Portrait économique de la Géorgie après la guerre

Le 10 mai 2005, l’ex-président des Etats-Unis Georges Bush, en visite à Tbilissi, a déclaré que la Géorgie était « un exemple de liberté pour la région et pour le monde »[1]. La même année, l’opposition dénonçait directement l’hypercentralisation progressive du mode de gouvernement[2]. Le journal The Economist a été jusqu’à classer la Géorgie à la 104e place des pays démocratiques, juste après l’Ouganda, le Cambodge et le Kenya[3].


En dépit de ces facteurs alarmants, certains pronostiquaient un développement économique positif de la Géorgie[4], se basant manifestement sur le discours inaugural du président M. Saakachvili, pour qui l’essor économique du pays était l’une des priorités de sa politique intérieure[5].

Une comparaison entre les principaux indices macroéconomiques des pays de la zone (Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan), issus des données publiées par la Banque mondiale, nous permettra d’établir une analyse impartiale de la situation économique de la Géorgie[6].

Développement macroéconomique comparé de la Géorgie, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan en 1995-2008

En 2002, le PIB par habitant de la Géorgie devançait nettement ceux de ses voisins arménien et azerbaïdjanais[7]. La situation se dégrada soudainement en 2004. En Arménie et en Azerbaïdjan, les productions industrielle et agricole ont connu une croissance significative. Alors qu’en Géorgie la production industrielle n’atteignait que 500 dollars par habitant en 2007, elle s’élevait à 2 250 dollars en Azerbaïdjan et dépassait 1 260 dollars en Arménie. Les revenus de la production agricole s’élevaient, en Géorgie, à 1 000 dollars par habitant, alors qu’ils étaient en Arménie de 1 500 dollars et de 2 120 en Azerbaïdjan.

Ainsi, tandis que ses voisins avaient fait le choix de développer l’industrie et l’agriculture, la Géorgie préférait investir dans son secteur bancaire, son infrastructure et son armée. En effet, bien que l’Arménie et l’Azerbaïdjan fussent également en situation de guerre, les dépenses par habitant dévolues à la défense étaient plus importantes en Géorgie, et ce depuis la « révolution des roses » (en 2007, la Géorgie a dépensé 160 dollars par habitant, l’Arménie 90 et l’Azerbaïdjan 110).

On peut ainsi avancer que la situation de crise prévalant à l’automne 2008 en Géorgie est due, certes, à la crise économique mondiale, mais en partie seulement; les choix de la Géorgie en matière de développement économique depuis la « révolution des roses » sont aussi responsables de cette situation.

L’économie informelle de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie

Très peu de données sont disponibles sur l’économie de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, non reconnues par la communauté internationale. Ni les experts, ni les économistes ou les hommes d’affaires non russes, ni même les représentants de l’OSCE et des Nations unies n’ont accès à ces deux régions indépendantes de facto[8]. Impossible de nier l’évidence : cette situation a été voulue pour permettre aux élites au pouvoir de se lancer dans d’inavouables entreprises illégales.

D’après les informations recueillies par des chercheurs occidentaux lors d’enquêtes[9], Edouard Kokoyty, président de la république autoproclamée d’Ossétie du Sud, était réputé, bien avant d’être «élu», pour être étroitement lié au commerce des armes et de la drogue. Ces liens furent d’ailleurs la cause principale de son avènement au poste présidentiel le 6 décembre 2001. Sa campagne électorale avait été financée par l’un des clans les plus influents d’Ossétie du Sud, celui des frères Albert et Djamboulat Tedeyev. Une fois élus, ces derniers ont été chargés de contrôler les douanes et les transferts internationaux via le tunnel de Roki[10]. Le commerce informel était la seule source de revenus possibles en Ossétie du Sud, étant donné le quasi abandon des mines, du combinat minier de Kvayssa, ainsi que de toutes les autres entreprises industrielles. L’élite au pouvoir en Ossétie du Sud eut tout intérêt à préserver le statu quo. Le 1er juillet 2003, lors d’un remaniement ministériel intégral, E. Kokoyty a renvoyé le clan Tedeyev afin d’être le seul à contrôler tous les trafics. Finalement, l’Ossétie du Sud, comme l’Abkhazie, sont devenues des zones criminelles où s’épanouissent le commerce des armes et le trafic des drogues.

Les liens existant entre les leaders sud-ossète et abkhaze ont permis l’ouverture d’une voie de transit pour les armes de contrebande, pour la drogue et le trafic d’hommes en provenance d’Afghanistan, d’Iran et du Sud Caucase et en direction, d’une part, de la Tchétchénie via l’Ossétie du Sud et, d’autre part, de la Turquie et les Balkans via l’Abkhazie (Soukhoumi et Otchamtchiré). Pis, les forces de maintien de la paix [russe, NDLT] sont parties prenantes dans ce processus et n’hésitent pas à fournir en armes et en carburant les séparatistes tchétchènes. Au final, l’Abkhazie s’est transformée en plaque tournante régionale pour le commerce de l’héroïne vers les Balkans.

La principale cause économique de la guerre russo-géorgienne d’août 2008 résiderait ainsi dans la tentative du gouvernement géorgien de fermer les voies de transit de la contrebande.

