La forêt russe, une ville verte

Moscou est une vaste forêt. Des collines aux rivages boisés de la rivière Moskova, des profondeurs des sous-bois au couvert végétal de la ceinture des boulevards, la nature est partout. 


Moscou, district de Khimki, © Antoine Castaigne 2002.Moscou, à l’intérieur de la MKAD[1], a une surface de 1.081 km², dont 450 km² d’espaces verts (une constellation verte de 96 parcs, 18 jardins dont 4 botaniques) et plus de 100 km² de forêts mixtes. Reliés aux systèmes des transports, parcourus de sentes minuscules, ces territoires forestiers ne sont en rien le fruit du hasard mais la concrétisation de théories et de réflexions menées dès le début des années 1920.

Les cités-jardins

Dans une Russie encore très rurale, la cité-jardin est, après la révolution, une perspective d’évolution vers une planification et un urbanisme modernes. Si la cité-jardin est souvent perçue comme un héritage anglais, le hameau traditionnel russe (possiolok) avec ses allées d’arbres, ses sentiers et ses izbas tapies avec leurs potagers derrière des clôtures de bois, est également un modèle culturel important.

Dans un climat de guerre civile, la planification de la Moscou post-révolutionnaire tente d’esquisser le visage de la ville idéale pour le citoyen soviétique. Pour faire face à une terrible crise du logement, la destruction des anciens styles de vie -remplacés par le collectivisme- impose la mise en place de solutions «transitoires» comme la réquisition des appartements communautaires et la création de cités- jardins expérimentales, puis aboutit à la notion de maisons communes.
Dès 1920, Ivan Kremniov propose une ville «nature-agriculture»: Moscou pourrait alors devenir un bourg agricole structuré par un système de jardins, de terres cultivables et de pâturages. Puis, entre 1921 et 1924, Sergueï Chestakov étudie un schéma de développement pour le Grand Moscou dont l’idée est d’alterner des zones de constructions et des bandes radiales végétales reliées par un anneau de verdure extérieur.
En 1923, avec des parcelles de 900 m² et 45% d’espaces vert (ainsi que deux tiers de maisons types), le lancement de la cité-jardin coopérative «Sokol» («Faucon») pose les bases d’une relation harmonieuse entre l’homme et la nature.
Durant au moins toutes les années 1920, c’est même la Russie tout entière qui édifie des immeubles d’habitations de quatre étages, à la poursuite de ce rêve de la cité-jardin.

Les maisons communes

Toutefois, dans la collectivisation des modes de vie, c’est la Maison commune qui doit être l’élément moteur d’une véritable vision prospective du développement harmonieux du rapport entre la ville et la nature.

L’architecture prolétaire devait faire de l’Homme nouveau un ouvrier modèle en phase avec le monde des machines. Des expériences radicales firent leur apparition avec des réflexions sur les systèmes de vie en collectivité. Des vaisseaux compacts et rationnels devraient accueillir entre 1.000 et 2.000 personnes, avec une hiérarchisation des espaces privés (des chambres-cabines dédiées au sommeil) et collectifs (réfectoire, études, loisirs variés, jardins). Dès l’aube, les ordres transmis par radio imposent un rythme de vie lui aussi standardisé. Ce système matriciel de promiscuité forcée atteint rapidement ses limites sociales et les bâtiments seront par la suite transformés en résidences pour étudiants ou occupés par l’administration.

L’utopie de l’urbanisation rêve qu’en moins de vingt ans, la «table rase» des villes du passé serait effectuée. Édifiée par Léonid Sabsovitch, économiste et statisticien, l’approche est fondée sur la distribution des populations sur le territoire selon trois fonctions: produire, habiter, cultiver. Des villes décentrées de vingt maisons communes forment des noyaux compacts satellisés autour de gigantesques unités de production agricole, desservies par les moyens de transport et de communication ultramodernes. Ce nouvel habitat libérerait l’homme du culte des choses. Ainsi la notion de rue serait anéantie pour faire place à un espace vert d’où émergeraient des immeubles de 15 à 29 niveaux régnant sur la cime des arbres…[2]
Les projets des années 1930, réalisés ou non, qui voient l’homme collectivisé tout en laissant une grande place au vert, influenceront grandement la culture urbaine russe et moscovite. Ces années fertiles font émerger trois principaux courants conceptuels: l’urbanisation, mais aussi le désurbanisme et les villes linéaires.

Le Grand Moscou, une ville verte? 

