Non-citoyens et russophones, acteurs de la vie politique en Lettonie

Lorsque, il y a vingt ans, la Lettonie a déclaré son indépendance, personne ne se doutait que la question du statut des minorités russophones vivant sur son territoire allait devenir un enjeu majeur de la transition démocratique du pays. L'occupation soviétique a en effet profondément transformé la structure démographique lettone, la part des lettonophones dans la population totale de Lettonie étant passée de 77 % en 1935 à 52 % en 1989. S'ils représentent aujourd'hui 59,5 % de la population, les lettonophones restent marqués par la période d'occupation soviétique, dont ils tiennent à rappeler l’illégalité.


Passeport LettonEn adoptant des lois strictes sur la citoyenneté dès le milieu des années 1990, les autorités lettonnes ont cherché à marginaliser les populations soviétiques s'étant installées dans le pays après 1940. Pour se voir doter de la citoyenneté lettone, il faut en effet justifier d’une filiation avec des citoyens de la première République de Lettonie (1918-1940). Ce n’est pas le cas de nombreux immigrés soviétiques qui ne sont pourtant ni étrangers (ārzemnieks) ni apatrides (bezpavalstnieks) au regard de la loi lettone, mais non-citoyens (nepilsonis). S'ils jouissent de certains droits (sociaux notamment), les non-citoyens sont privés de celui de vote (mais pas du devoir de payer des impôts) et n'ont pas accès à certains emplois (fonction publique, justice, etc.).

Les Russes, principale minorité ethnique du pays représentant 24,7 % de la population, constituent la majeure partie des minorités russophones principalement concernées par la problématique des 319 267 non-citoyens que comptait la Lettonie en juillet 2011[1]. Mais d’autres peuples (Biélorusses, Ukrainiens ou Polonais) font également partie de ceux que l'on regroupe sous l'étiquette de «minorité russophone» (ou, plus largement, « slavophone ») et qui représentent au total 35,6 % de la population lettone.

Outre la question des non-citoyens, c’est l’exercice même de la citoyenneté et la participation des populations russophones à la vie politique qu’il convient d’analyser pour prendre le pouls de la démocratie lettone, entrée dans l’Union européenne (UE) en 2004.

L'inclusion des russophones dans la vie politique lettone après 2004

Le pourcentage de non-citoyens dans la population de la Lettonie est passé de 27,15 % en 1996 à 20,77 % en 2004 et 14,61 % aujourd'hui. Naturalisations[2], émigration et morts naturelles: le problème des non-citoyens tend à se résoudre, mécaniquement si ce n'est par la volonté politique. Si la situation semble en contradiction avec l'acception communautaire du droit des minorités, la législation a pourtant été jugée conforme aux critères de Copenhague puisque la Lettonie est devenue membre de l’UE en mai 2004. Depuis, Bruxelles n'a que peu de moyens de pression pour faire évoluer la législation lettone en matière de citoyenneté.

L'échelon communautaire est pourtant utilisé comme une tribune par les russophones dès 2004 grâce, notamment, à l'élection au Parlement européen de députés russophones. Seule une députée représentant les russophones est élue en 2004 : Tatjana Ždanoka est membre du parti Pour les droits de l'homme dans une Lettonie unie[3]. Ils seront trois en 2009, sur les huit eurodéputés que compte le pays[4]. T.Ždanoka est passée maître dans la défense des intérêts des russophones et des non-citoyens. Euractiv rapportait récemment comment, lors d’une visite du Président Zatlers au Parlement européen, elle l’avait pris à partie au sujet de son soutien aux législations discriminant les russophones[5]. Elle a également joué un rôle clef dans l'inclusion, en 2007, des non-citoyens dans le traité de Schengen, permettant à ces populations de se déplacer librement dans l'espace Schengen. Plus généralement, et ainsi que nous le verrons ultérieurement, la question des non-citoyens est plutôt défendue au niveau international (par les eurodéputés russophones et par des organisations internationales comme l’OSCE ou le Conseil de l’Europe) alors que les divergences ethniques au sein du pays se polarisent sur les questions linguistique et mémorielle.

