Estonie : de l’indépendance démocratique à la démocratie ethnique?

La question du nationalisme s’est révélée essentielle dans les transitions démocratiques baltes. Interrogeant la manière dont l’État se transforme en nation, la théorie des « nationalizing states » met en exergue le rapport entre libéralisation politique, citoyenneté et nationalisme.


Déclaration sur la question de l'indépendance de la République d'Estonie adoptée lors de la réunion plénière du Conseil suprême du 2 février 1990. Réactualisant les débats sur le fondement du nationalisme entre primordialistes et constructivistes, l’analyse portée par Rogers Brubaker[1] insiste sur la combinaison des facteurs explicatifs dans le cas estonien : l’existence d’une communauté d’appartenance originelle constituant le fondement ethnique de la nation, l’héritage institutionnel de l’Union soviétique et l’adaptation aux contraintes transitionnelles propres à la République estonienne.

L’analyse des fondements conceptuels du modèle restaurationniste estonien aide à comprendre les enjeux constitutifs de la définition d’une conception ethno-nationale de la citoyenneté, raison pour laquelle l’Estonie a pu être qualifiée de démocratie ethnique.

Refonder la nation

Le débat sur la citoyenneté en Estonie, plus particulièrement sur l’intégration automatique ou limitée des minorités au processus de transition démocratique ; et plus largement sur leur intégration républicaine, s’est cristallisé autour une crainte de disparition de la nation au profit d’un nouvel État, confisqué par les minorités russophones soutenues par la puissante mère patrie russe. Cette angoisse a fait naître un repli identitaire marqué par le retour des mythes fondateurs de l’ethno-nationalisme estonien, lui-même perçu comme garant de la survivance de la nation.

Une matrice identitaire s’est construite à partir du XIXème siècle, basée à la fois sur un sentiment d’appartenance communautaire inscrit dans la géolocalisation du territoire estonien, le Nord[2], et sur des valeurs de résistance, de loyauté, de virilité et la naissance d’une culture nationale nourrie par l’idiome. Ces éléments préfigurent la constitution d’un nationalisme herderien fondé sur la culture et la langue. Il influera sur la définition de la citoyenneté[3].

Le premier réveil nationaliste initié par un processus de vernacularisation de la langue est présenté comme un âge d’or, dont l’exemple est scellé dans la mémoire collective nationale. La langue devient objet de désir et d’apprentissage, mais surtout immortalisation de cette subjectivité fondatrice de la nation. En pensant et en disant la nation, l’Estonien a joué un rôle déterminant dans le réveil national opéré à la fin des années 1980 et a été à la base d'une définition restrictive de la communauté politique nationale et donc de la citoyenneté.

Restaurer la nation

La rencontre de la nation et de la République aura lieu en 1991, date à laquelle l’Estonie accède à l’indépendance pour la seconde fois. Le souvenir de la première indépendance (1918-1940), associé à la construction politique du patriotisme estonien par référence au premier réveil national, a contribué à nourrir un nationalisme ethnique dont le double référentiel théorique est constitué par le paradigme de la nation souffrante héroïque et le principe de continuité juridique.

Selon ce nationalisme ethnique, la nation estonienne s’est toujours battue héroïquement contre ses oppresseurs: même victime, sa force a été de savoir conserver sa spécificité.

La référence à cette filiation historique du conflit a contribué à légitimer l’indépendance renouvelée. Cette phase est idéalisée par la mémoire collective estonienne, symbolisant la justice, la démocratie, la liberté par opposition à la torture, à l’autoritarisme et à l’oppression incarnés par la période soviétique. Cette reconstruction de l’imaginaire national s’accompagne d’ailleurs d’une certaine sélectivité de la mémoire, qui occulte des périodes plus sombres de l’histoire nationale, telles que celle de l’autoritaire Konstantin Päts (1934-40).

La réconciliation nationale et le développement d’une société multiculturelle sont conditionnés par la nécessité de connaître la vérité sur les crimes commis pendant les régimes d’occupation et de constituer une mémoire historique collective apaisée et acceptée par tous. Celle-ci repose essentiellement sur la qualification de la souffrance nationale et politique subie par la nation[4]. Il s’agit dès lors d’assurer le passage d’une communauté imaginaire, qui se pense dans la douleur avec comme mémoire commune les déportations et la violence des différents régimes d’occupation, à une communauté politique nationale restreinte grâce au principe de continuité juridique.

