Finnois ingriens et Caréliens: passé et avenir

La citoyenneté de l'Union soviétique donna aux peuples non-russes le droit de développer leurs langues et cultures. Pour les Caréliens et les Finnois Ingriens, ce droit n’a pas toujours été respecté. Aujourd’hui dans la Fédération de Russie, ces cultures sont en renouveau. Mais est-il déjà trop tard ? Un monde globalisé avec des migrations importantes signifie-t-il la fin d’une citoyenneté où les droits culturels sont pleinement défendus ?


Lac Ladoga, Carélie (Russie)Durant l’ère communiste aussi bien qu’aujourd’hui dans la Fédération de Russie, le droit des peuples non-russes à voir leurs droits culturels respectés a normalement fait partie de la citoyenneté. Au début de la période communiste, le gouvernement soviétique a encouragé et favorisé l’épanouissement des langues et cultures minoritaires sur son territoire. Cette politique énoncée par Lénine visait à lutter contre le chauvinisme russe de l’époque tsariste, ainsi qu’à remédier à l’illettrisme, en soutenant la création et le développement des langues écrites au sein des différents groupes ethniques de Russie.

Des nations qui ont souffert en URSS

Cependant, ce processus ne fut pas homogène. Les dialectes parlés en Carélie, par exemple, ne purent recevoir le statut de langues officielles dans la République socialiste soviétique autonome (RSSA) de Carélie et ne furent pas amalgamées en une seule langue. Ceci allait à l’encontre d'une idée de la citoyenneté soviétique comme permettant aux peuples de développer leur identité sans sombrer dans une forme de « nationalisme bourgeois ».

L’immigration continuelle de russophones depuis la Seconde Guerre mondiale, suite à la conquête de territoires finlandais, a changé la situation ethnique dans la République : moins de 10 % de la population y était carélienne en 2002, soit 65 344 personnes[1]. Le carélien est resté une langue parlée par une minorité : seulement la moitié des Caréliens la maîtrisait en 1989, soit 40 600 personnes[2]. Depuis 1989, la langue nationale connaît néanmoins un renouveau auquel le gouvernement de la République de Carélie a largement contribué.

Les Finnois Ingriens sont dans une situation comparable. Bien qu’ils n’aient pas eu une république à leur nom, ils jouirent jusqu’à la fin des années 1930 du soutien du gouvernement soviétique pour préserver leur identité nationale. Évacués vers la Finlande par les troupes allemandes en 1942, les Finnois Ingriens acquirent en URSS une réputation de traîtres, si bien qu’après leur renvoi en URSS en 1944-1945, le régime soviétique leur interdit jusqu’en 1956 de retourner dans leur région d’origine aux abords de la frontière finlandaise. Beaucoup de Finnois Ingriens s’installèrent donc dans le reste de l’URSS, au péril de leur langue et de leur culture. Quant à ceux qui revinrent en Ingrie, ils ne reçurent aucune aide de l’État pour maintenir leur langue.

La fin de l’Union soviétique poussa la Finlande à adopter une loi en matière d’immigration qui accorda aux Finnois Ingriens de l’ex-URSS des facilités pour ré-émigrer en Finlande[3]. Cette politique n’a pas été sans conséquence sur l’identité nationale des Ingriens: après avoir été les citoyens d’un État soviétique qui ne reconnaissait pas leur spécificité ethnique, les Finnois Ingriens titulaires de la double citoyenneté russe et finnoise allaient affronter en Finlande des problèmes d’intégration, certains d’entre eux vivant parfois à la marge de la société finlandaise.

Les Caréliens : une citoyenneté artificielle ?

Peu après la révolution de février 1917, les Caréliens obtinrent que soit adoptée une Constitution qui leur donna une autonomie basée sur un Soviet. La langue carélienne devait être adoptée et utilisée dans l’administration et le système éducatif. Le traité de paix finno-soviétique, signé à Tartu en 1920, donna aux Caréliens le droit à l’autonomie et à l’usage de leur propre langue dans la Commune des Travailleurs Caréliens qui, après la guerre civile, prit le nom de République socialiste soviétique autonome (RSSA) de Carélie. Elle fut renommée République socialiste soviétique carélo-finnoise en 1940, avant de reprendre le nom précédent en 1956, pour finalement adopter le nom de République de Carélie en 1991.

Les communistes finlandais qui avaient fui la Finlande après la victoire des Finlandais Blancs durant la guerre civile finlandaise de 1918 reçurent des postes dans l’administration en Carélie soviétique. Ils devaient avoir une forte influence sur les formes que prendrait l’expression de l’identité nationale carélienne en Union soviétique[4].

