État des lieux du théâtre russe contemporain (1)

Depuis une quinzaine d'années, le théâtre russe a dû apprendre à vivre avec la liberté, une liberté de création qui n'est plus ressentie comme un bienfait exceptionnel, une liberté économique qui apparaît comme une nouvelle censure et enfin une liberté morale où la confusion des valeurs règne.

la nouvelle scène russeLe théâtre russe "enregistre et exprime dans sa langue et l'euphorie de la liberté et ce sentiment lancinant de défaite, dû avant tout au vide spirituel dans lequel se retrouve le pays" constate Anatoli Smelianski, vice-recteur de l'école-studio du Théâtre Artistique de Moscou. La scène théâtrale russe offre à l'heure actuelle un tableau des plus foisonnants et des plus hétéroclites. De l'idéal stanislavskien à un paysage théâtral disparate.

Une des figures les plus marquantes de ce début de siècle est celle de Constantin Stanislavski. Ce praticien et théoricien de l'art dramatique a mis au point un système qui prône l'emploi du "revécu émotionnel" afin d'atteindre la vérité dans le jeu de l'acteur. Il ne croit qu'au sentiment; l'acteur, dans le rôle qu'il doit incarner, exécute des actions "exactement comme dans la vie". Stanislavski fut à l'époque fréquemment en litige avec Meyerhold qui se préoccupait essentiellement d'être "au service de l'œil et de l'ouïe". La démarche de ce dernier consiste à se frayer un chemin vers le personnage de l'extérieur, du mouvement et non de l'intérieur comme Stanislavski. Mais, le système stanislavskien ne se contente pas de mettre en place les règles du jeu dramatique, il apporte également un idéal, celui d'un théâtre Temple, lieu de purification et de construction d'une société plus humaine, plus généreuse. Le théâtre devient alors une création spirituelle, une création de l'âme. Il s'affirme comme un théâtre-maison qui accueille et forme les jeunes comédiens, il s'impose comme une école de vie. Anatoli Smelianski ajoute que "le théâtre en Russie est une maison commune et une cause commune à vie".

Ce concept fut la force du théâtre durant des décennies; même si l'idéal d'un théâtre-maison a disparu avec l'idéal collectiviste, les artistes ont su recréer des communautés théâtrales. Les acteurs et les metteurs en scène ont adopté un mode de vie, celui du compagnonnage, au service d'un public qui considérait le théâtre comme un lieu de communion.De nos jours, le désenchantement règne et même si ce modèle théâtral - théâtre de répertoire subventionné - perdure, il a été fortement fragilisé par un désengagement de l'Etat et par l'apparition d'autres types de théâtres comme les théâtres d'entrepreneurs, les théâtres indépendants soutenus par des agences. Enfin, le théâtre russe actuel, dans ce contexte de commercialisation de l'art, ne survit que par des sponsors plus ou moins exigeants quant à la programmation. De même, le public russe se diversifie, la perspective d'un spectacle fait surgir des réactions paradoxales : l'"homo sovieticus" rêve encore de cette communion entre la scène et la salle, le "nouveau russe" veut se divertir avec des pièces au goût le plus souvent douteux, et une autre partie du public accepte les interprétations très libres mais refuse d'être inquiété ou déstabilisé. Le "Théâtre-secte":

Vassiliev, Dodine, Fomenko

"Nous ne pouvons rien oublier, rien rejeter ni du passé, ni de nous-mêmes. Réunir les temps est la fonction de l'art" (Lev Dodine, directeur du MDT - Petit Théâtre Dramatique - de St-Pétersbourg).Sous l'ère soviétique, les artistes avaient un ennemi réel (le pouvoir, la censure), aujourd'hui c'est la société en elle-même qu'il faut attaquer. Ce nouvel adversaire porte en lui de nouvelles valeurs, celles du matérialisme et de l'économie de marché. Pour faire front, plusieurs grands metteurs en scène russes continuent à croire au grand modèle théâtral russe mais chacun à leur manière.

Anatoli Vassiliev

Anatoli Vassiliev, qui a ouvert en 1987 son Ecole d'art dramatique, continue de croire à une communauté d'artistes et persiste à former de jeunes acteurs dans un théâtre aux murs immaculés, blancs, baigné d'une lumière égale, dans un calme idéal. Ce lieu privilégié cherche à créer une rencontre juste entre l'acteur et le langage de l'auteur dans un espace dégagé, libéré de tout ce qui est trop humain.

