Géorgie : une langue et une nation «en péril depuis des millénaires»

La guerre russo-géorgienne d’août 2008 a rappelé au monde l’existence d’un peuple ancien de plusieurs millénaires, les Géorgiens, Kartvélienscomme ils se nomment eux-mêmes. Leurs origines relèvent de l’énigme, leur devenir reste en péril.


vue aérienne d'une ville géorgienneLes récits bibliques les localisent en Asie Mineure au IIe millénaire avant JC[1]. Certaines études du 20e siècle leur attribuent une filiation avec les Khaldes : « Il est établi, d’après les sources assyriennes, qu’au 11e et même au 12ème siècle avant JC, les Géorgiens étaient déjà organisés en Etat »[2].

La langue géorgienne, non indoeuropéenne, appartient au sous-groupe Sud des langues caucasiques (langues kartvéliennes) qui se serait formé à partir d'une souche datée du IIe millénaire avant JC et aurait donné naissance, au 7e siècle avant JC, au mingrélien, au laze (ou tchane), au svane et au géorgien.

La langue, ciment de la nation géorgienne 

La langue géorgienne aurait pu disparaître durant l'Antiquité lors des contacts entre les Ibères (Est du pays) et les civilisations asiatiques, entre les Colches (Ouest du pays) et les civilisations méditerranéennes, ou bien plus tard lors des invasions successives des Arabes, des Mongols, des Perses, des Ottomans ou des Russes.
Au 4e siècle après JC, la christianisation du royaume et la nécessité de transmettre les textes religieux conduisent au développement d’un alphabet géorgien. Les moines portent à des dizaines de monastères autour de la méditerranée orientale, en Palestine, en Egypte, en Syrie, à Chypre, dans les Balkans, à Constantinople et en Grèce, une langue et des manuscrits qui serviront de référence après les invasions, ou les morcellements du pays, lors des renaissances culturelles kartvéliennes.

D'outil ecclésiastique, la langue géorgienne devient un des ciments de la grande Géorgie des 12ème et 13ème siècles, entraînant un phénomène de « re-convergence » des tribus kartvéliennes après la « divergence » que des siècles d'histoire leur avaient fait prendre. Le roi, ou la reine, du royaume est alors le protecteur des communautés non kartvéliennes, et souvent non chrétiennes ; il s’attache les services de groupes ethniques « invités » apportant au pays une valeur ajoutée dans les domaines militaires, architecturaux, artisanaux ou du négoce.

Cette théorie de l'existence d'une langue souche kartvélienne initiale, se désagrégeant en langues et en dialectes différenciés et « re-convergeant » grâce au christianisme, a séduit de nombreuses générations de savants géorgiens. Elle illustre le mythe de « l’éternelle renaissance » de la nation kartvélienne, d’essence multiculturelle, créée entre Orient et Occident, sur la route de la soie.

La nation géorgienne contemporaine et la langue

Le 19e siècle voit les premières tentatives de russification. Les élites géorgiennes réagissent et entreprennent l'alphabétisation des populations dans leur langue maternelle, réveillant le sentiment national.

De 1918 à 1921, la Ière République de Géorgie[3] établit les bases d’une démocratie à l’occidentale. Les femmes et les hommes, de toutes nationalités, acquièrent le droit de vote. Un régime parlementaire, avec présidence du Conseil, est constitué. L’Education nationale est créée, avec enseignement de la langue nationale dans les écoles, les lycées et à la première Université géorgienne à Tiflis. Les journaux se multiplient. Les œuvres littéraires des écrivains tant du Moyen-Âge que du 19e siècle sont publiées et mises à disposition dans les bibliothèques. Le savoir, « ganatleba » (la lumière en langue géorgienne), est magnifié.

Les intérêts nationaux arméniens (questions frontalières et possession de la Samstkhé-Djavakhétie), ottomans (possession de l’Adjarie, le Lazistan étant déjà annexé) et russes (possession de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud afin de disposer de passages militaires vers le Caucase du Sud) se heurtent aux intérêts nationaux géorgiens : des conflits éclatent, la Russie soviétique s’entend avec l’Empire ottoman: le Caucase du Sud est envahi et partagé.

De nouvelles tentatives de russification sont engagées et conduisent en Géorgie à des manifestations sanglantes durant les années 1920, les années 1950 (en parallèle avec la visite du président français Vincent Auriol) et les années 1980 : la langue russe devient indispensable pour les relations avec Moscou, la langue géorgienne reste la langue parlée et écrite sur le territoire géorgien. Les dirigeants soviétiques mettent en œuvre une stratégie de morcellement de la Géorgie en républiques et régions autonomes, aux frontières contestées, rendant l’arbitrage du « Centre » indispensable. L’idéologue soviétique Mikhaïl Souslov élève cette pratique, censée préserver les cultures et les langues locales, au niveau de « la stratégie politique », la langue russe devenant l’élément fédérateur.

