Kazakhstan: État des lieux, six mois après la tragédie de Janaozen

La crise grandissante au sommet du pouvoir a été, vraisemblablement, l'un des principaux catalyseurs de l'escalade du conflit qui a opposé, en 2011, des employés et les dirigeants de deux entreprises pétrolières de la région de Mangistau. La presse indépendante évoque de plus en plus souvent l’hypothèse d’une manipulation des pétroliers grévistes, lors des événements de Janaozen et de Chetpe des 16-18 décembre 2011.


Plusieurs procès ont été organisés au printemps 2012 à l'encontre de personnes soupçonnées d'être responsables de ces heurts, au cours desquels 17 personnes, au moins, ont trouvé la mort. Les verdicts prononcés fin mai et début juin ne font pas tomber la tension dans le pays, bien au contraire.

« À Aktau, on juge les victimes »

C’est du moins ce qu’estime l’opposant kazakhstanais Jasaral Kouanychalin et plusieurs journalistes de la presse indépendante telle que Vzgliad qui titrait, en une, le 6 juin dernier : « Pétroliers condamnés, coupables en liberté ».

Un procès s'était ouvert à Aktau le 27 mars, pour juger 37 pétroliers accusés par le pouvoir d'être responsables des événements de Janaozen[1]. Le 4 juin, l'annonce des condamnations a provoqué de violentes protestations de la part de leurs proches : 13 accusés devront purger des peines allant de trois à sept ans de détention, 16 ont été condamnés à trois ans de prison avec sursis, 5 ont été amnistiés et 3 acquittés. Le défenseur kazakhstanais des droits de l'homme Evgeniï Jovtis estime que les pétroliers ont, en réalité, été condamnés non pas pour avoir organisé la tragédie de décembre, mais pour leur mouvement de grève, puisque le procès n'a pas pu montrer leur responsabilité dans cette tragédie.

12 personnes accusées des désordres à Chetpe ont également été jugées, toujours à Aktau. Le 21 mai, 6 d'entre elles ont été condamnées à deux ans de détention puis amnistiées, 4 autres devront purger entre quatre et sept ans de prison. Une autre, condamnée à trois ans de réclusion, est sous liberté conditionnelle avec une période d’épreuve de deux ans; le dernier accusé a été relaxé. Nombreux sont les observateurs et personnages politiques, comme le secrétaire général du parti national social-démocrate Azat, Amirjan Kossanov, qui estiment que ce procès a montré l’inconsistance des accusations, puisque les aveux auraient été obtenus sous la torture. De plus, les principaux témoignages sur lesquels ont porté les accusations étaient ceux de policiers. Des observateurs étrangers ayant assisté à ces divers procès témoignent, eux aussi, des nombreuses irrégularités : des « témoins anonymes » ont été contraints de faire des dépositions, des tortures ont été infligées à plusieurs d'entre eux ainsi qu'à des pétroliers arrêtés... En outre, des policiers avaient été armés, sans respect des procédures, dix jours avant le drame de décembre.

Restent en attente de jugement l'opposant Moukhtar Abliazov, exilé à Londres, l'activiste du mouvement Narodniï Front Serik Sapargali, le metteur en scène Bolat Atabaev, le président du parti d'opposition Alga Vladimir Kozlov (personne ne connaît son sort depuis son arrestation, le 23 janvier 2012) et encore 18 autres protagonistes, tous accusés d'être à l'origine des événements de décembre 2011.

Le pouvoir veut éviter la question qui taraude nombre de Kazakhstanais : qui a organisé les événements de Janaozen et Chetpe et a donné l'ordre de tirer ? Le procureur général du Kazakhstan a mis en cause les autorités locales[2]. Et les journalistes de poser la question: dans ce cas, pourquoi a-t-on jugé les pétroliers ?

Et pour faire baisser la pression...

