Grandes surfaces… Nouveaux espaces

Le regard porté sur le développement des pays de l'Est se fait souvent d'un point de vue institutionnel, au détriment de la sphère réelle et des investissements réalisés sur place ; ceux-ci existent cependant bel et bien : les domaines des Industries Agro-Alimentaires (IAA) et de la grande distribution permettent de chiffrer cette avancée, donnant un visage peut-être plus identifiable à un profond processus d'intégration européenne.


Aujourd'hui, lorsque l'on parle des pays de l'Est, il vient immédiatement à l'esprit la litanie des métaphores marines sur la première et deuxième "vagues d'intégration". Les pays de l'Est sont appréhendés par la capacité qu'ils ont ou qu'ils auront à, dans le futur, se joindre aux membres de l'UE.

La vision purement institutionnelle, indispensable pour une coordination efficace de l'effort d'unification, prend en compte les aspects macroéconomiques, juridiques, politiques et sociaux de cette réunion d'Etats européens au détriment d'une autre réalité tout aussi importante, celle de la dynamique d'une sphère marchande au cœur même de l'éventuelle intégration européenne tant espérée.

Les évolutions de la sphère privée du monde de l'alimentaire, représentée par les grands groupes des Industries Agro-Alimentaire ainsi que par celle des grands distributeurs a un rôle d'importance à jouer dans le développement de la zone. De nombreux investissements ne cessent d'être réalisés qui laissent aujourd'hui transparaître un profitable développement marchand…

Les implantations des IAA à l'Est : une géographie assez restreinte

Le monde des IAA dans les pays de l'Est reste majoritairement le fait de grands groupes européens comme Nestlé (46,373 milliards de Chiffre d'affaires), Unilever (90,396 milliards de florins de Chiffre d'affaires) ou Danone (87,185 milliards d'euros de Chiffre d'affaires), seuls capables de parier et d'investir massivement sur l'avenir de pays toujours qualifiés d'"émergents".

Les investissements de ces géants de l'alimentaire restent cependant pour l'instant le fait de quelques pays de l'Est bien identifiés: on y retrouve sans trop de surprise les pays jugés aptes à un avenir radieux proche (Pologne, République tchèque, Hongrie, Slovénie). Un certain flou demeure à l'égard des autres pays, en l'occurrence les grandes inconnues russes, slovaques, roumaines ou ex-yougoslaves; pour ces derniers pays, le pari est en effet encore plus osé et l'on comprend facilement les préventions qui se font jour à leur encontre… Si bien qu'en matière de stratégie de développement, les dirigeants des grands groupes restent volontiers assez vague quant à la géographie ou aux volumes investis sur place.

Les stratégies d'investissement dans la zone sont regroupés sous la dénomination d'"Europe de l'Est" elle même souvent noyée derrière les catégories d'"Europe" ou de "Reste du monde". Ainsi, Helmut O. Maucher, Président du Conseil d'administration de Nestlé déclare que "Le Groupe a [ainsi] réalisé de très bons progrès en Amérique du nord et dans certains pays d'Asie. En Europe occidentale, le consommateur a finalement retrouvé confiance et les perspectives semblent généralement bonnes. Enfin, vers la fin de l'année, les pays de l'Europe de l'Est ont eux aussi repris le chemin de la croissance […] Les indicateurs économiques sont généralement positifs, même si en Europe de l'Est le processus de normalisation n'en est qu'à ses débuts". La prudence continue pourtant d'être de mise, la crise russe étant sur le point de passer au rang de mauvais souvenir[1], même si, comme ne le cache pas les Présidents d'Unilever, Antony Burgmans et Nial Fitzgerald, "Notre activité reste faible en Europe Centrale et en Europe de l'Est, avec des signes de légère reprise en Russie".

