La Lettonie, un pays de tourbières?

La tourbière est un écosystème caractéristique de la Lettonie comme de ses voisins de l’Europe du Nord. Les limites au sud et à l’ouest de l’agglomération de la capitale, Riga, sont même marquées par une ceinture de tourbières d’une quarantaine de kilomètres de long. Zones protégées, zones de promenade mais aussi zones d’activité économique: les tourbières, lorsqu’elles sont exploitées, constituent la base d’un petit secteur industriel du pays.


Tourbière lettoneLa Lettonie revendique régulièrement le caractère authentique de ses territoires et entend bien le conserver. Elle se compare à des pays comme le Danemark, situé à des latitudes similaires et dont les espaces naturels intacts ont aujourd’hui disparu: l’Occident est présenté précisément comme un exemple à ne pas suivre[1].
Les tourbières, en particulier, représenteraient 6.000 km², soit environ 10% du territoire, pour moitié marécageuses, pour moitié asséchées, boisées et aménagées. Dans un état relativement intact de conservation, elles sont protégées dans le cadre des prérogatives environnementales nationales et européennes. Toutefois, avec le regain d’intérêt pour l’extraction de la tourbe au cours des dix dernières années, est apparue une nouvelle question: comment concilier les intérêts économiques locaux et la protection des écosystèmes que ces tourbières constituent?

La protection des marais et des tourbières en Lettonie

C’est du premier quart du 20e siècle que datent les premières réserves naturelles de Lettonie, destinées à protéger des espèces rares et des espaces intacts (île de Moricsala en 1912, tourbière de Slitere en 1921). Dans cette perspective sont créés à partir des années 1950 de nombreux périmètres de protection stricte et, avec le renouveau de la prise de conscience écologique, dans les années 1980 sont établies de grandes zones de protection, dont des tourbières vierges: Teici en 1982 (150 km²), grand marais de Kemeri en 1987 (60 km²).

En Lettonie, le contrôle soviétique de l’étalement urbain a relativement préservé les espaces naturels situés à proximité des villes. Des espaces intacts sont ainsi situés dans le périmètre d’extension périurbaine de la capitale vers le sud et l’ouest, où sont situées de nombreuses tourbières qui avaient jusqu’à aujourd’hui constitué une barrière naturelle ainsi qu’un espace de détente pour citadins.
Prenant en compte cette proximité et les interactions entre l’homme et la nature, les années 1990 marquent alors une rupture. En 1997, est établie une politique de protection nationale du territoire: plusieurs parcs nationaux ainsi qu’une réserve de biosphère dans le nord du pays (7% de la surface du pays) sont fondés et intègrent des zones d’activité socio-économiques en tentant de poser les règles du jeu: protéger des espaces dégradés et créer des zones de transition.

C’est également à ce moment-là que l’activité d’extraction de la tourbe redémarre et lance un vaste débat sur la limitation de l’activité de l’homme à proximité des réserves. C’est sur cette base qu’est créé en 1997 le parc national de Kemeri qui inclut des villages et des zones de production de tourbes. Dans la région de Riga sont créées également deux réserves naturelles dans un périmètre très dégradé de tourbières exploitées: Cena en 1999 et Melnais ezers en 2004.

La biodiversité dans les tourbières

Dans les années 2000, la Lettonie intègre les réseaux européens de protection des sites vierges. En Lettonie, ce sont 336 sites, dont une trentaine de tourbières (soit 20% des tourbières du pays), qui font partie du réseau Natura 2000. Natura 2000 prévoit au total la protection de 231 habitats et 632 espèces en Europe: parmi ceux-ci, la Lettonie présente 60 habitats et 129 espèces (France: 172 habitats et 140 espèces).
Les tourbières bombées, comme celles de Cena ou de Kemeri, constituent un de ces habitats privilégiés. Elles représentent en effet la moitié des marécages du pays et sont intactes à 70%, ce qui justifie l’intérêt qui leur est porté. Formées par les sphaignes dans des dépressions humides et froides durant plusieurs milliers d’années, elles sont reconnaissables à leurs «coupoles» qui dépassent souvent de dix mètres la plaine environnante et aux bassins d’eau de pluie («lama») qui les sillonnent.
Ces tourbières représentent un écosystème particulièrement riche en insectes (25 espèces de libellule à Cena) et en oiseaux, car elles présentent des zones de nidification exceptionnelles (en particulier pour la cigogne noire et la grue), ce qui justifie l’insertion de certaines tourbières dans les réseaux internationaux de protection: 600 km² au titre de l’association Birdlife et quatre régions de tourbières au titre de la Convention de Ramsar[2].

Le programme national de biodiversité comprend ainsi plusieurs plans d’action sur les marais à tourbe: la protection de leur structure, du paysage qu’ils forment et de la biodiversité qu’ils présentent, mais aussi leur renouvellement et leur utilisation durable, points qui font précisément débat aujourd’hui.