Il s’agit aussi de maintenir l’identité dans l’adversité par le recours à l’outil légitimant du droit. L’Estonie choisit de développer une narration légale-rationnelle de l’incorporation illégale de l’Estonie à l’URSS et de son occupation subséquente. La théorie de l’annexion de la République indépendante d’Estonie se fonde, d’une part, sur la dénonciation des accords secrets du Pacte Molotov/Ribbentrop intégrant l’Estonie dans la sphère d’influence soviétique et, d’autre part, sur l’illégalité de l’annexion obtenue de force grâce à l’appui de l’armée rouge stationnée à Tallinn en 1940 et à l’ultimatum du 16 juin 1940 lancé au Président Päts. Annexion qui n'a d'ailleurs pas été reconnue de jure par les puissances étrangères. Parce que l’intégration à l’URSS n’a pas été consentie librement, l’Estonie peut être considérée comme un État qui a été occupé.

C’est pourquoi, l’existence de la République d’Estonie ne saurait être remise en cause: son indépendance en 1991 est considérée au regard du droit international comme un recouvrement et non comme une sécession. Ce rappel a par ailleurs été essentiel dans la définition de la nation tutélaire (celle préexistant à l’annexion), seule apte à obtenir de facto la citoyenneté estonienne.

Quand la nation réinvente la démocratie...

L’Estonie a choisi de faire coïncider communauté nationale et communauté politique pour définir une citoyenneté dite ethnique, illustration de la méfiance de la nation envers des minorités considérées comme ennemies. Dès lors, pour obtenir le statut de citoyens, celles-ci doivent donc prouver leur loyauté et leur désir d’appartenance à la nation. Le choix de restaurer la République de l'entre-deux guerres a de facto ré-institué la communauté d’appartenance nationale avec les citoyens de 1940 ou leurs descendants, excluant les minorités arrivées pendant toute la période d’occupation. Ainsi, les minorités ont été divisées en deux groupes : l’un – historique, qui partage une Histoire, une culture avec les Estoniens de souche, a donc été intégré à la nouvelle république indépendante. Tandis que l’autre a été présenté comme ennemi de la nation estonienne venu coloniser le pays sur ordre de Moscou.

Sentiment décuplé par le caractère culturellement hétérogène de ce groupe qui ne parlait pas estonien et qui avait gardé une forte imprégnation russe. Son intégration a donc été soumise à des clauses de connaissances linguistiques et historiques, ainsi que le prévoient les lois de citoyenneté de 1993 et 1995, retenant comme critère la situation de la personne considérée en 1940 et indiquant les procédures de naturalisation pour les non-citoyens. La conception de la citoyenneté et, consécutivement, de la nation est fondée sur une séparation entre citoyens et non-citoyens et sur une reconnaissance, parmi les citoyens, d’une possible autonomie culturelle pour les minorités reconnues par l’État.

Constitutive du choix restaurationniste de l’État estonien, la protection des minorités nationales est en effet historiquement liée à une tradition légale de défense de leurs droits (convention de 1925) liée à leur possible coexistence harmonieuse avec l’ethno-nation (autonomie culturelle contre loyauté politique et intégration républicaine). Par contre, la situation des non-citoyens est fondée sur la notion de contrôle et d’assimilation comme le sous-tendent les lois de citoyenneté précitées et la loi sur les étrangers, qui ont suscité l’indignation de la Russie et de la plupart des pays tiers européens, conduisant à une certaine géopolitisation du modèle estonien[5].

Il faut préciser que la loi de 1995 durcit les conditions d’obtention de la citoyenneté estonienne (conditions de résidence, test de connaissance de la langue, de la Constitution, serment de loyauté, pré-requis économiques). En outre, il faut noter que la situation des non-citoyens résidant sur le territoire estonien est réglementée par la loi sur les étrangers de 1993, qui suscita la protestation internationale par sa violation des droits de l’homme et, en particulier, du droit de se déplacer. Cette loi semble renforcer la congruence de l’État et de la nation: en posant légalement les contours de la non-citoyenneté ou, de manière plus positive, de la résidence permanente, la République estonienne réaffirme le principe exclusif de sa citoyenneté et délimite les contours de la communauté nationale par la définition de «ce qui n’est pas».