Des mesures répressives ont également été prises, au début de l'année, à l'encontre de certains membres des forces de l'ordre, de responsables régionaux et de cadres pétroliers. Un procès a débuté fin avril pour examiner le cas de 6 policiers accusés, eux, d'abus de pouvoir et de tortures, ce qui avait été rapporté par des médias dès le mois de février[3]. L'un d'eux a été condamné à cinq ans de réclusion pour avoir battu à mort un homme, dans un local de la police. Mais il est le seul à avoir payé pour d'autres auteurs de telles violences: 200 policiers auraient tiré sur la foule à Janazoen en décembre 2011, selon deux observateurs des procès Zaourech Battalova (du Fonds pour le développement du parlementarisme au Kazakhstan) et Moussagali Douambekov (du Comité populaire anti-corruption).

Deux anciens maires (akim) de Janaozen, Jalgas Babakhanov et Orak Sarbopeev sont, eux, accusés d'abus de pouvoir et de détournements d'un fonds d'aide sociale. Le premier adjoint de l'akim de Mangistau, Amankeldi Ajtkulov, avait également été inculpé, début février, pour abus de pouvoir. Deux responsables du secteur pétrolier, Vladimir Mirochnikov (premier vice-directeur général de la branche Exploration et production de la compagnie nationale Kazmounaïgaz) et Serik Baïmoukhambetov (ex-directeur pour la sécurité et la défense de l’environnement de cette même branche), ont été jugés pour le vol 335 millions de tengué (soit environ 1,8 million d'euros). S. Baïmoukhambetov a été condamné à huit ans de prison le 26 mai 2012. L'ancien directeur de Ouzenmounaïgaz, Kouïkbaï Echmanov (né à Chetpe), est aussi suspecté d'avoir dérobé 127 millions de tengué. Mais ces condamnations pourraient n'être qu'une façon de faire baisser la pression et/ou la conséquence des luttes entre élites.

Guerre des chefs 

Bien avant les événements de Janaozen, une «grande guerre des clans» s'était ouverte pour être au plus près de N. Nazarbaev et recueillir les rênes du pouvoir dès que cela sera possible. Les groupes rivaux actuellement en présence sont, d'une part, celui du Premier ministre, Karim Massimov, allié à Timour Koulibaev (gendre du président N. Nazarbaev) ainsi qu’au chef de l'administration présidentielle Aslan Moussine et, d'autre part, celui de l'adjoint au Premier ministre Kaïrat Kelimbetov et du chef des services de sécurité (KNB), Nourtaï Abykaev. La lutte entre A. Moussine -qui tient les voies d'accès à N. Nazarbaev- et N. Abykaev -qui aurait voulu être le numéro 2 du régime- paralyse le pouvoir. C'est d'ailleurs à A. Moussine, et non pas à leur supérieur N. Abykaev, que rapportaient directement les responsables du KNB chargés des enquêtes, perquisitions et arrestations sur les journalistes et autres personnalités politiques visés au début de l'année 2012. Ce qui est un signe de la faiblesse actuelle du KNB. De plus, A. Moussine n'a pas diffusé le rapport sur les conclusions de l'enquête concernant les policiers à Janaozen le 16 décembre 2011, car le ministre de l'Intérieur Kalmoukhanbet Kasymov détiendrait des informations sur le fils de A. Moussine: il serait compromis dans l'organisation d'actes de terrorisme commis en 2011 au Kazakhstan. K. Kasymov, qui doit son poste de ministre de l'Intérieur à A. Moussine, conserve ces informations, pour l'instant.

Un troisième groupe dit « du Sud » (car tous ses membres sont nés dans le sud du pays) est conduit par Sarybaem Kalmourzaev, anciennement chargé de la gestion des affaires présidentielles, par Kozy-Korpechem Karbuzov, ex-président du comité de contrôle des douanes (ministère des Finances), par Sat Tokpakbaev, député, et par Oumirzak Choukeev, président du Fonds Samrouk Kazyna et premier vice-Premier ministre[4]. Ce dernier avait été placé, par ailleurs, à la tête de la Commission d'enquête sur les événements de Janaozen et il n'aurait pas rempli une seule des missions que le gouvernement lui avait confiées dans ce cadre.