Le travail du jeu de l'acteur passe chez Vassiliev par une recherche ininterrompue sur le texte et donc des répétitions qui peuvent se prolonger des années - comme ce fut le cas pour Le Cerceau de Slavkine, où elles durèrent trois ans -, car le théâtre de Vassiliev est un théâtre-laboratoire qui ne cherche pas l'achèvement et la présentation de son travail devant un public. Il affirme que "l'action théâtrale ne pourra donner l'impression d'un mouvement continu, se transformer en improvisation, que lorsque l'on fera comme si la représentation n'était pas spécialement organisée". Enfin, Vassiliev précise qu'actuellement il "n'éprouve plus aucun intérêt pour les états d'âme et les pensées de [son] contemporain". C'est pourquoi, depuis dix ans, il ne s'intéresse qu'aux classiques et qu'il a dernièrement mis en scène au théâtre du Soleil, chez Ariane Mnouchkine, Don Juan ou le Convive, un texte de Pouchkine.

Lev Dodine

De son côté, Lev Dodine conserve un modèle de théâtre de répertoire à St-Pétersbourg au théâtre du Maly. En montant une adaptation de la Maison de l'écrivain paysan Abramov, il a soudé sa troupe. Ainsi, la Maison que le metteur en scène a construite est l'archétype de l'isba russe, plantée dans la terre, bâtie à la force des poignets, symbole du compagnonnage et qui eut un impact lors des tournées à l'étranger. Le théâtre de Dodine, où la figure de Stanislavski rôde toujours, se pose en théâtre volontaire et énergique qui ne recule pas devant la fatigue, de nombreuses répétitions et qui n'hésite pas à se déplacer sur les lieux de l'action décrits par l'auteur, comme cela fut le cas pour La Cerisaie en 1993, lorsque la troupe dut passer un mois dans la Russie profonde. Mais Lev Dodine va plus loin, pour lui tous ces efforts et ces investissements font partie du théâtre et donc de la vie; il affirme qu'il est "convaincu de manière générale, que chaque spectacle est un morceau de vie. Et plus les problèmes sont complexes(...), plus le morceau de vie exigé de chacun est grand et riche". De la même façon que Vassiliev, Lev Dodine s'est éloigné des dramaturges contemporains pour réinvestir les classiques qui, selon lui, constituent un répertoire "où l'on peut ne jamais s'arrêter de creuser". Ainsi son adaptation des Possédés de Dostoïevski a duré trois ans, trois ans de répétitions mais surtout de concentration du texte, de resserrement des mots, pour parvenir à comprendre que les démons "sont quelque chose en nous, une partie de nous-mêmes".

Piotr Fomenko

Enfin, Piotr Fomenko a fondé en 1993 son Académie d'Art Théâtral de Russie (GITIS) où chaque metteur en scène dirige son "atelier", et qui subsiste grâce à une subvention de l'Etat et à quelques sponsors. Ce jeune théâtre-atelier s'est détaché du système stanislavskien et donne à voir un jeu libre et candide sans agressivité ni hystérie. Ils travestissent la vie et y prennent autant plaisir que les nombreux spectateurs. En mettant en scène au Festival d'Avignon, en 1997, Loups et Brebis d'Ostrovski, Fomenko prend un ton blagueur et tendre vis-à-vis des brebis et des loups, s'en moquant avec amour. Il se dégage en effet de ces pièces une chaleur douce et lumineuse qui donne au jeu de l'acteur une légèreté quasi indifférente. Fomenko songe alors à la fonction du théâtre actuel : "Le théâtre peut être consolateur. A quel point, je ne sais pas, mais il peut l'être. Bien que cela ait été considéré chez nous, il n'y a pas si longtemps, comme une honte pour l'art en général". A l'image de Vassiliev et de Dodine, Fomenko se replie sur le passé et sur un répertoire plus sûr et essentiel. Il considère que le GITIS est devenu un théâtre à part entière, "mais [que] cela suppose un apprentissage permanent, un désir constant de revenir à la source, de plonger dans le passé.[...] [Il sait] seulement que sans le retour en arrière, sans le lien des temps, il est impossible de percevoir les racines et donc d'avancer"

* Virginie POITRASSON est écrivain.