L’exploitation de tourbe en Lettonie

En Lettonie, environ 250 km² sont consacrés aujourd’hui à l’extraction de tourbe. Cette surface est en faible augmentation depuis les années 1990 mais est encore limitée par les mesures de protection environnementale et les faibles prix de vente. Les réserves de tourbe y sont estimées à 800 millions de tonnes.
Les grandes zones d’extraction se trouvent dans l’ouest et le nord du pays, et dans la région de Riga. La tourbe est, pour une grande part, exportée (la demande intérieure est devenue très faible) vers l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Italie où les tourbières sont partiellement épuisées et où elle sert principalement d’engrais. Elle n’est pas utilisée sur place pour la production d’électricité comme c’est le cas en Russie, en Finlande, en Suède ou en Irlande.
Déjà attestée au 18e siècle, mais véritablement lancée dans les années 1930, l’extraction de tourbe a atteint un stade industriel dans les années 1940 et 1950. La plupart des villes créées en Lettonie à l’époque soviétique étaient dédiées à l’extraction de ce matériau: Olaine au bord du marais de Cena dès 1940, Balozi aux portes de Riga où la tourbière boisée est largement drainée et exploitée après 1947, Seda dans le nord du pays où l’extraction industrielle démarre en 1953. Après une croissance régulière durant l’époque soviétique, la production atteignait un total annuel de 3,5 millions de tonnes dans les années 1980 (environ 2% de la production de l’Union), ce qui la plaçait aux côtés des plus grands producteurs mondiaux (Russie, Finlande, Irlande).
Du fait d’un désintérêt total au début des années 1990, la production chute à 200.000 tonnes en 1998; la création de nouveaux flux d’échanges commerciaux a depuis favorisé un regain d’intérêt et la production atteignait environ 500.000 tonnes en 2007[3].

Des ajustements douloureux

Le bon état de conservation et les dimensions des tourbières leur confèrent à la fois un intérêt écologique -elles ont un rôle dans les migrations d’oiseaux à une échelle internationale- et un potentiel de développement économique fort -les couches de tourbes y sont très épaisses.

Ce paradoxe a été révélé par plusieurs scandales qui ont attiré l’opinion publique sur les catastrophes écologiques en cours ou sur l’entrave que la protection peut porter à l’activité économique.
Ainsi, à la fin des années 1990, plusieurs affaires de corruption touchent des communes qui auraient mis gratuitement à disposition d’exploitants des tourbières d’intérêt écologique mondial, comme celle de Nida à la frontière lituanienne (24 km²), zone sauvage épargnée durant l’époque soviétique car la côte courlandaise était une zone militaire interdite. Son exploitation, autorisée par le maire de Rucava, Janis Veits, par Meliorators 3, entreprise aux capitaux en grande partie allemands, a démarré en 1995 alors que la protection des zones intactes intervenait en 1999. Puis, en 2004, le conseil municipal de Rucava passait un contrat de location des tourbières pour leur exploitation au Port de Pape, situé juste au nord de la tourbière, dont le président n’était autre que le nouveau maire, successeur de J.Veits…[4]
Intégrée à la grande réserve littorale et maritime de Pape, cette tourbière constitue néanmoins un des sites les plus valorisés de Lettonie pour les populations d’oiseaux rares qu’elle abrite, comme la marouette poussin, le busard des roseaux ou le butor étoilé, espèces menacées précisément par la disparition de leur habitat (la zone répond au critère Ramsar d’hébergement de plus de 1% de leur population mondiale), ou encore des mammifères protégés internationalement comme la loutre ou le lynx. Malheureusement, le parc doit aujourd’hui intégrer en son sein une zone d’exploitation de tourbe qui cause, par le principe des vases communicants, l’assèchement progressif des marais.

Aujourd’hui, les administrations locales et les parcs naturels s’efforcent de négocier la prise en charge par les exploitants de tourbe de projets de restauration des marais à court terme afin de permettre au moins un renouvellement rapide du niveau des eaux souterraines.

Les tentatives de régénération

Les tourbières bombées de la région de Riga sont parmi les moins bien conservées du pays. Le marais de Cena a vu sa surface réduite à 20 km² en moins d’un siècle du fait de son assèchement pour l’exploitation de la tourbe (à Olaine) et la formation de terres agricoles et de terrains à construire en zone périurbaine. La réserve naturelle a été expressément créée au milieu de ces exploitations de tourbe, à la fois pour protéger un espace exceptionnel et pour pouvoir mettre un terme, localement, à l’assèchement du marais; en effet, les 24 km de drains creusés au 20e siècle ont entraîné l’assèchement global de la zone. Ce marais fait aujourd’hui l’objet d’expériences de régénération, comprenant des coupes d’arbres et l’inondation volontaire de zones asséchées.