L’économie de la Géorgie après août 2008

Il suffit, pour en savoir plus sur la situation économique de la Géorgie fin 2008 – début 2009, de lire les articles analytiques et les interviews de l’éminent économiste géorgien Vladimir Papava[10]. Il est intéressant de noter que, pendant la guerre, alors que la menace d’une occupation de la Géorgie par les troupes russes était imminente, l’économie géorgienne et, en particulier, le secteur bancaire fonctionnaient parfaitement. Le seul jour qui fit exception fut le lundi 11 août, déclaré férié pour le secteur bancaire par le Premier ministre de l’époque, Lado Gourguénidzé. Cette fermeture, dont les conséquences n’apparurent que plus tard, était en réalité un moyen d’empêcher une fuite massive des avoirs vers l’étranger dans un contexte militaire et politique instable.

Selon le professeur V. Papava, la récession qui touchait l’économie mondiale n’avait qu’une influence secondaire sur l’économie géorgienne, car celle-ci n’était pas vraiment intégrée aux principaux marchés internationaux. La crise économique mondiale s’est surtout traduite, en Géorgie, par une fuite importante des investissements et de moindres transferts financiers de la part des Géorgiens expatriés qui, eux, ont réellement subi les effets de la crise. En Géorgie, la crise économique était le résultat de la politique « volontariste », suivant le terme utilisé par V. Papava, incarnée autant par une mauvaise politique de privatisation que par la décision de la Banque nationale de soutenir artificiellement le cours du lari. Cette politique aboutit à creuser les réserves en devises de la Banque nationale, ce qui ne peut se faire indéfiniment. Dans le même temps, à l’automne, le Fonds monétaire international a attribué à la Géorgie 750 millions de dollars. Dès réception de la première tranche de 250 millions de dollars, le gouvernement a renfloué les réserves en devises de la Banque nationale.

Dans ce contexte, les décisions de la Banque nationale semblent être insensées, voire même être une grossière erreur : le 7 novembre 2008, elle a mis 250 millions de dollars en négociation sur les marchés interbancaires, puis a artificiellement arrêté les négociations jusqu’au lundi suivant. V. Papava a surnommé ces actions de la Banque nationale «vendredi vert» [en référence à la couleur du dollar]. La panique financière du week-end a abouti dès lundi à un taux de change inimaginable du cours du lari, qui a varié de 1,65 point par rapport au dollar.

Certes, le cours du lari a été artificiellement soutenu par la Banque nationale, mais la dévaluation de la monnaie nationale aurait dû se faire en douceur, afin d’éviter toutes difficultés aux entrepreneurs géorgiens et surtout au secteur bancaire.

2009 aura été une année difficile, mais aucune catastrophe n’est survenue en Géorgie. A la Conférence de Bruxelles du 22 octobre 2008, la Géorgie s’est vu promettre 4,5 milliards de dollars de crédit avant fin 2010[11]. Ces dons dépendront de la teneur des programmes présentés aux pays donateurs. Il est à craindre que, du fait de la mauvaise gestion économique, et de la politique que l’on peut taxer de « politique sans politique », conduites en Géorgie entre 2004 et 2008, l’intégralité de ces subventions ne sera pas versée. A moins de repenser de fond en comble cette « politique sans politique ».

Notes:
[1] Keti Tsikhekashvili, Georgia four years after the Rose Revolution, Tbilissi, 2008.
[2] Devi Khechinashvili, “Georgia after the Rose revolution: an opportunity lost?”, Economic reform, Center for International Private Enterprise, 31 Octobre 2005, 5 p., Vladimer Papava, “The political economy of Georgia’s Rose Revolution”, East European Democratization, Elsevier Publ., London – Tokyo – New York, 2006, pp.657-667.
[3] “The Economist Intelligence Unit’s Index 2008”, The Economist, janvier 2009.
[4] Lasha Tchantouridze, “The Georgian economy after the Rose Revolution”, Analyst, 2005, vol. 6, n°18, pp. 10-12.
[5] Discours d’inauguration du président Mikhéil Saakachvili, 25 janvier 2004 (en géorgien), http://www.president.gov.ge.
[6] http://worldbank.org.
[7] A. Tvaltchrelidze, P. Kervalichvili, S. Essakia, D. Gueguia, S. Sanadze, Les Priorités économiques de la Géorgie : analyse rétrospectives et perspectives à court terme (en géorgien), Tbilissi, Sani, 2002.
[8] L’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, indépendantes et fermées aux Géorgiens depuis septembre 2008, n’ont été reconnues que par la Russie, le Venezuela, le Nicaragua et l’île de Nauru. L’OSCE et l’ONU en sont interdites d’accès (NDLT).
[9] Ossétie du Sud, développement récent : https://www.globalsecurity.org/. “Trouble in the Caucasus”, http://www.hinduonnet.com/fline/fl2118/stories/20040910000605700.htm; “The South Caucasus: a regional overview and conflict assessment”, http://www.cornellcaspian.com/sida/sida-cfl-2.html.
[10] Le tunnel de Roki est la seule voie praticable entre l’Ossétie du Sud et l’Ossétie du Nord. Passage stratégique, il était l’une des trois voies existantes entre la Géorgie et la Russie. Depuis l’indépendance de facto de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, la Géorgie ne possède plus qu’une sortie vers le nord (NDLT).
[11] « Saerto gazeti » n°31, 17 décembre 2008. « Alia » n°157, 25-26 décembre 2008. « Versia » n°152, 26-28 décembre 2008. « Tbilisi-New-York », décembre 2008. « Akhali Taoba » n°8, 12 janvier 2009.

* Professeur à l’Académie des Sciences naturelles, Tbilissi. Cet article est issu de l’ouvrage dirigé par A. Roussetski et O. Dokhorina, Pseudo-conflits et quasi-pacification au Caucase, Tbilissi, 2009.

Traduction du russe : Sophie Tournon

Photo : Alexandre Tvaltchrelidze