En octobre 1921, le deuxième Congrès carélien des soviets adopta une décision dont les conséquences furent lourdes pour la langue carélienne en Carélie soviétique. Les participants au Congrès déclarèrent que les différents dialectes caréliens ne pouvaient être unis en une seule langue. Ils ajoutèrent que seuls le russe et le finnois -renommé carélo-finnois conformément au Traité de Tartu- seraient les langues officielles de la Carélie soviétique. Le carélien ne fut cependant pas élevé au rang de langue écrite, et seul un usage oral fut autorisé dans l’administration et les écoles de la République.

Les dialectes caréliens n’allaient pas se voir dotés de la même importance que le finnois en Carélie soviétique, remettant en question la vision de Lénine aux termes de laquelle les peuples minoritaires pourraient s’épanouir culturellement en URSS. L’imposition du finnois par les communistes finlandais allait se prolonger jusqu’à la fin des années 1930 et les purges de Staline dans les rangs des communistes finlandais de Carélie.

L’année 1937 fut marquée par un renouveau de la langue carélienne aux dépens du finnois. En effet, en juin, la nouvelle Constitution de la RSSA de Carélie accorda au carélien le statut de langue officielle aux côtés du finnois et du russe. Cette évolution s’accompagna de l’introduction d’une forme écrite du carélien. En décembre 1937, le gouvernement soviétique décida d’interdire les écoles et les institutions culturelles en finnois. En 1938, le carélien remplaça le finnois dans la vie publique de la République; dans les symboles nationaux ou encore dans l'administration. La guerre d'Hiver de 1940 changea quelque peu la donne: les Soviétiques espéraient qu’une invasion réussie de la Finlande allait déboucher sur la formation d'un territoire englobant la Finlande et la Carélie, dont le finnois serait la langue officielle. Pour cette raison, le finnois fut rétabli dans l'usage officiel en 1940, au détriment du carélien. Face à l'échec de l'absorption de la Finlande, le finnois perdit peu à peu de son importance et disparut, entre 1950 et 1960, des programmes scolaires.

Ce fut avec la glasnost puis la fin de l’URSS que le carélien put préparer son retour. En mai 1989 se tint la première Conférence sur la langue carélienne à Petrozavodsk. Depuis les années 1990, et plus particulièrement depuis 2004 avec une déclaration de soutien officiel pour les langues carélienne, vepse (apparentée au carélien) et finnoise, le Parlement de la République fédérée de Carélie apporte son soutien au maintien de la langue dans l’éducation, les médias et la vie sociale. En dépit de ces efforts, le carélien n’a toujours pas été déclaré langue officielle dans la République et peu d’habitants y parlent carélien. Le petit nombre de locuteurs de carélien et l’hégémonie du russe font de l’identité carélienne une élément purement géographique, l’ethnicité et la langue n’étant plus des marqueurs pour l’auto-identification des habitants de la République[5].

Les Finnois Ingriens : disparition et assimilation ?

Les Finnois Ingriens sont les descendants de Finlandais qui se réfugièrent sur le territoire de l’Ingrie (qui s’étend aujourd’hui de l’actuel oblast de Leningrad au nord-est de l’Estonie) après l’invasion de la Finlande par les Suédois au 17ème siècle. Le Traité finno-soviétique de 1920 donna un certain degré d’autonomie aux Finnois d’Ingrie, qui obtinrent la création d’un district national en 1928. Comme en Carélie, le finnois fut utilisé dans les écoles, les médias et l’administration, même si les Finnois Ingriens parlaient différents types de dialectes[6].

L’absence de république éponyme à laquelle puissent s’attacher les Finnois d’Ingrie et leur petit nombre (114 000 selon le recensement de 1926) entravèrent le respect de leurs droits culturels en tant que citoyens soviétiques. La collectivisation des terres agricoles dans l’oblast de Leningrad causa la déportation de 16 % des Finnois d’Ingrie entre 1928 et 1931. La fin des années 1930 vit de nouvelles déportations et l’installation d’immigrants russes à partir de 1936, la disparition de l’utilisation du finnois dans les médias, l’administration et l’éducation en 1937, et la dissolution du district national des Finnois Ingriens en 1939. La population finnoise du district national de la communauté des Finnois Ingriens avait alors chuté de 43 % par rapport à 1928.

La Seconde Guerre mondiale et le siège de Leningrad entraînèrent la déportation de 20 000 Finnois Ingriens vers la Sibérie et l’évacuation par les Nazis de 63 200 Finnois Ingriens, Ingriens et Votes (un des plus anciens peuples fenniques d'Ingrie) vers la Finlande. À partir de décembre 1944, la Finlande renvoya 55 773 de ces réfugiés en Union soviétique, où ils furent déportés vers différentes régions éloignées de leur terre d’origine[7]. Cette déportation vers diverses contrées et la réputation d’agents de l’étranger qui frappa les Finnois Ingriens après leur évacuation temporaire en Finlande n’encouragea pas les locuteurs de finnois à transmettre leur langue, ni à maintenir leur culture, et ce afin d’éviter les suspicions.

