La Serbie depuis la mort de Tito : recomposition/décomposition?

En 1980, à la mort de Tito, les Yougoslaves passent d'une figure emblématique - bien que controversée - à un pouvoir anonyme, qui leur laisse à peine le temps de se familiariser avec leurs dirigeants. La Constitution de 1974 prévoit en effet l'existence d'une présidence collégiale, comprenant un représentant pour chaque république et chaque région autonome. La présidence est censée connaître une rotation tous les ans, alors que le gouvernement possède un mandat pluriannuel. Cette transition soudaine et peu satisfaisante contribue à donner un caractère instable et précaire à la vie politique, remettant en cause la viabilité du système. Après la disparition du charismatique maréchal, la place du pouvoir est de facto vacante, les postes de présidents formellement créés n'étant en aucun cas influents. Toutes les conditions sont réunies pour une course au pouvoir.


Josip Broz Tito uniform portraitEn Yougoslavie, la synchronie de deux processus, l'érosion de l'Etat fédéral et la chute du communisme, prédomine à la fin des années 1980. L'instauration du pluralisme politique est ainsi précédée par une remise en cause de l'héritage titiste, accompagnée d'une volonté d'affirmation nationale grandissante de la part de certaines composantes de la Fédération. Si la contestation est plus ou moins latente dans l'ensemble du pays, voire parfois doublée de mesures politiques concrètes comme en Slovénie, le contrat titiste, tacite depuis 1980, est rompu par la Serbie avec l'élaboration d'un Mémorandum sur la crise yougoslave.

Ce document, perçu comme une remise à l'ordre du jour de la « question serbe » , représente en effet la première césure importante de cette période. En septembre 1986, l'Académie serbe des Sciences et des Arts (SANU) émet un Mémorandum rédigé par une dizaine d'intellectuels. Lors de la publication du Mémorandum de la SANU, la république de Serbie ne connaît pas encore de contestation manifeste à l'égard de Tito et respecte les règles de son héritage politique. Certes, des intellectuels se réunissent quotidiennement à Belgrade au sein de l'Association des écrivains, ou à l'occasion de soirées où le régime est soumis à de vives critiques. Mais ils agissent ensemble : aucune distinction n'est faite entre les points de vues nationalistes ou démocratiques. De plus, intellectuels et "dissidents" accordent à partir de 1985 une place prépondérante au thème de la nation serbe, contrairement aux actions menées au début des années 1980, principalement orientées sur la question des droits de l'homme et de la liberté de création . Si l'insatisfaction des Serbes à l'égard de la Constitution est constante depuis 1974, sa contestation n'a jamais été aussi explicite que dans le Mémorandum. Celui-ci, qui a été publié à l'insu de ses auteurs, constitue donc un précédent.

Le Mémorandum de la SANU, texte d'une vingtaine de pages , est divisé en deux parties, l'une consacrée à la crise de l'économie et de la société yougoslaves, la seconde au statut de la Serbie et du peuple serbe. Les académiciens se penchent en premier lieu sur l'état général de la Yougoslavie, cherchant à déterminer les causes de la crise que traverse le pays. Parmi les multiples maux dont souffre la Yougoslavie, la décentralisation, qui a favorisé l'économie fédérale aux dépens de l'économie des républiques, renforce les pouvoirs politiques dans les républiques et provinces, ce qui donne lieu à des actes séparatistes et nationalistes. Ces manifestations ont toutes pour origine la Constitution de 1974, rendue responsable de la transformation de la Yougoslavie en une « sorte de confédération » . D'une manière générale, les auteurs déplorent les carences démocratiques de la société yougoslave, affirmant que la démocratisation « est une condition essentielle aussi bien pour sortir de cette crise profonde que pour régénérer la société » . Ils concluent que la Yougoslavie des années 1980 est une société non homogène, où dominants et dominés cohabitent à l'intérieur d'un système inégalitaire. Selon les auteurs du Mémorandum, « la véritable alternative est un fédéralisme intégratif, démocratique dans lequel le principe de l'autonomie des parties constitutives est en harmonie avec le principe de coordination entre ces parties dans le cadre d'un ensemble unique (...) » . Les velléités démocratiques préconisées à plusieurs reprises dans le document ne sont pas pour autant explicitées, ni les fondements du système remis en cause. Il n'est par exemple à aucun moment question d'abolition du système de parti unique, d'instauration du pluralisme politique ou encore de mise en place de réformes.

