et continuer à utiliser le potentiel de ces personnes pour, ainsi, augmenter leur qualité de vie. On sait qu’au Bélarus, les maisons de repos et les services pour personnes âgées sont peu développés.

Trois anciennes élèves de notre formation ont ainsi créé Tsentr aktivnogo dolgoletiya (Centre de longévité active), une entreprise solidaire qui dispense des cours pour personnes âgées de plus de 65 ans (yoga, salsa, informatique, langues étrangères, peinture). Le cours le plus populaire, à la surprise de tous, est le cours de défilé et de mannequinat. Des élèves ont même participé à un concours en Italie.

Une participante du cours de défilé et de mannequinat.

Une participante du cours de défilé et de mannequinat (photo Kseniya Ionceva).

Je suis fière également que nous ayons pu aider le théâtre familial inclusif I, qui donne des cours de théâtre aux enfants, y compris autistes. Nous avons financé le développement d’une stratégie marketing auprès d’une agence de communication parmi les plus créatives du Bélarus. Nous avons ainsi organisé une campagne de crowdfunding sur la plateforme Ulej (Ruche), ce qui a permis de monter un spectacle au théâtre Yanka Kupala (Minsk) au cours duquel l’écrivaine et Prix Nobel bélarusse Svetlana Alexievitch et le kickboxeur Vitali Hurkow ont proposé des lots.

Scène du spectacle du Théâtre inclusif I, Minsk.

Spectacle du Théâtre inclusif I, Minsk.

Est-ce qu’il est difficile d’informer la population bélarusse sur les activités des entreprises sociales ?

C’est la loi sur la publicité qui pose problème. Les entreprises sociales n’y figurent pas en tant que catégorie à part entière. Du coup, les journalistes des médias privés hésitent à mentionner le nom d’une entreprise sociale car ils risquent d’avoir une amende. Aujourd’hui, les entreprises sociales assurent leur promotion sur leurs propres sites et sur les réseaux sociaux, en sollicitant des bloggeurs, des influenceurs.

Je peux également citer une initiative privée, Social weekend, qui organise deux fois par an un concours avec pour jury des journalistes de la chaîne publique ONT. L’un des prix consiste en la possibilité de présenter son projet dans l’émission « Dobra ranytsa Belarus » (Bonjour le Bélarus). En fait, il s’agit d’une initiative privée de ces journalistes et non d’une disposition des autorités. L’effet d’une telle publicité peut être important : Jizn v obmen na krychetchki (La vie en échanges de bouchons), association créée par d’anciens élèves de notre programme qui recycle des bouchons et reverse les profits aux handicapés, a ainsi reçu une quantité phénoménale de bouchons après avoir participé à cette émission.

Comment l'entrepreneuriat social s’inscrit-il dans le modèle économique bélarusse, qui se distingue par un fort contrôle social ?

Notre projet a été bien reçu par les autorités car l’État a compris son intérêt à être assisté par des acteurs privés dans certains domaines. Toutefois, il reste beaucoup à faire au Bélarus pour développer l’esprit d'entrepreneuriat. Dans l’enseignement secondaire et supérieur, aucun cours n’est consacré à l'entrepreneuriat social et les cours d'entrepreneuriat classique sont limités à un nombre restreint d’institutions d’éducation supérieure. Par exemple, les ingénieurs n’ont pas de formation à l'entrepreneuriat.

Existe-t-il des pays du Partenariat oriental où l'entrepreneuriat social est plus développé ?

La situation avec les entrepreneurs sociaux est très différente en fonction des pays du Partenariat oriental(2). Les entreprises sociales sont mentionnées dans la loi moldave sur l'entrepreneuriat, résultat du lobby des ONG soutenues par des donateurs étrangers, mais cela ne semble pas être un facteur suffisant pour leur développement : le pays ne compte que 17 entreprises de ce type. Pour comparaison, il y en aurait environ 50 en Géorgie, entre 240 et 300 au Bélarus, et 5 000 en Ukraine, qui en compte le plus. Dans ce pays, il existe des programmes d’investissement, des fondations, et l'entrepreneuriat social est intégré dans l’enseignement. C’est en Azerbaïdjan que cette problématique est la moins développée (seulement 7 entreprises sociales) car les conditions de travail des ONG, des fondations internationales et des donateurs y sont particulièrement difficiles.

L’essentiel pour le développement de l'entrepreneuriat social, ce sont les formations, l’accès au financement et la possibilité d’échanger des pratiques avec d’autres entrepreneurs sociaux. Les entreprises solidaires, qui ont pour la plupart un revenu très faible, doivent avoir accès au crédit à des conditions favorables. Le financement participatif commence seulement à se développer au Bélarus. Il y manque aussi le système de mentors et de conseillers, utile à ce type d’entreprise. Enfin, il serait nécessaire de se doter d’une loi sur les donations, afin qu’elles soient exonérées d’impôt.

Certaines entreprises sociales sont-elles financées par l’État ?

Oui, mais il est difficile de considérer ces structures comme des entreprises sociales car leur budget n’est pas transparent. Dans les entreprises sociales créées par des ONG, l’acte fondateur précise l’utilisation des profits, le mode de fonctionnement se base sur des principes démocratiques, c'est-à-dire l’inclusion de toutes les parties dans la prise de décision. C’est donc également une façon de contribuer au développement de la démocratie dans le pays.

L’économie du Bélarus est fragile en temps normal, comment vont survivre les entreprises sociales dans le contexte de la pandémie de Covid-19 ?

Ce sont des temps particulièrement durs pour les entreprises sociales… surtout dans le contexte du régime de confinement (qui n’est pas déclaré officiellement au Bélarus). Ces organisations ont un revenu très faible et pas d’épargne. Elles n’ont pas d’autre choix que de s’adapter à la situation. Il y a une entreprise sociale à Homel, Fabrika Detstva Meteorit (Usine de l’enfance Météorite) qui réalise des costumes de fête, des équipements de psychomotricité et des jouets d’éveil pour les crèches et les centres de développement pour enfants handicapés ; cette organisation s’est mise à fabriquer des masques. Je peux aussi citer le Centre de longévité active, que nous aidons actuellement à passer au télétravail.

 

Notes :

(1) Alyona Lis, Maxime Podberezkine, Lera Nikolaitchik et Olga Kopatchenya.

(2) Outre le Bélarus, il s’agit de la Moldavie, de l’Ukraine, de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et de la Géorgie.

 

Vignette : Alyona Lis (photo ODB Brussels).

* Ekaterina Pierson-Lyzhina est doctorante en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles.

 

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