Une dynamique a été cependant indéniablement lancée par les grands groupes de l'industrie agro-alimentaire et ce, dès la fin des années 90. Cette stratégie vise à "donner la priorité à l'élaboration de produits d'un prix abordable proposés sous des marques locales populaires", comme l'affirme clairement dans ses déclarations et ses communiqués le géant suisse Nestlé. Danone semble lui emboîter le pas en privilégiant une internationalisation toujours plus accélérée dans les pays émergents et profiter de son potentiel "ainsi que le montrent les fortes progressions enregistrées ces dernières années dans l'Eau et les Biscuits en Chine, ou dans les Produits Laitiers Frais au Mexique et en Europe Centrale. Dans les pays émergents, l'accroissement du pouvoir d'achat et le développement de classes moyennes favorisent la demande de produits alimentaires à marques. En effet, ces populations recherchent de plus en plus une alimentation saine, sûre et équilibrée. Le Groupe ambitionne donc de procéder à de nouvelles prises de participation ou au démarrage de nouvelles activités propres".

Le développement de marques locales propres aux pays concernés s'étaye sur la mise en place de nouvelles usines et sur le rachat ou la prise de participation dans des affaires nationales. Nestlé possède 22 fabriques dans les pays de l'Est[2] sur un total de 509, soit 4,3 % des implantations mondiales, ce qui laisse une marge de développement considérable au Groupe suisse qui continue sa politique de croissance externe comme le montre les récents rachats de Svitoch (1999), confiseur industriel en Ukraine et de Darling (1998), aliments pour chats et chiens distribués dans 13 pays de la zone; cette politique de développement s'appuie également sur une forte innovation en matière de création de produits ou d'extension de gammes adaptées aux pays cibles : succès du lancement d'Anticol (friandise chocolatée) en République tchèque, élargissement de la distribution de la gamme de produits Maggi en Russie et progression des ventes de Friskies dans une douzaine de pays de la région.

Danone quant à lui est présent dans la zone depuis 1990 avec les marques Danone, Opavia, Bolshevik etc.[3], ce qui lui confère le rang de leader des Produits laitiers frais en Hongrie, en Pologne, en Bulgarie et en République tchèque ainsi que celui de leader des Biscuits en Russie (Bolshevik), en République tchèque et en Slovaquie (Opavia), en Pologne (Wedel) ; les investissements en Europe Centrale ne cessent de se développer, qu'ils soient humains avec une progression des effectifs de 3,2 % à 9,4 % des effectifs mondiaux sur la période 1998-1999 (soit un passage de 2 534 à 7 146 employés) ou structurels avec, pour l'année 1999, la mise en place de deux nouvelles unités de productions, intégrant les équipements les plus modernes, en République tchèque (Usine de Biscuits Opavia) et en Roumanie (Usine de Produits laitiers frais).

Le géant français affiche donc de bons résultats dans la zone tout en permettant une politique d'investissements suivie qui a pour résultat une augmentation sensible de sa part de marché dans le domaine des Produits laitiers frais, part de marché passée de 17 % en 1998 à 23 % en 1999. Danone réalise ainsi sur la zone un Chiffre d'affaires de 333 millions d'euros pour sa branche Produits laitiers frais (soit 5,6 % du chiffre mondial) : en République tchèque, le succès se confirme avec des ventes qui progressent de plus de 40 %, la Pologne et la Hongrie continuent à enregistrer des taux de croissance supérieurs à 10 % même si, seule ombre au tableau, la filiale russe, consolidée globalement pour la première fois en 1999, connaît, dans un environnement économique difficile, un recul de ses ventes qui affecte considérablement sa rentabilité. La branche Biscuits, elle aussi, affiche des chiffres assez rassurant quant au potentiel de développement de la zone : le chiffre d'affaires de l'Europe de l'Est est de 210 millions d'euros (soit 7,5 % du Chiffre d'affaires mondial de la branche) ce qui fait de Danone le leader incontesté de la zone avec 78 % de parts de marché en République tchèque, 38 % en Slovaquie (Cokoladovny/Opavia), une progression de la rentabilité en Pologne (rachat du n°1 Delicja/Wedel) et une marge opérationnelle positive en Russie (Bolshevik).