Le second volet du document est, quant à lui, entièrement consacré au statut de la Serbie et du peuple serbe. Si tous les peuples yougoslaves partagent les difficultés évoquées dans la première partie, on peut lire que le peuple serbe est, entre tous, le plus touché . La Croatie et la Slovénie, déjà plus avancées sur le plan économique, se sont développées très rapidement aux dépens de la Serbie. De plus, toujours selon les académiciens, la Serbie aurait fait d'importants sacrifices pour le Fonds de la Fédération (dont les bénéfices sont destinés aux républiques les moins développées), contrairement à la Croatie, à la Slovénie et à la Voïvodine, ce qui prouverait l'existence d'une « coalition anti-serbe ».

Parallèlement à une situation économique inquiétante, la Serbie est la grande victime de la Constitution de 1974, qui l'a divisée en trois parties, statut qui favorise les velléités autonomistes et séparatistes des provinces autonomes . Le problème le plus épineux demeure toutefois celui du Kosovo, province autonome où les Serbes sont sujets à un « génocide physique, politique, juridique, culturel (...) » de la part de la population albanaise, sans recevoir aucune aide et soutien des autres républiques . Si la situation au Kosovo est alarmante, le Mémorandum prétend que ce n'est pas l'unique endroit de Yougoslavie où les Serbes sont victimes de discrimination. En effet, « excepté lors de l'existence de l'Etat Croate Indépendant, les Serbes de Croatie n'ont jamais été dans le passé autant menacés qu'aujourd'hui » . La situation précaire des Serbes de Croatie et l'évolution politique de la Voïvodine, en raison de l'autonomie qui lui a été octroyée, permettent aux auteurs de conclure qu'un « ...processus s'est orienté vers la destruction totale de l'unité nationale du peuple serbe » .

La dernière partie, qui fait état de la résurgence du nationalisme en Yougoslavie et de la menace qu'elle constitue pour l'avenir de la Fédération, se présente, sous forme embryonnaire, comme un programme visant à défendre les intérêts du peuple serbe et prônant des réformes drastiques à tous les niveaux de la société. Afin de rendre possible une telle défense, la Constitution yougoslave doit être révisée et réorientée vers un système fédéral . Pourtant, les moyens pour parvenir à ces réformes ne sont à aucun moment précisés... La boîte de Pandore est néanmoins ouverte et le document suscite de vives réactions dans les milieux politiques yougoslaves. Directement attaquées, les républiques concernées par les accusations des académiciens serbes s'insurgent contre ces déclarations jugées « grand-serbes ». Une campagne médiatique « anti-Mémorandum » s'étend dès lors dans toute la Yougoslavie.

En Serbie, des réactions immédiates contre le Mémorandum se font entendre au sein des instances dirigeantes, sauf un certain Slobodan Milosevic, qui demeure volontairement discret. Le Mémorandum, véritable plaidoyer pour « l'unité nationale du peuple serbe » et pour le droit à l'existence d'une Serbie en tant que nation, est donc bien le premier projet de l'ère post-titiste visant à modifier le cadre politico-territorial de la Yougoslavie. Cela explique l'importance des réactions à l'échelle yougoslave et ouvre la voie à des projets similaires. Le Mémorandum est également à l'origine de fractions au sein du Parti communiste serbe, qui ne feront que s'amplifier jusqu'au huitième plénum.

Le Huitième plénum de la Ligue des communistes de Serbie

Les 23 et 24 septembre 1987 se déroule à Belgrade le Huitième plénum du Comité central de la Ligue des communistes de Serbie. Ce plénum, qui voit la victoire de la fraction de S.Milosevic, alors Président du Comité central de la LC de Serbie, sur celle de Dragisa Pavlovic (Président du comité de la ville de la LC de Belgrade) et d'Ivan Stambolic (Président de la présidence de Serbie), constitue le tournant idéologique le plus important du parti communiste serbe depuis 1945. Pour saisir la portée politique du Huitième plénum, il est avant tout nécessaire de revenir rapidement sur le parcours de S. Milosevic. Né en 1941, dernier débute ses activités politiques à la faculté de droit de Belgrade et rejoint la Ligue des communistes de Yougoslavie (LCY) en 1969. Il est successivement Directeur de l'entreprise Tehnogas en 1973, et de la banque de Belgrade, Beobanka, en 1978. C'est en 1984 que sa carrière connaît une orientation déterminante, lorsqu'il remplace son ancien collègue et ami de Tehnogas, Ivan Stambolic (devenu Président du Comité central de la LC de Serbie), à la tête du Comité de la ville de Belgrade. S.Milosevic est considéré dès le début des années 1980 comme un fervent défenseur de l'héritage titiste, fidèle aux doctrines communistes, et semble attaché à la lutte contre le nationalisme. En 1986, il est élu à la présidence du Comité central de la LC de Serbie alors qu'I. Stambolic devient Président de la république socialiste de Serbie.

