La politique culturelle du Bélarus

Ces vingt dernières années, la politique culturelle du Bélarus s’est progressivement professionnalisée et le gouvernement utilise désormais la culture comme un «soft power» pour faire parler du pays dans un contexte d’isolation politique, et renforcer l’image du pouvoir auprès de la population bélarusse.


Il est possible de diviser l’évolution de la politique culturelle bélarusse en deux périodes distinctes: l’une, «nomenklaturale», de 1994 à 2009, dans laquelle la culture sert à légitimer le régime à l’intérieur du pays, et l’autre, de 2009 à nos jours, où les autorités cherchent à donner une image positive du Bélarus à l’extérieur également, en introduisant des pratiques managériales. Cette période «managériale» commence avec la nomination de Paviel Latouchka au poste de ministre de la Culture (de 2009 à 2012), dans le contexte de l’entrée du Bélarus dans le «Partenariat oriental» de l’Union européenne (UE). En effet, en raison des pressions économiques exercées par la Russie, les autorités bélarusses se sont tournées vers l’UE. En 2008, une représentation de la Commission européenne est ouverte à Minsk, la presse indépendante est de nouveau tolérée et quelques prisonniers politiques sont libérés. Les réformes entamées par P.Latouchka dans la sphère culturelle lors de cette courte période de libéralisation sont à l’origine de l’actuelle politique culturelle bélarusse.

La culture à «usage interne»

Lors de la première période, la gestion des affaires culturelles manquait d’initiative et se limitait à ses fonctions de propagande. Les ministres nommés devaient renforcer l’image du pouvoir dans le pays, développer les liens culturels avec la Russie et museler les acteurs culturels qui critiquaient le régime bélarusse ou soutenaient l’opposition.

Aliaksandr Sasnoùski, qui commença sa carrière à l’usine, fut le premier ministre de la Culture nommé par A.Loukachenka. En 1998, sous son mandat, la fondation Soros fut fermée, le théâtre national a progressivement décliné et les peintres bélarusses ont émigré en masse. En réaction au déclin des investissements étrangers dans le domaine culturel, un fonds présidentiel de soutien à la culture et à l’art a été mis en place.

En 2000, Léanid Houliaka, ancien fonctionnaire soviétique expérimenté, a remplacé A.Sasnoùski. Il était connu pour avoir organisé les Journées de la culture bélarusse dans différents pays qui accueillaient des délégations officielles de peintres et d’acteurs. Cette diplomatie culturelle était essentiellement dirigée vers la Russie, les pays du Proche-Orient et l’Asie. Sous ce ministre, la vie culturelle du pays fut placée sous la tutelle de l’État. Seuls les acteurs culturels qui acceptaient de participer aux manifestations et aux événements officiels pouvaient se voir accorder un soutien.

Dans un entretien, L.Houliaka affirma: «Notre système est différent, plus développé que celui des autres pays. Le Bélarus organise tant de Journées de la culture à l’étranger qu’en comparaison avec les autres pays, nous serons toujours en position dominante. Rien que cette année, nous nous rendons dans la région de Yaroslavl, au Kirghizstan, en Inde, en Iran, en Chine et dans plusieurs autres États dans lesquels se tiendront des Journées de la culture.»[1]

En prévision des élections de 2006, L.Houliaka fut remplacé par Ouladzimir Matveïtchouk, directeur de la télévision bélarusse et ami proche de Loukaсhenka. La nomination au poste de ministre d’un homme de la télévision, spécialiste de la propagande, eut sur la culture bélarusse l’effet attendu[2]. Avec Matveïchouk, les plus grands événements culturels du pays devinrent des spectacles de propagande tournés vers l’international.

Le nouveau ministre a accordé une attention particulière à la télévision et aux festivals culturels. «Grâce aux ouvertures réellement planétaires de notre télévision nationale, il est possible de regarder les festivals de concerts depuis chez soi, même si vous êtes sur un autre continent», a-t-il affirmé[3]. Selon les projets du ministre, le festival de chants «le Bazar slave» devait être diffusé «au monde entier» et devenir un «Eurovision» régional.