Ces chiffres ne doivent cependant pas créer d'illusions relativement à la vraie nature des investissements dans la zone même si les perspectives de développements sont, de l'avis général chez les dirigeants de ces Groupes, très encourageantes ; une forte croissance des marchés demeure envisageable, eu égard au pouvoir de consommation non encore exploité que représente ces pays. Encore faut-il que les mœurs de consommation à l'occidentale s'imposent, ce que laisse présager le réseau toujours plus grandissant de la grande distribution dans les pays de la zone (cf. l'article sur les habitudes alimentaires).

Un réseau de grande distribution en développement

Si les IAA connaissent un développement prometteur dans la zone, cela est aussi le cas pour les réseaux de grande distribution ; là encore, les grands Groupes (majoritairement européens) mènent la danse et se font un devoir d'être présents sur le marché, essayant de traquer les nouveaux consommateurs des pays de l'Est. Carrefour, Casino, Auchan et Tesco, pour ne citer que les plus actifs, multiplient les créations et les implantations de Centrales d'achat et de distribution.

A ce titre, les chiffres de la toile que les grands distributeurs européens commencent à tresser dans la zone se passe de long discours; la simple constatation de leur évolution est, elle aussi, le véritable témoin de la mutation des pays concernés qui évoluent vers un rapprochement des habitudes de consommation occidentales. Cependant il faut mesurer le propos au vu et au su des stratégies aussi diverses que variées qui voient le jour pour investir ces nouveaux espaces.

La marque anglaise Tesco parie sur un développement limité à quatre pays d'Europe centrale que sont la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie, ce qui représente une population estimée à près de 68 millions de consommateurs et une surface de 610 000 mètres carrés d'hypermarchés[4]. Le développement est foudroyant, passant de deux hypermarchés en 1997 à 19 en 1999 et 69 prévus pour la seule Europe Centrale en 2002, progression dont le but avoué est le leadership de la distribution dans la région.

Face au distributeur anglais, Carrefour adopte une stratégie plus timide de distribution avec le développement de 7 hypermarchés (dont 4 en 1999) et de 6 supermarchés Stoc en Pologne ainsi que 3 hypermarchés en République tchèque (dont 2 en 1999 à Brno et Usti nad Labem). Carrefour continue de manière détourné ses investissements dans la zone avec, en Pologne, une politique marquée d'acquisitions de points de ventes ou de créations de nouveaux magasins (89) via le travail des équipes des Comptoirs Modernes. Le concurrent direct Auchan mène pour sa part une politique très orientée vers des structures nationales; le Groupe possède ainsi une structure juridique définie par pays avec deux filiales détenues à 100 % en Pologne et en Hongrie (Auchan Pologne et Hongrie - respectivement 4 et 1 hypermarchés) et une filiale Robert Pologne détenue à 45 % (14 supermarchés). Les 4 hypermarchés polonais (Gdansk, Piaseczno, Modlinska et Sosnowiec) représentent un effectif permanent de 3 324 personnes pour 791 personnes dans l'hypermarché hongrois de Budaors qui sera bientôt rejoint par un deuxième hypermarché à Soroksar, conférant à Auchan une position de leader sur le marché hongrois.

De manière plus timide, Casino ne s'est implanté qu'en Pologne (Géant Polska) où il développe 11 Géants (soit 13 % du Chiffre d'affaires mondial, 383 millions d'euros pour 26 % de l'effectif du Groupe), suivant ainsi une progression régulière dans la création de supermarchés passés de 4 à fin 1998 à 11 fin 1999. Ces supermarchés profitent de toute une infrastructure logistique mise en place à Lodz où a été ouvert depuis peu un entrepôt de 35 000 mètres carrés. L'année 1999 aura également vu l'apparition dans les géants casino polonais de plus de 1 000 produits de la marque Leader Price détenue par le Groupe, démarche préalable à l'installation de chaînes Leader Price en Pologne; une vingtaine d'ouverture de magasins Leader Price s'est effectuée en 2000 avec une perspective de 40 à 50 créations par an pour les années suivantes.

