La faucille et le rouble

Directeur du Centre de démographie et d'écologie humaine de l'Institut des prévisions économiques de l'Académie des sciences de Russie, Anatoli Vichnevski nous parle de la société russe et de ses transformations depuis le début du XXe siècle. Il tente de saisir et d'analyser, à l'aide de chiffres mais aussi grâce à une approche littéraire des grands auteurs russes du siècle passé, l'évolution de toute une société, dans des acceptions aussi larges que pluridisciplinaires.


La faucille et le rouble se nourrit d'oppositions, de confrontations qui sont la matière même des multiples aspirations et des attentes de la société russe depuis le début du vingtième siècle; le sous-titre du livre, la modernisation conservatrice en URSS, répète à l'envi cette opposition qui, à première vue, ne manque pas de surprendre le lecteur : comment une modernisation peut-elle être qualifiée de conservatrice ?

Ne pas condamner le passé

Ce paradoxe apparent trouve sa résolution dans la rapide mise en place d'une démonstration qui remonte aux origines des interrogations et des observations de la société et du pouvoir russe face au monde occidental, origines que l'auteur situe à l'éveil provoqué par l'entreprise énorme engagée au XVIIème siècle, sous le règne du légendaire Pierre le Grand.

Loin de remettre en cause les soixante quatorze années du pouvoir bolchévique et leur héritage, Anatoli Vichnevski démontre au contraire les apports de cette période qui est loin d'avoir été le gouffre insondable que l'on présente trop souvent. S'il est une certitude pour l'auteur, c'est qu'il n'est point besoin de tout recommencer au point où les choses avaient été laissées en 1917.

Les cinq modernisations inachevée

Le propos d'Anatoli Vichnevski s'articule donc autour de la démonstration d'une modernisation lente de la société russe depuis le début du vingtième siècle, modernisation opérée autour d'une série de révolutions; cinq révolutions (une révolution économique, une révolution urbaine, une révolution démographique, une révolution culturelle et une révolution politique) sont prises en compte, qui expliquent les enseignements retirés et les avancées produites durant le règne du pouvoir bolchévique.

Cependant, les cinq révolutions - ou modernisations - qui ont permis à l'URSS d'évoluer en empruntant de nombreux acquis instrumentaux des sociétés occidentales (technologie moderne, formes extérieures de vie, sciences, instruction, etc.), restent inachevées car cette dernière a été incapable de créer les mécanismes sociaux assurant le développement autonome du système économique des sociétés industrielles tels que la propriété privée et le marché. A chaque fois, et c'est là l'articulation principale de l'ouvrage, les objectifs instrumentaux de la modernisation, après une période de bref succès, sont entrés en contradiction insurmontable avec les moyens sociaux conservateurs.

De même, l'immense disparité régionale du pays a ajouté à cette crise systémique rendant les cinq modernisations beaucoup plus "conservatrices" dans les régions périphériques (surtout l'Asie centrale et le Caucase) que dans le centre, plus à même d'accepter le modèle soviétique de modernisation. Les forces centrifuges provoquées par le caractère conservateur de la modernisation ont ainsi eu pour résultat de précipiter l'éclatement de l'empire contre lequel un fédéralisme fictif est devenu impuissant; le modèle soviétique illustrait dès lors clairement le fait que le modèle de modernisation soviétique avait bel et bien épuisé toutes ses ressources.

La chance de l'héritage : un point de départ ?

Il convient donc aujourd'hui, selon Anatoli Vichnevski, de conserver les acquis essentiels de la modernisation "instrumentale" de l'époque soviétique tout en créant des groupes sociaux inconnus jusque là mais qui permettrait au pays d'assurer un développement autonome. La conclusion est donc teintée d'une note optimiste, du moins pleine d'espoir; la Russie est prête à prendre un nouveau départ, en tant que "pays développé" à part entière. Rassurée et assurée par son développement centenaire, celle-ci possède en effet deux acquis principaux qui lui permettent d'envisager un avenir serein : elle recèle, dans un premier temps, les atouts d'un puissant capital industriel, technique et scientifique qu'elle lie, dans un second temps, à une transformation de sa société conforme à l'image d'une pyramide sociale nettement plus équilibrée que par le passé avec l'existence de "couches moyennes". Encore faut-il que ces classes moyennes se regroupent autour de la défense d'un intérêt collectif et qu'elles mettent au placard le cercle vicieux de l'interminable opposition des extrêmes d'une société divisée. Et Anatoli Vichnevski de conclure : "C'est une chance, une possibilité qu'il ne faut pas laisser échapper".

Par François VILALDACH