Sous le mandat de Ou.Matveïtchouk, le ministère de la Culture bélarusse souhaitait, pour la première fois, créer une image attractive du pays, afin que le Bélarus fasse parler de lui non plus pour son absence de démocratie mais pour sa culture. Parallèlement, le contrôle des initiatives culturelles indépendantes fut renforcé. La liste des films interdits au public s’allongea, le nombre de chaînes russes fut limité, des «listes noires» officielles de musiciens interdits de concert au Bélarus apparurent. L’arrestation, en 2007, des acteurs du «Théâtre libre» et des spectateurs présents constitua le plus grand scandale de cette époque de censure[4].

La culture bélarusse en quête de nouveaux marchés

La deuxième période de la politique culturelle bélarusse, dite «managériale», correspond aux pressions économiques accrues imposées par la Russie qui, à partir de 2007, augmenta le prix du gaz fourni au pays. Cette période correspond à la nomination du diplomate Paviel Latouchka en 2009 au poste de ministre de la Culture. Il fut le premier à utiliser la culture comme une ressource commerciale et non plus seulement comme un outil de propagande.

À la différence de ces prédécesseurs, P.Latouchka entreprit les premières réformes dirigées vers une libéralisation de la culture officielle bélarusse. Il signa l’accord sur la collaboration culturelle dans le cadre du programme du «Partenariat oriental», introduisit une série d’exemptions fiscales pour les institutions culturelles publiques et privées et déposa un projet de loi sur la culture qui, dans sa première version, prévoyait le développement du mécénat et des partenariats public-privé.

Depuis 2009, le gouvernement bélarusse utilise la culture pour donner aux villes et régions bélarusses une identité marchande. Si auparavant le slogan «Achetez bélarusse!» sous-entendait le vain désir des autorités de promouvoir les produits bélarusses sur le marché intérieur, aujourd’hui ces mêmes mots induisent l’idée d’une culture bélarusse devenue une marque. De plus, cette marchandisation de la culture bélarusse s’est accompagnée d’une montée en force du sentiment national.

Alors que sous les ministres L.Houliaka et V.Matveïtchouk, le régime soutenait tous ceux qui étaient «Pour le Bélarus!» et prêts à participer aux manifestations officielles, les règles de financement de la culture ont changé avec P.Latouchka. Il ne suffisait plus désormais d’être loyal au régime, il était aussi nécessaire de créer un produit compétitif et commercialisable.

Le «soft power» bélarusse

Avec la nomination de Barys Sviatloù en décembre 2012, en remplacement de P.Latouchka, la libéralisation de la culture ralentit. Le nouveau ministre n’a encore fait aucune déclaration sur ses projets. Toutefois, on peut affirmer que les réformes entamées par ses prédécesseurs resteront en place. Elles sont en effet fortement encouragées par le programme national de développement socio-économique de la culture bélarusse pour 2011-2015 et par l’intention d'A.Loukachenka de les maintenir.

Des analystes ont souligné que le programme faisait clairement mention de «l’importance stratégique du renforcement de l’image positive de la culture du pays»[5]. A.Loukachenka l’a de nouveau rappelé dans son message à la nation et au Parlement du 20 avril 2013: «Nos premiers devoirs en ce qui concerne la sphère de la politique culturelle consistent d’abord à soutenir la ligne patriotique dans notre politique culturelle, à créer les conditions du développement de ses orientations traditionnelles et contemporaines, et ensuite, sur la base de ce potentiel, à renforcer l’image internationale de notre pays.»[6].

La politique culturelle bélarusse s’est ainsi rapprochée du concept de «soft power» ou «puissance douce» de Joseph Nye. Certes, au regard des États-Unis et de l’UE qui exportent à eux deux 77% de la production culturelle mondiale, le Bélarus fait pâle figure. Néanmoins, il est important de souligner cette tendance officielle de la culture bélarusse à vouloir jouer dans l’arène internationale et à démontrer que le Bélarus n’est pas la Russie.

En témoigne, par exemple, la tenue à Minsk de la Triennale d’art contemporain, le projet «Capitale culturelle du Bélarus»[7], les tentatives de reformer le festival «le Bazar slave» et le concours «Eurofest», le projet de relancer les «Ceintures de Sloutsk»[8]. Citons aussi le tournage du film Avel, qui reflète justement la nouvelle politique culturelle bélarusse[9].