Cependant, le risque conflictuel et sécuritaire soulevé par la situation des minorités associé à la pression des organisations internationales et européennes ont contraint l’Estonie à assouplir sa législation et à envisager sa multiculturalité, comme le prouve l’adoption en 1996 de la Convention cadre pour la protection des minorités du Conseil de l'Europe, l’institutionnalisation en juin 2000 du programme étatique d’intégration 2000-2007, ou encore la création d’une Fondation pour l’intégration.

Malgré ces avancées, les problématiques d’asymétrie mémorielle, les enjeux diplomatiques, la prédominance d’une victimisation nationale posent cependant le problème d’une frontière entre la tentative de normalisation initiée par le politique (que ce soit en termes d’intégration ou de justice historique -les commissions présidentielles et parlementaires) et la reconfiguration du sentiment nationaliste au sein de la société civile: les «nuits de Bronze» du printemps 2007[6], évocation du conflit autour du monument commémoratif soviétique de la Seconde Guerre mondiale, ont fait suite à la guerre estonienne des monuments, opposant deux visions diamétralement opposées de l’Histoire. Deux visions apparemment incompatibles, l’une patriotique russe autour du mythe de la Grande guerre et l’autre nationaliste estonienne autour de la notion de colonisation et de souffrance.

Notes :
[1] Rogers Brubaker, Nationalism reframed: nationhood and the national question in the new Europe, Cambridge University Press, Cambridge, 1996. L’idée de triangulation minorité/État national/État d’origine de la minorité (en l’occurrence, la Russie) explique la nature même du nationalisme -exclusif- et son influence sur la construction d’une démocratie dite ethnique.
[2] On peut en effet parler d’une adaptation du mythe du nord tel qu’il fut usité au Canada. Christian Morissonneau, La terre promise : le mythe du nord québécois, Hurtubise : HMH, Montréal, 1978.
[3] J.-G. Herder, Une autre philosophie de l’histoire, Garnier Flammarion, Paris, 2005. Herder a développé une vision romantique du nationalisme, construisant une perception particulière de la Nation, celle de Kulturnation. La définition du sentiment identitaire repose sur l’idée d’une association fondée autour de liens indissociables, tels que la culture et la langue.
[4] Mathilde Le Luyer, « Les commissions historiques estoniennes, une institutionnalisation du dire-vrai », thèse de doctorat, Université Lille II, 12 février 2010.
[5] Les non-citoyens sont ceux qui vivaient sur le territoire estonien au moment de l’indépendance mais n’ont pas obtenu la citoyenneté estonienne ou celle d’un autre État. Ils représentaient 32 % de la population en 1992 contre 16 % en 2008. Le nombre de demandes de naturalisation a tendance à chuter depuis 2008.
[6] On fait référence aux émeutes qui se sont déroulées autour du soldat de bronze à Tallinn les 26 et 27 avril 2007, suite aux préparatifs du démantèlement du monument et de son transfert dans un cimetière militaire des abords de Tallinn.

Sources principales :
Dovile BUDRYTE, Taming nationalism? Political community building in the post-soviet baltic states, Ashgate, Hampshire, 2005.
Marju LAURISTIN et Mati HEIDMETS (dir), The challenge of the Russian minority, Tartu University Press, Tartu, 2002.
Marko LEHTI et Jörg HACKMANN (dir), "Contested and shared places of memory. History and politics in North Eastern Europe", Journal of Baltic studies, Volume 39, n°4, décembre 2008, pp. 377-547.
Lavinia STAN (dir), Transitional justice in Eastern Europe and the former Soviet Union, Routledge, Oxon, 2009.

* Mathilde LE LUYER est docteure en science politique (Université Lille II).

Vignette : Déclaration sur la question de l'indépendance de la République d'Estonie adoptée lors de la réunion plénière du Conseil suprême du 2 février 1990. © Mathilde LeLuyer.

244x78