Ces questions resurgissent après la chute du régime soviétique. La Russie poursuit sa stratégie de contrôle des passages militaires vers le Sud, en Abkhazie par la mer Noire et en Ossétie du Sud par les cols. Elle apporte son soutien aux populations de ces deux régions par une présence armée, une attribution de la nationalité russe et de pensions en roubles. En 1993, les 250 000 locuteurs de langue géorgienne sont chassés manu militari d’Abkhazie qui abrite alors moins de 100 000 locuteurs de langue abkhaze. En 2008, les 20 à 30 000 locuteurs de langue géorgienne sont chassés d’Ossétie du Sud qui abrite alors moins de 50 000 locuteurs de langue ossète.

Politiques et pratiques linguistiques de demain

Le détachement des territoires lazes, abkhazes et sud ossètes a amoindri le caractère multiculturel de la société géorgienne, qui comprend toujours des minorités arméniennes, azéries, juives, kistes (apparentés aux Tchétchènes), kurdes et des populations pratiquant les différents dialectes géorgiens[4].

La seule langue officielle du pays est aujourd’hui la langue géorgienne : elle y est pratiquée par quatre millions de locuteurs -et vraisemblablement par un million à l’étranger. Même s’il fut proposé aux Abkhazes de retenir la langue abkhaze comme deuxième langue officielle et même s’il est proposé des documents administratifs en langue arménienne dans la région de Samstkhé-Djavakhétie, la culture géorgienne reste globalement dominante. Elle utilise aujourd’hui les outils traditionnels, livres, revues, journaux, les outils du 20e siècle, radios et télévisions, mais aussi les outils du 21e siècle, PC, portables et téléphones mobiles avec police de caractères spécifique.

La langue russe s’oublie. Les moins de trente ans ne la parlent pas, les plus de trente ans ne veulent plus la parler. Les écoles russes disparaissent. La communauté russe est partie, y compris les derniers personnels d’une ambassade fermée pour cause de guerre. Le rejet de la culture russe par le peuple géorgien, peuple qui durant deux siècles a fourni hommes politiques, militaires, écrivains, cinéastes, musiciens, artistes lyriques, danseurs, ingénieurs et cadres à la Russie, est symptomatique d’une « décolonisation » ratée.

Les jeunes élites géorgiennes se forment dans les universités occidentales, le « modèle » est à Washington. Afin de s’inscrire dans la mondialisation, elles souhaitent maîtriser la langue anglaise. Le désir d’apprendre s’est tourné vers l’Ouest : les diplômes américains et britanniques ont la cote. Tous les ministres, généralement trentenaires, du gouvernement géorgien en sont pourvus, comme les hauts fonctionnaires et les diplomates. Les titulaires de diplômes russes, quant à eux, mettent en avant le moindre séminaire de quelques jours en langue anglaise auquel ils ont participé. Les étudiants sont à la recherche de bourses d’enseignement supérieur à l’étranger auprès des ambassades ou de fondations anglo-saxonnes. Des écoles bilingues se créent à Tbilissi. La maîtrise de la langue anglaise est devenue un outil d’affirmation de soi et de foi en une nouvelle Géorgie : culture de la gouvernance à la mode américaine et « biznessi » à la mode libérale.

Le futur lycée franco-géorgien de Tbilissi mettra en bonne place l’enseignement de la langue anglaise, la chambre de commerce et d’industrie franco-géorgienne constituée par des entreprises françaises a pris pour nom « French Business Council Géorgie ».

La pratique linguistique est duale. D’un côté, les élites tiennent le savoir, le pouvoir et une double culture, mondialiste et kartvélienne, mondialiste pour pouvoir dialoguer avec les Nations Unies, l’OMC, le FMI, l’UE et l’OTAN, kartvélienne pour pouvoir dialoguer avec leurs compatriotes. De l’autre, les classes moins favorisées tiennent les droits de vote, le vouloir, et la culture kartvélienne afin de limiter les risques de disparition des valeurs ancestrales et la banalisation d’un art de vivre singulier. Les équilibres politiques sont fragiles, entre contenu revendicatif national et contraintes de la mondialisation.

La nation elle-même est devenue duale, « réelle » sur le territoire national et « virtuelle » avec les diasporas essaimées à l’étranger dont l’apport en devises est essentiel (20 % du PIB).

L’identité nationale coïncide de moins en moins avec la langue nationale et avec le territoire national. Le pari de l’éternelle « renaissance kartvélienne » est une nouvelle foi ouvert : permettra-t-il à la Géorgie de traverser un nouveau millénaire ?[5]

[1] Chota Dzidzigouri, La langue géorgienne, Éditions de l’Université de Tbilissi, 1970.
[2] La Géorgie, Association Géorgienne pour la Société des Nations, Paris, 1937.
[3] Mirian Méloua, « La Ière République de Géorgie », Colisée, mars 2008.
[4] Les différents dialectes kartvéliens pratiqués dans le pays sont à l’Est le kartlien, le kakhétien, le khevsour, le pchave, le touchétien, le mokhève, le mtioulo-goudamakar, à l’Ouest le ratchien, le letchkhoumien, l'imérétien, le gourien, l'adjare et le meskhète.
[5] Mikheil Saakachvili, Je vous parle de liberté, Hachette Littératures, Paris 2008, page 182. « Si nous réussissons aujourd’hui à nous sortir de l’invasion russe, nous ressemblerons un jour aux Européens ».

* Miriam MELOUA est spécialiste de la Géorgie

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