D’une part, dans l’idée de «soutenir la ligne patriotique» dans le domaine de la culture bélarusse, ce «projet cinématographique national» décrit une version de la dispersion de la manifestation pacifique du 19 décembre 2010 à Minsk éloignée de la réalité. D’autre part, pour «renforcer le prestige international du pays», la présence d’acteurs hollywoodiens serait prévue[10].

À l’époque d'A.Sasnoùski, le président Loukachenka avait demandé au ministère de la Culture de soumettre un film présentable à Cannes. On lui montra alors «En Août 44…», un film de guerre de piètre qualité sur la Deuxième Guerre mondiale et les espions soviétiques. Avel se distingue du précédent film en ce qu’il ne compte pas sur ses qualités propres, mais sur le charisme d’acteurs venu d’Hollywood.

Pour conclure, force est de constater que malgré l’influence de ces timides premières réformes, la politique culturelle bélarusse n’est pas devenue beaucoup plus tolérante envers ceux qui critiquent le pouvoir, même si sa stratégie a changé. Depuis 2009, en plus de s’occuper de «l’éducation patriotique» de ses citoyens, elle s’efforce de faire valoir sa «puissance douce» au niveau international. Autrement dit, la propagande bélarusse a réussi à s’approprier la technologie américaine de «l’industrie culturelle».

Notes :
[1] Marina Beliatskaïa, «Konkretnyï tchelovek: Leonid Guliako», Sovetskaïa Belarous, 1er mars 2003.
[2] Il n’existe pas de chaîne privée au Bélarus. Toutes les chaînes sont nationales et servent d’instrument de propagande. Deux chaînes indépendantes émettent depuis l’étranger: Belsat depuis la Pologne et la télévision en ligne ARU depuis l'Estonie.
[3] «Vladimir Matveïtchouk, ministr kultury Respubliki Belarous: «Slavianskiï foroum vykhodit na mirovouiou orbitou»», Koultoura, 2007.
[4] Ekaterina Dvinina, «Le Théâtre libre de Minsk résiste toujours aux intimidations du pouvoir biélorusse», Le Monde, 02 septembre 2007.
[5] Sergueï Rezkov, «, «Koultournaïa politika bez koultoury: Praktopiïa RB», Nache Mnenie, 24 mars 2011.
[6] «Transcription du message du Président Aliaksandr Loukachenka au peuple bélarusse et au Parlement» (en russe), BelTA, 20 avril 2013.
[7] «Novoï koultournoj stolitseï Belarousi stanet Grodno», NANINY.BY, 10 décembre 2013.
[8] «Na vozrojdenie «Sloutskikh poïasov» potratiat 20.2 mlrd rubleï», Belorousskaïa delovaïa gazeta, 28 novembre 2013.
[9] Le film Avel bénéficie du statut de «projet cinématographique national» et est financé par le budget d'État. Selon les lois bélarusses, tout projet de cinéma national doit s’articuler autour des événements les plus importants de l’histoire et de la culture de la République du B+elarus. Dans le scénario, la garde présidentielle découvre un complot terroriste international, dont l’attaque du Parlement bélarusse le 19 décembre 2010 fait partie. En réalité, ce soir-là, les forces spéciales de police mirent en fuite des manifestants pacifiques massés près du Parlement pour dénoncer les fraudes électorales de la présidentielle. Voir Vadim Mojeïko, «Natsionalnyï kinoproekt Belarousi: Kaskader, klooun i doubliory» , NANINY.BY, 4 février 2014.
[10] Après des rumeurs sur la présence de Sharon Stone dans Avel, certains estiment plus probable que «Natacha Alam, actrice de séries et modèle chez Playboy, joue dans le film bélarusse Avel» (en russe), NANINY.BY, 18 mai 2014.

Traduit du russe par : Sophie Tournon
Lien vers la version originale du texte en russe

Vignette : Tournage du film Avel de William Devital, 31 janvier 2014. Photo: Radio Svaboda.

* Jeune curateur, critique d’art, étudiant à l'École Normale Supérieure de la rue d’Ulm et à l’EHESS.