Le Kosovo, qui est la province la plus pauvre de la Fédération, a une population à majorité albanaise : entre 1948 et 1991, les Albanais passent de 68,5 % à 82,2 % de la population totale, alors que les populations serbes et monténégrines passent de 27,5 % à 11 %, écart qui s'explique par la dénatalité et une forte émigration . A partir de 1974, la province dispose d'un Parlement, d'un gouvernement, d'une Cour constitutionnelle et d'une université bilingue. Cependant, des manifestations massives se produisent en 1981, réclamant le statut de république fédérée pour le Kosovo, qui permettrait à la province d'obtenir le droit à l'autodétermination, uniquement attribué aux républiques dans la Constitution de 1974. Les émeutes sont réprimées par les forces de l'ordre, donnant lieu à des arrestations et faisant de nombreuses victimes; l'état-d'urgence est proclamé. Les Albanais sont accusés de comportement séparatiste et contre-révolutionnaire, et la Ligue des communistes du Kosovo connaît, ainsi que les syndicats, d'importantes épurations.

De leur côté, les Serbes du Kosovo s'organisent dès 1982 en un mouvement de contestation. A l'automne 1985, ce mouvement émet une pétition dénonçant la politique séparatiste des Albanais, jugés responsables de l'exode des populations serbes et monténégrines locales. Cette initiative prend de l'ampleur et touche la LCY, soutenue en cela par un grand nombre d'intellectuels et de dignitaires de l'Eglise. Engagés durant cette période dans un processus de réforme de la Constitution de leur république, les dirigeants serbes demeurent prudents face à de telles revendications, se déclarant contre toute proclamation empreinte de nationalisme et pour un règlement économique de la question épineuse du développement de la province.

De nouveaux rassemblements de Serbes et de Monténégrins en avril 1987 permettent néanmoins à S. Milosevic de s'engager pour défendre la cause des Serbes du Kosovo, lui qui ne s'était jamais véritablement préoccupé de cette question auparavant . Si la « légende » qui s'est créée par la suite autour du personnage de S. Milosevic tend à expliquer sa nouvelle orientation politique par une empathie envers le peuple serbe de cette province, il s'agit en réalité pour lui d'une occasion de se présenter en médiateur entre le pouvoir politique et les Serbes du Kosovo, en ralliant la contestation croissante de ces derniers au profit de son parti.

Lorsque D. Pavlovic appelle à la prudence face au nationalisme serbe dans la question du Kosovo, ses paroles provoquent moult désaccords et divisions au sein de la LC de Serbie. Son cas est débattu pour cette raison lors du Huitième plénum du Comité central de la LC de Serbie. Le courant politique représenté par D. Pavlovic est qualifié d'opportuniste ; on lui reproche en outre de ne pas avoir réagi plus fortement contre le journal estudiantin Student, dans lequel le culte de Tito avait été remis en cause . Il sera démis de ses fonctions par le Comité central de la LC de Serbie ainsi qu'I.Stambolic, qui le soutenait, le 14 décembre 1987. Le Huitième plénum de la LC de Serbie marque donc le début d'une ère nouvelle pour le parti communiste serbe, caractérisée par une série de limogeages, la formation d'une élite regroupée autour de S. Milosevic ainsi que par le contrôle progressif des médias par le nouveau pouvoir. Qu'il s'agisse de neutralité ou d'accord tacite, les élites républicaines des autres entités fédérales yougoslaves ne cherchent pas à intervenir dans la vie politique serbe. En revanche, en ce qui concerne les institutions de la Fédération, on peut noter le soutien du sommet de l'Armée populaire yougoslave (JNA) à S. Milosevic et aux changements qu'il préconise. Les conditions semblent propices à une ascension de l'homme politique serbe vers les sphères du pouvoir.