Grand marais de Kemeri © Eric le Bourhis 2008

De 2004 à 2008, pour reconquérir des espaces si rares à l’échelle européenne, la Lettonie a ainsi mis en place un projet spécifique de «réalisation du plan de protection des biotopes des marais en Lettonie», dirigé par le professeur de biologie de l’Université de Lettonie, Mara Pakalne. Mené à Cena et sur plusieurs tourbières du pays, le projet consiste à construire de petits barrages dans les anciens fossés de drainage[5].
Les résultats ont toutefois montré qu’il est impossible de renouveler les marais disparus car la rétention d’eau ne suffit à la réapparition des sphaignes: concrètement, les perspectives de recréation d’une tourbière, même à l’échelle du siècle, sont très faibles. Qui plus est, dans cette périphérie ouest de Riga, la proximité de l’aéroport empêche - pour raisons de sécurité - la création de grandes zones de nidification d’oiseaux. Il s’agit donc avant tout de prévenir l’assèchement en cours des tourbières menacées.

A l’heure des compromis

Le Parc national de Kemeri est le principal périmètre protégé de la région de Riga. Il constitue une grande zone de rétention et de purification de l’eau où se forment les sources à l’origine des thermes de Jurmala. A proximité immédiate du centre de cette ville, il comprend quatre zones de protection: une zone réservée interdite et une zone de défense de la nature, propriétés de l’Etat, qui représentent plus de 85% de la surface du parc, ainsi qu’une zone de protection du paysage et une zone neutre qui sont des propriétés privées, dont les hameaux de Kemeri et de Kudra («tourbe»).
Sur ces zones de transition, les contraintes sont limitées: les permis de construire ou d’exploiter sont soumis à l’administration du parc et les terrains privés non exploités peuvent faire l’objet de protections particulières lorsqu’ils abritent des espèces rares[6].

Au cours des années 2000, l’Etat a ainsi réussi, parfois à l’encontre des intérêts privés de mise en valeur des terres, parfois en soutenant cette dernière (encouragement au développement du tourisme dans les parcs et à l’exploitation des eaux thermales de Kemeri), à prendre le contrôle des grandes tourbières nationales.
C’est pourquoi les zones neutres créées dans le Parc national de Kemeri font aujourd’hui en grande partie l’objet des débats. Lorsque l’administration du Parc projette de supprimer à long terme les fossés de drainage existants, en particulier à proximité de zones d’habitations, elle s’attire les foudres des associations de riverains et, partiellement, des collectivités locales.
Comme l’explique la directrice du Parc, les riverains se montrent totalement réticents aux projets de régénération des marais qu’ils voient comme une entrave à leur liberté (de créer une entreprise agricole, de construire …). De plus, les marais asséchés se sont souvent transformés en forêt et jouissent de ce fait d’une image plus positive auprès de la population que les marais regardés comme nauséabonds.

L’abattage projeté des arbres et la hausse du niveau de l’eau dans les marais paraissent de ce point de vue une gabegie et un non-sens.[7]
De la même manière, la Loi sur «les droits des propriétaires de terrains à la compensation des limitations de l’activité économique dans des territoires protégés» -qui permet l’indemnisation ou encore l’échange de terres- est regardée par une partie de la population comme une tentative d’éviter les conflits d’intérêts, en expulsant à long terme les habitants des marais.

[1] Erika Klavina, «Kemeru Nacionalais Parks – vieta ar nakotnes viziju» («Le parc national de Kemeri, un lieu avec une vision à long terme»), Delfi, 2 juillet 2007.
[2] Birdlife est une ONG qui coordonne l’action des structures locales de protection des oiseaux –la société ornithologique de Lettonie est son partenaire depuis 1994. La Convention de Ramsar, ratifiée par la Lettonie en 1995, est une conférence internationale qui coordonne les actions nationales et transfrontalières de conservation et d’utilisation des zones humides.
[3] Au début des années 2000, les plus grands producteurs étaient, par ordre décroissant: la Finlande, l’Irlande, la Russie, la Biélorussie, la Suède, le Canada, l’Ukraine, l’Estonie et la Lettonie.
[4] Zigfrids Dzedulis, «Nevainigie kudras purva izsaimniekotaji» («Les honteux exploitants de marais à tourbe»), Latvijas Avize, 18 mars 2007.
[5] Agnese Voika, «Dabas mitruma suklis – purvs» («L’éponge de l’humidité dans la nature – le marais») , Rigas Balss, 14 septembre 2005.
[6] Site Internet du Parc national de Kemeri, www.kemeri.gov.lv/
[7] Oskars Brambergs, «Neizprotama Kemeru attistiba»,(«Le développement incompréhensible de Kemeri»), Delfi, 8 juillet 2007.