«La femme, notre camarade !», (V.I.Lénine) Ou le combat des femmes russes pour l’égalité

« Merci aux femmes : elles écriront quelques lignes formidables dans le Livre de notre histoire » Piotr Viazemski, Historien russe du 19e siècle.


maquilleuse travaillant sur le visage d'une femme russeLes femmes russes, comme le démontre l’histoire ancienne et récente du pays, se sont toujours battues pour un «meilleur avenir» dans un « présent difficile ».
Un pas important est franchi en mars 1917 lorsque les représentantes de la Ligue des droits des femmes, formée à Saint-Pétersbourg à la suite de nombreuses manifestations et déclarations, ont obtenu du gouvernement provisoire russe que la Douma leur reconnaisse des droits politiques à égalité avec les hommes: droit de vote, droit d’être élue à la Douma, droit d’organiser des mouvements et des partis politiques[1].

« Elles suivent, c’est leur destin,
Du peuple russe le chemin 
»[2]

Un proverbe russe affirme qu’« il n’y aurait pas eu de bonheur si le malheur ne l’avait pas aidé ». Le premier mouvement organisé des femmes russes voit le jour en novembre 1812, en pleine guerre franco-russe. D’après les sources de l’époque, les soldats français, en donnant l’assaut à la cavalerie russe, prononçaient cette phrase « sacrée » : « On va faire pleurer les belles Russes ! ». Certes, les femmes russes ont pleuré, mais au début seulement. Après la bataille de Borodino, la prise de Moscou et le feu qui a dévasté la capitale russe, les « belles Russes » ont décidé d’agir et ont organisé la « Première société patriotique des femmes russes », qui a perduré jusqu’en 1826. Sur le territoire de l’Empire saccagé par l’ennemi, cette association a multiplié les actes de charité et les initiatives philanthropiques, elle a créé des écoles et des hôpitaux. Puis, en 1826, après l’insurrection ratée des Décembristes, les mêmes «belles Russes» ont véritablement fait la preuve de leur héroïsme en accompagnant leurs maris dans les bagnes sibériens. En effet, nombreuses furent celles qui suivirent l’exemple des Maria Volkonskaïa, Ekaterina Troubetzkaïa, Alexandra Mouraviova. Ces trois jeunes femmes, épouses ou sœurs des chefs de l’insurrection, ont passé plus d’un an à lutter contre les fonctionnaires de la monarchie russe pour rejoindre les êtres qui leur étaient chers. Elles quittèrent leurs familles, leurs enfants, laissant derrière elles une vie noble et heureuse, conscientes d’une seule chose: seul leur amour pouvait sauver leurs époux misérables.

Nikolaï Nekrassov leur rend un vibrant hommage dans son poème intitulé Les femmes russes :
Il est des femmes au village,
Aux mouvements calmes et forts,
Avec de fiers et purs visages,
Reines de regards et de corps.

Saleté, misère cruelles
N’ont aucune prise sur elles,
Elles suivent, c’est leur destin,
Du peuple russe le chemin.

[...]
Elle triomphe à tous les jeux,
Son esprit est plein de ressources,
Elle entre dans l’isba en feu,
Elle arrête un cheval en course.[3]

Le général Raïevskiï, père de Maria Volkonskaïa, partie pour la Sibérie à l’âge de 22 ans, salue en ces termes la démarche courageuse de sa fille : « Ce sont elles qui, grâce à Dieu, obtiendront la rédemption de notre siècle ignoble ! »

Féminisme à la russe

Moins d’un siècle plus tard, les mouvements révolutionnaires voient le jour en Russie; de nouveau, les femmes figurent aux premiers rangs : Perovskaïa, Armfeld, Figner, Reisner, Kollontaï ont lutté contre le régime monarchique et la servitude du peuple russe dès les années 1870. Leurs vies brisées témoignent de l’arbitraire qui régnait dans la Russie tsariste : les bagnes (même pour les femmes), la peine de mort pour raisons politiques, l’exil. Vera Figner (1852-1942), condamnée pour activités révolutionnaires, passa vingt ans dans une cellule de la forteresse de Schlisselburg, à proximité de Saint-Pétersbourg. Sofia Perovskaïa (1853-1881) fut la première femme russe condamnée et exécutée pour sa participation au mouvement révolutionnaire Narodnaïa volia (La volonté du peuple) et, surtout, au meurtre d’Alexandre II, en mars 1881. Il en va de même pour Alexandra Kollontaï (1872-1952), communiste et féministe, première femme diplomate soviétique et première femme ambassadeur dans l’histoire de la diplomatie mondiale du 20e siècle. Natalia Armfeld (1850-1897) participa elle aussi activement au mouvement anarchiste Narodnaïa volia, ce qui lui valut d’être exilée. Larissa Reisner (1895-1926), journaliste et poète révolutionnaire, participa à la guerre civile (1918-1920).

