État des lieux du théâtre russe contemporain (2)

Depuis une quinzaine d'années, le théâtre russe a dû apprendre à vivre avec la liberté: une liberté de création qui n'est plus ressentie comme un bienfait exceptionnel, une liberté économique qui apparaît comme une nouvelle censure et enfin une liberté morale où règne la confusion des valeurs.


La Polonaise d'Oginski de Nikolaï KoliadaC'est dans un paysage théâtral réellement diversifié que se côtoient le "théâtre-secte" (cf. 1ère partie), le théâtre d'avant-garde ou encore les comédies de boulevard à gros budget. L'Etat s'étant désengagé des projets culturels et artistiques, les municipalités et les entreprises ont pris le relais pour subventionner les théâtres, mais les soutiens financiers sont encore trop rares pour les théâtres associatifs et les ateliers de création. Car comme le souligne Bortnikov, acteur vedette du Mossovet, pour survivre "le théâtre ne peut être pauvre".

De nouvelles étoiles filantes dans l'Avant-garde

L'innovation théâtrale en Russie provient essentiellement de la dramaturgie, qui expérimente une certaine attitude, le stiob, terme issu du milieu underground. Le stiob consiste à adopter un parti pris vis-à-vis de soi-même et des autres. L'auteur dramatique Alexeï Chipenko, ex-leader d'un groupe de rock, se retrouve complètement dans cette attitude, lorsqu'il écrit dans un texte manifeste : "Aucune résistance au monde. Totale apathie. Indifférence". Il se pose en observateur, il ne se mêle pas au monde, à l'image du chat qui voit un autre chat écrasé à l'agonie et qui le contourne. Ce grand indifférent est l'auteur d'une dizaine de pièces jouées en Russie et à l'étranger. Ces pièces convoquent un espace onirique où se croisent des alcooliques et des drogués dans des bas-fonds sordides. Dans un monde fondamentalement absurde, Chipenko conserve un ton provocateur qui dénonce, à travers les réalités du corps humain (scatologie, vieillesse, etc.) et celles d'un monde corrompu par le pouvoir, "le vide occupé par les rêves, rêves moteurs d'une vie qui s'éteint". Chipenko écrit un théâtre de fin du monde, l'apocalypse se retrouve sur le devant de la scène, ce qu'il reste d'humanité s'y débat, s'y affronte, tristes bouffons entre la vie et la mort. Si Chipenko écrit de telles pièces, ce n'est pas pour acquérir une grande popularité auprès du public, car il est un auteur plutôt discret et solitaire, qui reste en marge, comme d'autres dramaturges de sa génération. Il n'a en vérité de succès que dans les articles des jeunes critiques russes.

De même, Nikolaï Koliada ne provoque pas l'enthousiasme des foules et ses pièces agacent plutôt le public. Cet auteur très prolixe a eu la chance d'avoir été lancé par Viktiouk, qui a mis en scène sa pièce Le lance-pierres. Ses pièces, notamment Mourlin-Mourlo, sont de vastes farces qui mettent en scène le sentiment de culpabilité des hommes face à la dégradation de l'environnement et de la société. Les hommes espèrent alors trouver dans les sciences occultes et la religion une solution leur permettant de survivre dans le monde actuel et de faire face à leur destin.

Ces dramaturges de l'ombre (Nina Sadour, Koliada), qui œuvrent en solitaire, parlent tous d'un juste retour aux forces primordiales, de la violence de la nature qui se venge lorsque les hommes l'oublient.

Viktiouk ou le nouveau broadway russe

Roman Viktiouk crée l'enthousiasme chez le public russe. Il est devenu ces dix dernières années la nouvelle idole du théâtre, une idole controversée qui attise les débats et alimente la rumeur publique. Certains voient en lui l'avènement d'un nouveau style, d'un nouvel esthétisme, d'autres dénoncent cet esthétisme gratuit, aux effets trop faciles. Viktiouk est plus qu'un homme de théâtre, c'est un phénomène sociologique à lui tout seul. Il rassemble toute une jeunesse citadine à la mode, issue de la Perestroïka, des nouveaux riches qui s'enorgueillissent d'un savoir superficiel et que n'attire que le sensationnel et le clinquant. Viktiouk est donc une sorte de compromis entre la culture de masse et un théâtre plus traditionnel remis au goût du jour. Il est proprement inclassable. Plusieurs critiques voient en lui autant un génie qu'un simple vulgarisateur. Il s'est spécialisé dans les auteurs à scandale et à risque, et n'hésite pas à monter des pièces d'auteurs contemporains inconnus comme Koliada ou Garine.

En cherchant la provocation, il est devenu le grand libérateur des mœurs, et son dernier sujet de prédilection est l'homosexualité. Avec une mise en scène des Bonnes de Jean Genet (uniquement interprétées par des hommes, comme le souhaitait l'auteur) et l'adaptation du Démon mesquin, il a peu à peu créé un nouveau type masculin, androgyne, figure nostalgique d'un monde perdu. Il multiplie aussi les spectacles esthétisants adaptés d'œuvres médiocres et inconnues, tel que M. Butterfly de David Huan. Le théâtre de Roman Viktiouk est une œuvre qui brille, attire, séduit le spectateur par de simples effets de surface. Il stylise à outrance chaque geste, chaque son, sans tenir compte du sens des mots. Pour lui, l'art de la mise en scène repose sur des effets de voix, des corps magnifiés (nous sommes proches de la danse), des costumes chamarrés et des décors flamboyants. Il cherche ainsi à rendre esthétique toute chose, qu'elle soit esthétique ou non, frôlant le kitsch par instants.

Le déversement de la culture de masse dans les esprits russes a créé après la Perestroïka un trop-plein de mots, de sons, et a incité le public à se laisser séduire par les images, au détriment du texte. D'où le succès de tels spectacles, des comédies de boulevard et du star-system. La culture russe est donc elle aussi contaminée par un déluge d'images, et se constitue peu à peu une pseudo-culture médiatique qu'elle croit être la sienne et qui est censée répondre à son attente. Face à ce matraquage, le rôle du théâtre et de la scène est de résister, de créer un lieu où la langue et l'identité nationale soient conservées, afin d'éveiller le public et de faire reprendre conscience de toute la richesse de création que les Russes possèdent.

[1] Myriam Chautemps achève le DEA, Cycle Supérieur d'Etude Comparée de la Transition Démocratique en Europe Postcommuniste (IEP de Paris)

Sources :
AUTANT-MATHIEU, Marie-Christine, "Les âmes mortes de la nouvelle Russie", in Théâtre Public, n°133, janvier-février 1997, pp. 54-61.
AUTANT-MATHIEU, Marie-Christine, "Une Saison russe", in Théâtre Public, n°116, 1994, pp. 19-42.

Vignette : La Polonaise d'Oginski de Nikolaï Koliada

* Virginie POITRASSON est écrivain.

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