Les divisions ethniques présentes dans la société lettone se retrouvent évidemment dans l'organisation de la vie politique, tant au sein de l'électorat que dans les structures politiques et administratives. Une étude menée en 2002 a ainsi montré que seuls 8% (les Russes représentant 5,7 %) des employés des ministères étaient issus de l'une des minorités ethniques du pays[6]. Dans le même sens, aucun homme politique russophone n'a participé à un gouvernement depuis le retour à l'indépendance du pays, ni n'a exercé de fonction clef (comme la présidence du Parlement letton). Surtout, les partis russophones ont, jusqu'en 2009, été scrupuleusement tenus en marge de la vie politique nationale par les responsables politiques lettonophones qui cherchaient ainsi à garder le contrôle de Riga, du Parlement et du gouvernement.

La structuration des représentants russophones

En dépit des difficultés rencontrées, les acteurs russophones se sont mobilisés et structurés depuis l’adhésion du pays à l'UE. Cette dynamique a concerné les acteurs politiques comme ceux de la société civile qui se sont mutuellement renforcés. Ainsi, l'adoption de lois linguistiques imposant que 60 % des cours dispensés dans les écoles publiques des minorités le soient en letton a entraîné de véhémentes protestations qui ont abouti à la création de la plus influente association russophone de Lettonie à ce jour, le Congrès Uni de la Communauté Russe de Lettonie (OKROL). En adoptant des mesures perçues comme des attaques frontales par les russophones, les gouvernements lettons ont joué le rôle d'un «ennemi commun» structurant, renforçant la société civile comme les acteurs politiques russophones.

Le principal parti représentant les russophones à l’heure actuelle, le Centre de l’Harmonie (Saskaņas Centrs, SC) a été créé en 2005, de l’union de plusieurs partis majoritairement russophones. Sa première victoire décisive intervient en 2009, lorsque, pour la première fois depuis 1991, un parti russophone s'empare de la municipalité de la capitale. L'accession de Nils Ušakovs, son jeune leader, à la tête de la mairie de Riga a renforcé la confiance des partis politiques russophones. Sa légitimité et sa popularité auprès des Riganais[7] en ont fait l'une des voix importantes de la vie politique lettone.

Lors des législatives de 2011, le Centre de l'Harmonie est arrivé en tête du scrutin (28,4 % des votes soit 31 députés) alors qu'il était en quatrième position aux législatives de 2006 (14,4 % des voix, 17 députés sur 100). Outre l’unification des forces politiques russophones, d'autres facteurs permettent d'expliquer le récent succès du SC. Notamment, la crise économique et politique qui a touché le pays l’a amené, pour la première fois, à axer son discours sur les préoccupations de l'ensemble des habitants plutôt que de jouer la carte ethnique[8].

En fait, ces élections ont avant tout marqué une victoire de l'abstention, pouvant être analysée comme une punition infligée par les Lettons à leurs dirigeants, puisque le taux de participation est passé sous la barre des 60 %, pour la première fois depuis l'indépendance lors de législatives. Le SC a réalisé un score supérieur de deux points seulement à celui qu'il avait obtenu aux législatives de 2010 (26 %). Certes, cela est déjà significatif de l'influence de ce parti dans la vie politique mais on ne peut pas dire qu'il y ait eu un afflux massif d'électeurs vers le Centre de l'Harmonie entre 2010 et 2011.

Pour être limité, le récent succès du SC n'en reste pas moins réel et ce parti joue désormais un rôle déterminant dans la vie politique lettone, bien qu'il reste cantonné à l'opposition. En effet, malgré son score, le Centre de l'Harmonie a été écarté du gouvernement, les partis lettons préférant à une coopération inter-ethnique une coalition mono-ethnique instable (appuyée par seulement 57 sièges sur les 100 que comptent le Parlement).

Louvoiements et incertitudes

Bien qu'il se targue d'être au dessus du clivage ethnique, le Centre de l'Harmonie développe actuellement une stratégie déroutante. Devant l'ensemble des difficultés actuelles que rencontre le pays (situation socio-économique, désaccords profonds sur la mémoire, la langue et l'éducation), la question des non-citoyens ne tient plus le haut de l'agenda politique letton bien que les russophones n'aient jamais été autant représentés et visibles dans la vie politique du pays. Les évolutions des demandes formulées dans les programmes électoraux sont à cet égard révélatrices. Ainsi, la demande d'accorder le droit de vote aux non-citoyens pour les élections locales, une des principales revendications du SC jusqu’alors, a été retirée des programmes des dernières législatives cependant qu’a été incluse une proposition de moratoire sur les questions historiques et ethniques, incluant tout changement constitutionnel et écartant ainsi la question d'une reconnaissance du russe comme langue officielle).