Dans l’esprit de ces jeunes femmes russes, l’activité révolutionnaire était inséparable des idées d’émancipation des femmes; le féminisme « à la russe » s’est donc ancré dans les mœurs en Russie soviétique bien avant mai 1968 en Europe. Les femmes du pays des Soviets ont obtenu le droit de travailler, de faire leurs études et de choisir leur sort sans lutte, ni conflit.

Mais, en échange, le pouvoir leur imposa une certaine… « déféminisation » : l’égalité entre hommes et femmes supposait le refus des qualités «purement» féminines telles que la beauté, la douceur, la fragilité… La femme soviétique à l’aube du régime bolchevik ressemblait plus à « une » compagnon de route partageant les difficultés de la Révolution qu’à un être paré des qualités du sexe dit faible. Les serviteurs du Parti se montraient parfois très jaloux des nouveaux dogmes: les femmes n’avaient pas le droit de se maquiller (le rouge à lèvres étant considéré comme un signe d’appartenance à la bourgeoisie), ni même d’être simplement élégantes. Carlo Lévi, lors de son voyage en URSS en 1956, note un « manque absolu, volontaire et ostentatoire de tout érotisme, remplacé par d’autres idéaux »[4]. Cette volonté d’uniformiser tout et tous en URSS a provoqué, aussitôt après la chute du communisme, une réaction inverse: on a rapidement vu apparaître une nouvelle femme russe, libre dans ses choix vestimentaires et toujours tirée à quatre épingles.

Les « poupées russes »

Ces nouvelles beautés slaves sont parfois qualifiées en Occident de « poupées russes ». La vision en reste assez ambiguë: d’un côté, l’aspect physique, qu’exacerbent le maquillage et les vêtements, donne une impression superficielle ; de l’autre, derrière cette image d’Epinal, on trouve une finesse et une profondeur inattendues. La beauté féminine en Russie est rapidement devenue un instrument de séduction à tous les échelons sociaux. Un instrument certes apprécié, mais pas le seul. Car la beauté (qui ne se limite pas à la beauté plastique) apporte la confiance aux femmes russes. L’actualité russe est friande d’exemples de ces femmes qui accèdent à des postes à responsabilité.

D’après un sondage[5] réalisé par le FOM (Fonds pour l’opinion public, Fond obchtchestvennovo mnenia) en 2008, 54 % des Russes n'excluaient pas alors qu'une femme puisse être élue à la tête de l'Etat. Dans le paysage politique russe, il est des femmes qui en semblent réellement capables : Valentina Matvienko, gouverneure de Saint-Pétersbourg, Irina Khakamada, ténor de la droite et ancienne ministre des PME, Lioubov Sliska, première vice-présidente de la Douma (chambre basse du Parlement russe), Ella Pamfilova, chef de la Commission pour les droits de l'homme auprès du Président, Maria Gaïdar, chef du mouvement de la jeunesse russe Nachi (Les Nôtres), jeune femme très active, fille de l’ex-Premier ministre de l’époque eltsinienne Egor Gaïdar…

Aujourd’hui, la Russie compte plus de 300 organisations civiles féminines. De très nombreuses femmes russes sont à la tête de sociétés privées et de structures commerciales plus ou moins importantes. Le business féminin assure un emploi à un travailleur russe sur quatre. Cette contribution à l'économie nationale n'est pas négligeable. Selon les derniers sondages, 25 % des femmes russes ont des revenus plus élevés que leurs collègues masculins. 45 % des femmes qui travaillent voient avant tout dans leur occupation un outil de satisfaction intellectuelle et de réalisation d’ambitions personnelles, contre 33 % seulement des hommes ! Enfin, les femmes sont plus nombreuses, représentant 53,3 % de la population[6].

L’égalité entre les hommes et les femmes acquise du temps des Soviets a supprimé les distinctions par l’argent. Mais, jusqu’à nos jours, les Russes sont pratiquement les seul(e)s au monde à fêter la Journée de la femme : le 8 mars est en effet, jusqu’à aujourd’hui, jour férié en Russie ! Peu importent les interprétations, les femmes russes en sont très fières !

[1] I. I. Youkina, « Comment nous avons obtenu le droit de vote. Les femmes russes, l’expérience de l’époque », Krugosvet, n°2, 1997.
[2] Citation de Nikolaï Nekrassov, in Anthologie de la poésie russe, Gallimard, 1993, p. 224.
[3] Cité in Dominique Fernandez, Dictionnaire amoureux de la Russie, Ed. Plon, 2004, p. 224.
[4] Cité in Dominique Fernandez, Dictionnaire amoureux de la Russie, Ed. Plon, 2004, p. 224.
[5] Andreï Kolesnikov, « La Russie en quête de Ségolène Royale », RIA Novosti, 8 septembre 2006.
[6] Sondage effectué en Russie du 19 au 23 juin 2009 par SuperJob.ru.

* Professeur de langue et de civilisation russes à l'ESSEC.

Photo : © Evangeline Masson-Diez (www.15ans15pays.com)