Moussine et Kasymov en perte de vitesse

A. Moussine semble avoir perdu une bataille en se voyant privé du pouvoir de nommer les siloviki (hommes des organes de force) aux postes-clés, en vertu de l'oukaz présidentiel du 8 mai 2012 qui a confié cette responsabilité à K. Massimov. Cet oukaz a été interprété, outre comme un affaiblissement de la position politique de A. Moussine, comme le signe de changements à venir au sommet du pouvoir. Les élites politiques, administratives et des affaires s'attendent, en effet, à de prochains changements au sein du gouvernement. L'hebdomadaire Respoublika avance, avec prudence, l'hypothèse selon laquelle le président N. Nazarbaev utiliserait A. Moussine, pour essayer de renverser l'opposition islamique démocratique et radicale, en employant diverses méthodes, légales et illégales, persécutions politiques comprises.

D'après des sources proches du pouvoir, le nouveau favori de N. Nazarbaev serait le premier vice-Premier ministre Serik Akhmetov (du « groupe de Karaganda »), en poste depuis le 20 janvier 2012. Il serait soutenu par N. Abykaev[5] qui a, lui, pour partisans l'actuel maire d'Almata (et neveu du Président), Akhmetjan Essimov, et le Chargé de la gestion des affaires présidentielles, Serik Oumbetov. K. Masimov pourrait ne plus être Premier ministre prochainement. Et A. Moussine pourrait devenir l'akim d'Astana. Au poste de chef de l'administration présidentielle, pourrait le remplacer N. Abykaev, qui avait déjà occupé ce poste entre 1990 et 1995, puis de 2002 à 2004. Mais la question de savoir qui prendrait le poste au sommet du KNB reste ouverte. Le ministre des situations extraordinaires, Vladimir Bojko et le premier adjoint au président du KNB, Vladimir Joumakanov, seraient de possibles successeurs.

« Un régime dangereux pour le Kazakhstan »

Des observateurs kazakhstanais signalent que la situation interne reste bloquée après les procès à Aktau. Mais des forces politiques semblent s'organiser, ou du moins certaines personnalités réfléchissent à la façon dont elles pourraient s'organiser et procéder à une modernisation de la vie politique. Le président du mouvement vert Roukhaniat, Serikjan Mambetaline, a suggéré la création d'un gouvernement du peuple et a appelé à se rallier à lui A. Kossanov, Zaourech Battalova, Oraz Jandosov (ancien conseiller spécial du Président pour les questions économiques), l'écrivain, député et ancien ambassadeur Moukhtar Chakhanov, et l'économiste Moukhtar Taïjan. Fin mai, au cours de débats portant sur les réformes politiques et socio-économiques à entreprendre pour assurer la stabilité du Kazakhstan, le président du parti Azat, Jarmakhan Touïakbaï, a conclu que le pouvoir en place constitue une menace pour le pays. Les leaders de l'opposition appellent la société à se mobiliser pour proposer une alternative à l'impasse actuelle.

Notes :
[1] Hélène Rousselot, « Kazakhstan : Les répressions politiques après la tragédie de Janaozen », Regard sur l'Est, 15 avril 2012.
[2] A. Zlobina, Ch. Iskakova, « Kak my proveriali ''taïnou sovechania'' », Respoublika, 25 mai 2012.
[3] Cf. notamment l'article de E. Kostioutchenko, « Boudte gotovy k slejke ouje segodnia », Novaya Gazeta Kazakhstan, 2 février 2012.
[4] Né en 1964, économiste de formation, il est ministre de l'Économie de 1995 à 1997, puis PDG de la banque Touran Alem, maire d'Astana de 2004 à 2006, et premier vice-Premier ministre de 2009 à 2011.
[5] N. Abykaev aurait déposé sa démission en avril dernier, démission finalement repoussée par le président Nazarbaev.

 

* Hélène ROUSSELOT est spécialiste de l'Asie centrale

Vignette: © http://en.government.kz

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