Plus récemment pourtant, la question de la reconnaissance du russe comme langue officielle a refait surface. Si le SC soutient officiellement le letton comme seule langue officielle du pays, N.Ušakovs a signé la pétition visant à proposer un référendum afin d’amender la Constitution pour y inscrire le russe comme langue officielle[9], justifiant sa démarche sur le site de son parti par le pragmatisme (le référendum a peu de chance d’aboutir mais il est important de soutenir le projet en soi). Cet épisode n'est pas sans poser un certain nombre de questions. D’abord, cela ébranle la confiance dont jouissait N. Ušakovs et, plus fondamentalement, cela interroge sur la stratégie et les objectifs du SC : le parti promeut-il une véritable ouverture ou cherche-t-il à instrumentaliser les divergences entre russophones et lettonophones ?

C’est peut-être là le point commun entre partis russophones et lettonophones : l’instrumentalisation des rancunes ethniques plutot que la recherche de solutions à leur apporter. Ainsi, la réaction du Premier ministre à la pétition précédemment mentionnée a été de demander au Président –qui a accepté– de déposer une demande à la Commission des affaires constitutionnelles afin de déterminer s’il était possible de proscrire tout changement de la clause 4 de la Constitution (celle-ci précise que le letton est la langue officielle)[10], alors que la plupart des observateurs considèrent que ce référendum n’a aucune chance d’aboutir à la reconnaissance officielle du russe.

Dans ce contexte, imaginer un gouvernement rassemblant Lettons et Russophones n'est pas chose aisée. Mais, même si l'implication des Russophones à l'échelon politique national ne peut constituer en soi une solution miracle aux problèmes du pays -et il est probable qu'elle poserait en outre à la Lettonie de nouveaux défis-, elle signerait le passage à l'âge de raison d'un pays indépendant depuis vingt ans.

Notes :
[1] Les données sur les non-citoyens viennent du Bureau pour les questions de citoyenneté et de migrations ( http://www.pmlp.gov.lv/lv/). Les statistiques électorales proviennent de la Commission électorale centrale de Lettonie ( http://web.cvk.lv/pub/public/28361.html). Les statistiques démographiques viennent, elles, du site du Bureau central des statistiques ( http://www.csb.gov.lv/).
[2] De 984 naturalisations en 1995, le nombre a substantiellement augmenté jusqu'à atteindre 19.169 en 2005 avant de diminuer et stagner entre 2 000 et 3 000 par an depuis 2008.

[3] Le PCTVL (Par cilvēka tiesībām vienotā Latvijā) a été fondé en 1998 par trois petits partis russophones ancrés à gauche. Plus radical que le Centre de l’Harmonie, il ne dispose plus de siège au Parlement letton depuis 2010 (alors qu’il en avait 25 en 2002).
[4] Outre T. Ždanoka, qui a été réélue, Alfreds Rubiks et Aleksandrs Mirskis (tous deux du Centre de l’Harmonie) sont les deux autres eurodéputés représentant les russophones.
[5] http://www.euractiv.com/fr/europe-centrale/aggravation-crise-conomique-dclenche-meutes-lettonie/article-178501.
[6] Kristina Kallas, Political Participation of National Minorities in Decision-Making Process: Cases of Estonia and Latvia, septembre 2008, http://www.ibs.ee/et/publikatsioonid/item/download/9.
[7] En décembre 2010, 73 % des habitants de Riga approuvaient le travail de Ušakovs, d'après un sondage de l'institut SKDS ( http://bnn-news.com/73-riga-residents-approve-usakovs-15383 ).
[8] http://politika.lv/temas/sabiedribas_integracija/etnopolitiska_dubultspele_gluhiha/.
[9] Céline Bayou, « Lettonie. Un statut pour la langue russe ? », Regard sur l’Est, 15 novembre 2011, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1249.
[10] http://www.delfi.lv/news/national/politics/aptauja-saspilejuma-radisana-starp-latviesiem-un-cittautiesiem-vaino-usakovu-un-dzintaru.d?id=41937484.

* Anne-Charlotte ORIOL est diplômée de l'Institut d'études politiques de Grenoble.
** Linda ZEILINA est étudiante à la London School of Economics.

Vignette : © Igors Gubenko

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