La Russie de Nicolas Ier vue par le marquis de Custine

Présentation de la célèbre Russie en 1839, récit de voyage d'Astolphe de Custine publié en 1843.


Une condamnation sans appel de la Russie

Parti pour la Russie "pour y chercher des arguments contre le gouvernement représentatif", le marquis de Custine, petit-fils du général Custine, en revient "partisan des constitutions" (avant-propos de la Russie en 1839). Ces termes résument la déception d'un royaliste convaincu qui avait espéré voir en la Russie conservatrice un garant de certaines valeurs morales traditionnelles, au milieu d'une Europe alors en proie aux réformes politiques. Sur un ton péremptoire présent dès les premières lettres, il déclare sans nuance que les Russes sont un peuple grossier, veule, hypocrite, incapable d'un quelconque développement et qui en est réduit à "singer" maladroitement l'Occident civilisateur.

L'autocratie russe, fort loin de ressembler à une monarchie absolue de droit divin à la française, est comparée à un despotisme hypocrite inavoué, qui règne par la peur, interdit toute amélioration sociale et abolit en chaque sujet toute capacité d'initiative au point de le rendre complice de ce régime qu'il abhorre. En bon catholique qu'il est, Custine ne peut que jeter l'opprobre sur une Église orthodoxe nationale, entièrement soumise au pouvoir civil et dont le seul but est d'encourager les masses à plier l'échine devant la force et de perpétuer cet état de dépendance. Et de conclure que la Russie, décrite comme une prison sans loisir, est le pire Etat qui existe au monde. Il encourage tout homme malheureux dans son pays à voyager en Russie, afin qu'il revienne content de son propre sort, et met en garde les Etats européens contre tout rapprochement politique avec la Russie, qui ne serait d'aucune utilité et ne ferait que servir les intérêts autocratiques russes.

Une œuvre controversée

Ce récit, écrit de la main d'une personne connue en France pour ses opinions monarchistes, œuvra immédiatement en faveur de la démocratie; de plus, faute de concurrents, il fut quasiment jusqu'à la fin du XIXe siècle l'unique livre de référence pour comprendre cette Russie mystérieuse et inconnue. Son succès fut immédiat et l'ouvrage fut traduit de suite en plusieurs langues. Bien que le gouvernement russe eût évidemment réfuté une telle analyse de son pays, la Russie en 1839 fut, cependant, bien accueillie dans certains milieux révolutionnaires russes, Herzen, par exemple, le qualifiant de "livre le plus intelligent écrit sur la Russie par un étranger".

Le récit de voyage d'A. de Custine est tout de même loin d'être impartial et ses méthodes d'approche ne peuvent que nous inciter à la prudence. Il n'a séjourné que trois mois en Russie, de juillet à septembre 1839, et n'a guère visité que Saint-Pétersbourg et Moscou au détriment de la campagne russe et des autres provinces. Custine n'a fréquenté que les milieux aristocratiques proches de la cour et évoque à peine le bouillonnement intellectuel de cette époque post-décembriste marquée par l'apparition des slavophiles et des occidentalistes, et étant allé en Russie presque uniquement pour analyser le régime politique, il omet de parler de l'épanouissement sans précédent des arts russes. De plus son séjour a été "préparé" par quelques informateurs russes, tel le prince Alexandre Tourguéniev, ou certains écrits comme les Lettres philosophiques de Tchaadaev, qui contribuèrent à former l'opinion de Custine avant même le début de son voyage, ce qui est aisément vérifiable dès les premières lettres. Ceci incite certains détracteurs de Custine à penser qu'il aurait été volontairement manipulé dans un but politique.

Une destinée peu ordinaire

Après son succès immédiat, la Russie en 1839 tombe dans l'oubli à la fin du XIXe siècle avec l'abolition du servage, la publication d'autres ouvrages sur la Russie, tels ceux d'A. Leroy-Beaulieu, et le rapprochement franco-russe. C'est pendant la guerre froide qu'est ressuscité Custine, alors que des observateurs voient curieusement dans la Russie en 1839 une analyse qui, loin de rendre compte de la situation du pays sous le règne de Nicolas Ier, s'applique en revanche parfaitement au régime soviétique, faisant de Custine un remarquable visionnaire! Certains détails forcent en effet au rapprochement: dans sa dernière lettre, par exemple, Custine évoque le sort d'un intellectuel qui, pour avoir osé critiquer le régime du tsar Alexandre Ier, fut "livré aux soins des médecins". Cependant, les deux systèmes se distinguent sur de nombreux points et mettre l'un dans la continuité directe de l'autre serait faire abstraction des réformes libérales d'Alexandre II.

La Russie en 1839 restera dans l'histoire l'un des meilleurs exemples d'ouvrages qui ont contribué à façonner sur une durée plus que séculaire des préjugés sur des pays relativement peu connus et difficiles à étudier sous un regard neutre, non passionnel.

Par Frédéric DERBESSE