Plus qu'une cité-jardin, une ville agricole ou une urbanisation champêtre, le désurbanisme est en rupture avec l'idée des maisons communes et de la vie minutée. En collaboration avec des architectes, un système ouvert est imaginé par Mikhaïl Okhitovitch, économiste et philosophe: selon lui, l'établissement humain est une entité mobile basée sur un système évolué de communications plutôt qu'une simple concentration de gens. Sa ville est partout et nulle part et utilise des énergies telles que le vent et le soleil. Par une dématérialisation de l’habitat, le désurbanisme doit conduire le nouvel homme soviétique à une désédentarisation complète dans une ville verte parsemée de structures habitables d’un genre nouveau. Sous la forme de structures préfabriquées légères, les maisons mobiles et démontables devraient libérer le sol de ville pour permettre une mobilité totale dans l'espace-temps.

Dans cette logique, l’architecte Moïse Guinzbourg travaille à l’idée de la «ville verte», un projet à 30 km situé au nord de Moscou et conçu comme une ville forestière expérimentale. En 1930, pour Guinzsbourg alors associé à l’architecte Mikhaïl Bartch, ce projet de ville verte permet de déplacer progressivement les habitants du centre vers la périphérie. C’est une ville-loisir au tracé souple qui libère le centre ville, rénové pour devenir un immense parc.
Non construite, la «ville verte» inspirera néanmoins en 1958 la création de la ville-satellite verte Zelenograd.

Pour parcourir la terre russe et les immensités sibériennes, et pour répondre aux contraintes de zoning imposées par les industries polluantes, la ville verte peut également prendre la forme d’un flux fonctionnel basé sur le développement du chemin de fer (Nikolaï Milioutine, sociologue) ou d’une trame modulaire verte (Ivan Leonidov, architecte). La ville linéaire est en osmose avec deux styles de vie, rural et urbain, programmés ensemble parallèlement à l’artère qui lie l’usine et la ferme; elle est conçue tel un ruban sans fin capable d’intégrer la géographie.
Accolée à une ville existante, la ville linéaire ouvre des perspective d’extension de la capitale: une Moscou parabolique est imaginée en 1930 par Nikolaï Ladovski, architecte. Cette structure rejette les zones industrielles en périphérie pour organiser un centre résidentiel vert réparti de part et d’autre d’un axe monumental, prolongé depuis le centre et orienté vers Leningrad.

En 1931, la création du parc Izmailovski sur 15 km², soit six fois Central Park à New York, affirme l’intention de Moscou de devenir une métropole verte.

En 1935, un second schéma directeur de Moscou ordonne la déconcentration des industries et des habitants. Le système radioconcentrique est valorisé par la création d’une immense ceinture verte, composée de forêts et de parcs, qui formera la frontière de la ville, tout en procédant à des incursions dans les zones urbaines.

Après les projets staliniens monumentaux de l’après-guerre, une nouvelle mise en valeur du paysage voit le jour dans les années 1960. Avec la planification par quartier, les projets d’aménagement sont déterminés par la géographie et un contraste fort entre la géométrie industrielle des immeubles de 5 à 9 niveaux et les formes naturelles des sites.


Moscou, «Le parc Sans Souci», Parc Gorki © Antoine Castaigne 2008

Les villes vertes satellites

A 37 km au nord-est du centre de Moscou, en 1958, la ville satellite Zelenograd («ville verte») est conçue pour loger 80.000 habitants avec un emploi sur place dans le secteur de la recherche micro-électronique et informatique. La forêt représente un tiers du territoire urbain qui est traversé par deux rivières et des écrans de verdure qui abritent les immeubles de 9 à 17 étages. Interdite aux non-résidents jusqu’en 1991, la ville compte aujourd’hui plus de 200.000 habitants.
A la même époque, une ville verte voit le jour entre 1957 et 1966 à 25 km au sud-est de Novossibirsk: Akademgorodok. Ce technopôle de recherche scientifique, chargé du développement des régions orientales de l’Union, s’organise selon 3 zones: la zone de loisir au bord d’un lac artificiel, une zone résidentielle sur un plateau forestier et la zone des instituts de recherche au-delà d’un large écran végétal. Tapies dans une épaisse forêt préservée qui occupe la moitié d’un territoire de 1.350 ha, les résidences de 4 à 5 niveaux sont implantées dans des clairières pré-existantes afin de préserver les arbres. La ville peut être parcourue à pied par des bandes de forêt transformées en parcs et boulevards.