À la chute du mur de Berlin, peu de jeunes parlaient le finnois d’Ingrie. Mais la communauté finno-ingrienne allait connaître de nouvelles péripéties. En avril 1990, le Président finlandais Mauno Koivisto accorda aux Finnois d’Ingrie le droit au retour, un statut jusque-là réservé aux Finlandais qui avaient émigré puis décidé de retourner vers leur pays d’origine – ce que les Finnois d’Ingrie ne pouvaient faire du temps de l’URSS. D’après les services finlandais d’immigration, 30 000 Finnois Ingriens -beaucoup d’entre d’eux russifiés- sont venus s’installer en Finlande depuis 1991[8]. Jusqu’au 1er juillet 2011, les Finnois Ingriens pouvaient faire une demande de permis de résidence permanente et, pour ceux nés en Finlande, obtenir la nationalité finlandaise, sur la base du droit du sol[9]. La Fédération de Russie accepte la double nationalité en accord avec l’article 3.1 de la Constitution de 1993[10].

La culture des Finnois Ingriens survivra-t-elle à l’intégration en Finlande ? Dans ce pays, les immigrants d’Ingrie qui ont une bonne connaissance du finnois tendent à adopter la culture finlandaise, alors que ceux qui ont été russifiés conservent leur culture russe, en Russie comme en Finlande. Dans le cas de la Finlande, on observe une relative marginalisation de certains de ces « compatriotes rapatriés ».

Cependant, il est possible que les plus jeunes d'entre eux, nés en Finlande, cherchent à redécouvrir leur culture, notamment par le biais de la Société ingrienne de Turku, fondée en 1934. La culture ayant fourni aux Finnois Ingriens l’opportunité d’obtenir la citoyenneté finlandaise, leur communauté culturelle pourrait à l’avenir développer une forme de citoyenneté culturelle en Finlande, comparable à celle des suédophones des îles Åland (la langue majoritaire y est le suédois, qui a été élevé au statut de seconde langue officielle du pays).

La citoyenneté soviétique n’a pas été utile pour préserver la langue et la culture des peuples carélien et finno-ingrien. Les soubresauts de l’histoire ont été riches de défis et d'opportunités pour ces peuples. Les Caréliens ont maintenant l'occasion de régénérer leur langue en Russie et les Finnois Ingriens « rapatriés » de s’adapter à une nouvelle citoyenneté en Finlande.

Notes :
[1] En tout, on comptait 93 344 Caréliens dans l'ensemble de la Fédération de Russie en 2002. Source: recensement national.
[2] Seppo Lallukka, Venajan uralilaisten kansajen tilastoja (Statistics of Uralian peoples in Russia), Helsinki, Russian and East European Institute.
[3] Etaient concernés les citoyens de l’URSS dont le passeport portait la mention « finnois » en indication de leur nationalité. De même pour les citoyens soviétiques dont le passeport d’au moins un parent ou de deux grands-parents possédait une telle mention. Depuis 2003, un test de langue est aussi requis.
[4] Sven Tagil, Ethnicity and Nation Building in the Nordic World, London: Hurst & Co., 1995, pp. 225-228.
[5] Paul Austin, The Karelian Phoenix, University of Joensuu, 2009, p. 19-100.
[6] Markku Teinonen and Timo J.Virtanen, Ingrians and neighbours : Focus on the Eastern Baltic Sea Region, Helsinki : Finnish Literature Society, pp. 125-178.
[7] Rein Taagepera, The Fenno-Ugric Republics and the Russian State, London : Hurst & Co., 1999, pp. 140-145.
[8] Pekka Hakala, « Koivisto vehemently denies that Ingrian migration to Finland was KGB initiative », Helsingin Sanomat International, 6 février 2011.
[9] Site Internet du Service finlandais d’Immigration (Maahanmuuttovirasto), http://213.138.145.18/netcomm/content.asp?article=3468 [date de consultation : 27 novembre 2011].
[10] Thomas Alexander Aleinikoff and Douglas Klusmeyer, From Migrants to Citizens : Membership in a changing World, Washington : Brookings Institution Press, 2000, pp. 193-198.

* Diplômé de la School of Slavonic and East European Studies, University College of London

Vignette : Lac Ladoga, Carélie (Russie). © Eric Le Bourhis (2008)