Ortstafelstreit en Carinthie : fin d’une controverse exemplaire

La controverse sur la signalisation routière bilingue en Carinthie, vieille pomme de discorde entre l'Autriche et la Slovénie, appartient depuis le mois de juillet 2011 officiellement au passé. Elle reste toutefois exemplaire des tensions provoquées par l'omniprésence du nationalisme ethnolinguistique dans le contexte intellectuel de l'Europe centrale.


Ludmannsdorf BilcovsDans l'imaginaire politique international, le plus méridional des Bundesländer autrichiens, pour autant que son nom évoque quelque chose, se voit souvent associé au destin d'un homme, Jörg Haider, à celui de son parti historique, le FPÖ (Freiheitliche Partei Österreichs), ainsi qu'à l'héritage idéologique nationaliste et pangermaniste qu'ils représentent. Il est vrai que la droite populiste obtient régulièrement en Carinthie d'excellents résultats électoraux[1] et que Jörg Haider y a mené une carrière politique fulgurante. Cette forte présence institutionnelle des nationalistes s'explique pourtant avant tout par le terreau historique favorable que ces derniers ont pu trouver dans une région marquée par le conflit territorial qui a opposé, au sortir de la Première Guerre mondiale, l'Autriche à la Yougoslavie et dont les prolongements se sont faits sentir jusqu'à très récemment sous la forme d'une controverse lancinante sur la signalisation routière bilingue (souvent abrégée en Ortstafelstreit en allemand) dans les communes peuplées par des membres de la minorité slovène[2].

Dans le Traité d'État de 1955 qui rétablissait l'indépendance de l'Autriche, les minorités slovène et croate se voyaient octroyer un certain nombre de droits, parmi lesquels l'apposition d'indications topographiques bilingues dans les zones du Burgenland, de Styrie et de Carinthie à population slovène, croate ou « mixte ». Dépourvue de stricts critères de délimitation des territoires dits « mixtes », cette provision constitutionnelle allait rester lettre morte jusqu'à ce que, dix-sept ans plus tard, en 1972, le gouvernement de Bruno Kreisky, sous la pression des organisations de la minorité slovène, décide d'apposer une signalisation bilingue dans les localités, au nombre de 205, où la part de population slovène s'élevait à plus de 20 %. A la suite d'un violent mouvement de démontage des premiers panneaux bilingues parmi la population germanophone en septembre 1972, et dans un climat général de montée des tensions ethniques en Carinthie, le Parlement autrichien se résolvait, plus de quinze ans après le Traité d'État, à légiférer spécifiquement sur les droits des minorités. En 1976, au terme d'une longue procédure législative, une loi sur les groupes ethniques (Volksgruppengesetz) était votée qui fixait à 25 % le seuil déterminant en matière d'indications topographiques bilingues, réduisant ainsi de moitié le nombre de localités concernées par rapport à la décision de 1972.

En dépit de l'opposition des organisations slovènes, pour qui ce seuil, trop élevé, contrevenait aux droits accordés par le Traité d'État aux minorités dans les zones dites « à population mixte » (mit gemischter Bevölkerung), le problème de la signalisation bilingue en Carinthie restait à l'arrière-plan des débats politiques dans les années 1980 et 1990. Il refit brusquement surface en 2001, suite au recours constitutionnel d'un avocat et activiste slovène de Carinthie, Rudolf Vouk, contre une amende qu'il s'était vu infliger pour un excès de vitesse provoqué à dessein dans une localité dépourvue de signalisation bilingue malgré une population slovène substantielle. Tout en maintenant l'amende de R. Vouk, la Cour constitutionnelle annulait à cette occasion la clause de la loi de 1976 qui fixait le seuil déterminant à 25 % ainsi que le décret d'application topographique de 1977 qui listait les localités concernées par ce dernier. Elle imposait en outre l'apposition d'une signalisation bilingue dans toutes les localités où les recensements de population indiquaient une proportion de Slovènes supérieure à 10 % seulement, considérant ce seuil comme suffisant pour qu'une localité puisse être qualifiée de zone « à population mixte ».

Dix ans de controverse

En conséquence de l'annulation de la clause des 25 %, le Traité d'État de 1955, pourtant dépourvu de précisions d'ordre territorial ou numérique sur ce point, demeurait comme seule base légale en matière de signalisation bilingue, provoquant un vide juridique qui ouvrait la porte à un conflit d'interprétation des provisions de ce dernier. Le seuil de 10 % imposé par la Cour constitutionnelle rencontrait l'opposition résolue du FPÖ, qui lui refusait toute validité. Gouverneur de Carinthie de 1999 à 2008, Jörg Haider, soutenu par son parti et les associations patriotiques de Carinthie[3], se fit un point d'honneur de défier systématiquement les arrêts de la Cour constitutionnelle imposant une signalisation bilingue, n'hésitant pas par exemple à provoquer ses adversaires en apposant en 2006 des panneaux en slovène volontairement minuscules et illisibles dans plusieurs localités concernées par des arrêts constitutionnels contraignants.

En fait, il aura fallu attendre le remplacement de Jörg Haider, décédé subitement dans un accident de la route en 2008, pour qu'apparaisse un climat politique plus favorable à la recherche d'une solution négociée satisfaisant autant les organisations de la minorité slovène que les membres du FPÖ et du BZÖ. Le changement de stratégie de ces derniers partis est à ce titre particulièrement frappant. En octobre 2009, Gerhard Dörfler, successeur de Jörg Haider comme Gouverneur de Carinthie et ancien fidèle de ce dernier dans le FPÖ et le BZÖ, revendiquait un retour au seuil de 25 % et son application sur la base d'un recensement exceptionnel de la minorité slovène (la pire des solutions du point de vue de cette dernière, dont les chiffres sont en baisse lors de chaque recensement). Une année plus tard, il affirmait au contraire favoriser une solution négociée, à la condition qu'une majorité de Carinthiens soutienne celle-ci dans une consultation populaire.