A Moscou, une donnée essentielle pour l’établissement du schéma directeur de 1971 est l’établissement d’une ceinture de forêts au-delà de l’autoroute circulaire en service depuis 1961. Elle devra empêcher les zones résidentielles de s’étendre et devenir un lien organique entre le paysage urbain et le milieu naturel.
Pour créer un système polycentrique en étoile, Moscou sera par ailleurs fragmentée en 8 zones: le centre et sept zones satellites d’urbanisation entourées de zones vertes venant de la ceinture des forêts. Enfin, les quartiers démolis cèderont la place à des espaces verts.
Les années 1970 ouvrent ainsi des perspectives plus contextuelles vers des quartiers climatiques inscrits dans le paysage naturel préexistant. La préfabrication des éléments de construction et la standardisation ouverte, permettent une optimisation des chantiers en termes de qualité et d’insertion des constructions dans l’environnement. Le quartier de Yassenevo, au sud de Moscou (700 ha, 220.000 habitants), avec ses immeubles-rubans conçus comme des écrans protégeant les intérieurs du quartier contre le bruit et le vent, en est un des exemples les plus probants.

Une structure fragilisée

Malgré ce contexte, les pollutions aquatiques et atmosphériques demeurent un problème majeur pour Moscou. La mixité des essences, les feuillages des peupliers et les bouleaux magiques ne suffisent plus à purifier l’air en été, saturé par les nuages de poussières, et par les rejets des Géants industriels d’un autre âge.

Les écosystèmes moscovites sont frêles et menacés. Avec la mutation du parc automobile et l’arrivée des centres commerciaux le long de la MKAD, la ville est totalement paralysée par les embouteillages. Les assauts des investisseurs et promoteurs bouchent peu à peu chaque espace libre non construit. L’instauration de limites de parcelles, de titres de propriétés, et de parkings privés dans des lieux auparavant dédiés à un espace public généreux donnent parfois même aujourd’hui au piéton moscovite l’impression d’être à l’étroit.
Par ailleurs, au-delà de l’anneau autoroutier, l’implantation anarchique de cottages et d’opulentes datchas mitent désormais le couvert forestier. Si jadis la MKAD contenait la ville, il est évident que Moscou a transgressé sa frontière pour tailler des clairières urbaines dans la ceinture de forêts.

La taïga urbaine

En 1983, le premier parc national de Russie est fondé à Moscou en bordure du parc Sokolniki. Losiny Ostrov («Ile aux élans») permet à la ceinture des forêts une incursion urbaine sur plus d’un tiers de ses 116 km². La forêt vierge au cœur de la ville est pratiquée des hommes, des oiseaux, mais aussi des cervidés qui, grâce aux écoducs peuvent franchir la MKAD. Cette possible immersion de l’homme des villes dans la nature sauvage pose les bases du concept de la taïga urbaine.
Autre exemple, lorsque que la ligne 6 du métro a atteint l’orée du domaine Bitsevski, la sortie du métro a obtenu un caractère magique: il suffit de pousser la porte pour être «téléporté» dans la forêt.
Dans les parcs et jardins, combien de silhouettes vagabondent à pied, partent à la cueillette de baies et champignons, à la pêche, en pique-nique, glissent à ski ou en patins sur les étangs gelés, dansent, cassent la glace, plongent… disparaissent. Lorsque la nature efface les traces de l’urbanité, parmi les futaies majestueuses c'est peut-être là que se réfugie la culture russe, en perpétuelle quête de liberté naturelle.

Les nouvelles villes vertes expérimentales, financées par des consortiums privés[3], se construisent, elles, actuellement dans la taïga sibérienne. Akademia future ville satellite de Ekaterinbourg, dédiée à la recherche médicale avec 350.000 habitants, est édifiée en pleine forêt et autour d’un grand parc de 65 ha. On peut également évoquer deux nouvelles villes-jardins projetées aux environs de Tcheliabinsk dans l’Oural: Gorod-sad, la «ville-jardin», réserve 40% de son territoire de 1.100 ha à la forêt; Sunny Valley, «nouvelle étoile écologique et économique», sera construite en quatre phases jusqu’en 2024 sur un territoire de 2.500 ha pouvant accueillir 120.000 personnes...

[1] Moskovskaïa Koltsevaïa Avtomobilnaïa Doroga. Autoroute circulaire périphérique de Moscou, d’une circonférence de 109 km, achevée en 1961 avec 4 voies, elle a été élargie à 10 voies à partir de 1995. La MKAD servit de frontière administrative de Moscou jusqu’en 1980.
[2] Andreï IKONNIKOV, L’architecture russe de la période soviétique, Pierre Mardaga Editeur, 1990.
[3] Voir http://renovasg.com/

Vignette : Moscou, district de Khimki, © Antoine Castaigne 2002.

* Antoine CASTAIGNE est architecte DPLG, concepteur d’architectures écologiques, fasciné par les territoires et l’espace public, passionné par les bains de vapeur russes. Site: www.banya.fr