Cette longue énumération montre que la zone est soumise à une concurrence forte en matière de distribution et de conquête de nouveaux marchés; cependant, il apparaît que les pays qui attirent directement les investissements des grands groupes de distribution restent liés à la perspective de rejoindre à court terme le marché européen. La Pologne possède donc un statut privilégié dans la bataille que se livrent les grands distributeurs, suivie par la Hongrie et, dans une moindre mesure, par la République tchèque. Enfin, dernier constat, seules les sociétés d'Europe occidentale semblent vouloir croire ou s'intéresser activement au développement marchand de la zone, les groupes américains étant les grands absents de la mise en place de ce réseau d'hyper et de supermarchés dans les pays de l'Est. La dernière inconnue reste la propension qu'auront les populations d'Europe Centrale et orientale à acheter leur produits via Internet et les ventes online ; peut-être est-ce la future clé qui permettra de régner sur ce nouveau marché…

Par François VILALDACH

Vignette : supermarché à Moscou (photo libre de droits, attribution non requise)

[1] En Europe de l'Est, la première moitié de l'année 1999 a été marqué par un fléchissement économique dû à la dévaluation du rouble en 1998 ; Nestlé a vu une baisse de ses ventes sur la zone même si ces dernières ont connu une forte reprise au cours du second semestre 1999, la marge d'exploitation dépassant le niveau atteint avant la crise russe. Témoins flagrants de cette crise, le cours du cacao et le commerce du chocolat, au centre de l'activité de Nestlé, ont souffert énormément de la dévaluation du rouble qui a provoqué une baisse de la demande de produits à base de chocolat ainsi qu'une très nette diminution de l'utilisation du cacao dans la zone. De même, en Europe Centrale et dans la CEI, la production laitière a diminué car la chute des prix a découragé les agriculteurs d'augmenter leur production.
[2] Nombre d'unités de production par pays (et leurs activités) : Russie 6 (Production locale et importation de boissons, de produits laitiers, nutrition et glaces, de plats préparés et produits pour cuisiner, de chocolat et confiserie) ; Pologne 5 (Production locale et importation de boissons, de produits laitiers, nutrition et glaces, de plats préparés et produits pour cuisiner, de chocolat et confiserie) ; République tchèque 5 (Production locale et importation de boissons et de chocolat et confiserie, importation de produits laitiers, nutrition et glaces, de plats préparés et produits pour cuisiner) ; République slovaque 1 (Production locale et importation de plats préparés et produits pour cuisiner, importation de boissons, produits laitiers, nutrition et glaces, de chocolat et confiserie) ; Ukraine 1 (Production et importation locale de chocolat et confiserie, importation de boissons, de produits laitiers, nutrition et glaces, de plats préparés et produits pour cuisiner) ; Hongrie 2 (Production et importation locale de boissons, de plats préparés et produits pour cuisiner, de chocolat et confiserie, importation de produits laitiers, nutrition et glaces) ; Roumanie 1 (Production locale et importation de boissons) ; Bulgarie 1 (Importation de boissons, de produits laitiers, nutrition et glaces, de plats préparés et produits pour cuisiner, production locale et importation de chocolat et confiserie).
[3] Russie : Yaourts, yaourts aux fruits, kefirs par Danone Volga (1994) ; biscuits sucrés et salés Bolshevik (1994) ;Pologne : Yaourts, fromages frais, desserts par Danone sp zoo (1991), Bakoma (1999 - rachat de 46% du n°2 polonais) et biscuits sucrés et salés Wedel par Danone Ciastka (1998) ;République Tchèque et Slovaquie : yaourts, fromages frais, desserts par Danone a. s. (1991) et Danone Spol s.r.o (1991), Biscuits Opavia par Danone Cokoladovny (1992) ; Hongrie : yaourts, fromages frais, desserts, kefirs par danone Kft (1990) ; Roumanie : Yaourts, fromages frais par Danone (1997) ; Bulgarie : Yaourts, desserts par Danone serdika (1993).
[4] 39 magasins en Hongrie soit 300 000 mètres carrés, 34 en Pologne soit 210 000 mètres carrés, 10 en République tchèque soit 300 000 mètres carrés et 8 en Slovaquie soit 190 000 mètres carrés pour un total de 91 magasins soit 1 million de mètres carrés incluant 19 hypermarchés totalisant à eux seuls 680 000 mètres carrés.