Au printemps 2011, un compromis était finalement trouvé. Le 26 avril, le Gouverneur Gerhard Dörfler et des représentants de la minorité slovène signaient un mémorandum prévoyant une signalisation routière bilingue dans 164 localités. Étaient incluses toutes les localités déjà listées dans le décret d'application topographique de la loi de 1976, celles qui avaient fait l'objet d'un arrêt de la Cour constitutionnelle dès 2001 ainsi que toutes celles où le taux de population slovène s’élevait à plus de 17,5 % lors du recensement de population de 2001. De façon décisive, l'accord rejetait explicitement toute « clause d'ouverture » qui aurait permis un élargissement subséquent des localités concernées, de même que tout recensement extraordinaire de la population slovène conduit avec l'idée d'y conditionner le nombre de localités concernées par la signalisation bilingue. Si le premier point constituait une condition sine qua non posée par le FPÖ et les associations patriotiques de Carinthie, le second était imposé par la minorité slovène. Les conclusions du mémorandum étaient confirmées dans une consultation populaire en Carinthie en juin 2011 par 67,9 % des répondants. Quelques semaines plus tard, la loi de 1976 sur les groupes ethniques était modifiée dans le sens du mémorandum par le Parlement autrichien à la quasi-unanimité de ses membres.

Isomorphisme langue - nation - État et minorités nationales

Plus que tout, cette controverse témoigne d'une certaine façon, partagée par les deux camps en présence et plus largement en Europe centrale depuis un siècle et demi, de penser la nation ainsi que la langue dans sa relation à cette dernière. Pour les nationalistes germanophones comme pour les nationalistes slovènes, groupe linguistique et groupe ethnique sont synonymes et liés dans un idéal d'isomorphisme langue – nation – État[5] tenant dans deux principes aussi fictifs que très concrets dans leurs conséquences politiques : la nation, définie comme un ensemble d'individus partageant une langue commune, est appelée à disposer d'un État dont les frontières territoriales correspondent aux frontières linguistiques.

Or, dans un univers intellectuel où les frontières linguistiques sont appelées idéalement à correspondre avec les frontières étatiques, la revendication de droits linguistiques par les minorités, conçue comme moyen de réparer une injustice historique d'un côté, est accueillie avec suspicion comme présage d'une reconquête territoriale ultérieure de l'autre. C'est dans ce cadre qu'un enjeu en apparence aussi symbolique que l'apposition d'une signalisation routière bilingue a pu mobiliser en Carinthie le discours politique à intervalles réguliers pendant quarante ans.

L'idéal d'isomorphisme langue – nation – État rend impossible toute approche dépassionnée de la question des droits accordés aux groupes linguistiques minoritaires. Si la controverse sur la signalisation bilingue en Carinthie semble désormais appartenir au passé, elle reste symptomatique d'une Europe centrale où les frontières issues du Traité de Versailles continuent, plus de nonante après, à provoquer peurs et ressentiment.

Notes :
[1] Lors des élections au Parlement du Land de Carinthie en 2009, le BZÖ (Bündnis Zukunft Österreich), issu d'une scission du FPÖ en 2005 menée par Jörg Haider, obtenait 44,89% des suffrages, alors que le FPÖ historique obtenait 3,76%. Un an auparavant, lors des élections au Parlement national, le BZÖ et le FPÖ obtenaient à eux deux 46,09% des suffrages en Carinthie, contre 28,24% au niveau national.
[2] Lors du dernier recensement de population en 2001, 2,4% de la population carinthienne de citoyenneté autrichienne déclarait le slovène comme langue d'usage (Umgangssprache). Les recensements autrichiens n'incluent pas de question sur l'appartenance ethnique.
[3] Il s'agit principalement du Service patriotique de Carinthie (Kärntner Heimatdienst) et de l'Union des combattants pour la défense de la Carinthie (Kärntner Abwehrkämpferbund), qui se donnent pour mission de préserver la mémoire du combat contre l'intégration de la Carinthie à la Yougoslavie au sortir de la Première guerre mondiale.
[4] Parler de nationalistes autrichiens pour décrire les Deutschnationalen serait erroné dans la mesure où ce courant s'oppose à l'existence même de la République d'Autriche, dont il revendique traditionnellement son rattachement à l'Allemagne. Plutôt qu'une traduction par «nationaux-allemands», correcte mais ambiguë, la locution «nationalistes germanophones» a le mérite de mettre l'accent sur le rôle identitaire fondamental conféré à la langue.
[5] L'expression a été proposée par Tomasz Kamusella, The Politics of Language and Nationalism in Modern Central Europe, Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2009.

Sources d'actualité :
- Compte rendu officiel, sur le site du Gouvernement de Carinthie :
https://www.ktn.gv.at/
- Bref historique de la controverse :
http://diepresse.com/home/politik/innenpolitik/647029/Chronologie_Der-OrtstafelStreit-seit-1955 

Sources académiques :
Jennifer Gully, 2011, «Bilingual Signs in Carinthia : International Treaties, the Ortstafelstreit, and the Spaces of German», Transit, 7(1)
Martin Hiesel, «Der Kärntner Ortstafelstreit», Europäisches Jounal für Minderheitenfragen, 2010, 3:167-186.
Martin Hiesel, «Die Lösung des Kärntner Ortstafelstreites», Europäisches Journal für Minderheitenfragen, 2011, 4:173-179

* Jean-Baptiste Blanc est assistant diplômé en linguistique, Université de Lausanne