L'« avènement » du peuple serbe

En janvier 1988, le Neuvième plénum affirme qu'un processus de « débureaucratisation » doit être mis en place, condition « indispensable à la libération des forces économiques, politiques et spirituelles de la société (...) » . L'enjeu final de la « révolution anti-bureaucratique » est d'aboutir à une « autogestion socialiste » . Mais son objectif est aussi de faire recouvrir à la Serbie son statut d'avant 1974, c'est-à-dire avec des provinces autonomes subordonnées à son pouvoir. En l'espace d'une année, l'évolution des aspirations que S. Milosevic nourrit pour la Serbie se perçoit donc de manière notable. Après l'invocation de la défense des Serbes et des Monténégrins du Kosovo, puis la nécessité de « débureaucratiser » la société, il est maintenant question d'intégrité territoriale et politique de la Serbie.

Cependant, pour parvenir à cette double intégrité, une mobilisation générale est indispensable. L'"appel au peuple" et son entrée en scène au milieu de l'année 1988 donnent un élan déterminant à la procédure d'application des préceptes anti-bureaucratiques. De juillet à octobre 1988, les rassemblements se succèdent en Serbie et au Monténégro, réunissant au total environ trois millions de personnes. Les revendications sont identiques dans les deux cas : il faut accélérer le processus de renouvellement des cadres et clarifier la responsabilité des fonctionnaires afin de démocratiser les rapports sociaux dans leur globalité . Ces « meetings de la vérité » mèneront à la démission des dirigeants de la LC de Voïvodine, du Monténégro et du Kosovo. Des milliers de personnes seront donc évincées de la vie politique à la suite de la révolution anti-bureaucratique : c'est la plus importante purge qu'ai connu la Yougoslavie depuis la chute des libéraux serbes en 1972.

Parallèlement, S.Milosevic renforce sa propre position au sein des institutions de la république de Serbie. Il accède en effet à la fonction de Président de la présidence de la république de Serbie le 8 mai 1989. Six mois plus tard, le 11 novembre 1989, il est élu au suffrage direct avec 86% des voix, mais toujours dans le cadre de la LC de Serbie. Si l'on met en rapport les grands traits du Mémorandum de la SANU et les étapes selon lesquelles s'est construite l'ascension politique de S. Milosevic, il apparaît clairement que celui-ci a repris à son compte les conclusions des académiciens, en procédant en plusieurs temps, comme cela est suggéré dans le document. En revanche, c'est à S. Milosevic et à son équipe dirigeante qu'est revenue la tâche de désigner les moyens pour mettre en application ces mêmes idées, moyens qui ne sont pas exposés, nous l'avons précisé, dans le Mémorandum.

Les premières élections libres

Les communistes serbes travaillent à partir du mois de mars 1990 à un nouveau programme et tiennent à souligner qu'ils sont les précurseurs des premiers mouvements démocratiques, qui plus, est en harmonie avec le peuple. Le Parti socialiste de Serbie (SPS) est créé le 16 juillet 1990, date de son premier congrès, qui voit l'élection de S.Milosevic à la tête du parti. Le principe du centralisme démocratique disparaît du programme du SPS, qui « dans sa structure organisationnelle et celle de ses cadres, est constitué comme un parti issu de la gauche contemporaine » . L'héritage communiste est cependant loin d'être rejeté dans sa totalité. La stratégie choisie est intermédiaire: abandon de ce qui pourrait nuire à l'image du nouveau parti avec le rejet des aspects négatifs du passé, parallèlement au maintien de ce qui représente un intérêt idéologique, financier ou électoral.

Les premiers partis commencent à apparaître en 1988-1989, mais c'est essentiellement la « menace » à l'intégrité de la Serbie, dans une hypothétique prise du pouvoir de partis albanais au Kosovo, qui dissuade S. Milosevic de légaliser le pluralisme. Alors qu'un projet de loi sur les organisations politiques est adopté le 21 février 1990, il faut attendre le 19 juillet de la même année pour que la nouvelle loi sur l'organisation des partis politiques soit finalement votée.

Bien qu'accepté dans son principe, le pluralisme politique tarde donc à être reconnu par les instances politiques serbes, le modèle prôné étant celui d'un pluralisme contrôlé, canalisé par le parti au pouvoir, et l'organisation d'élections libres est repoussée. Dans un second temps, lorsqu'il n'est plus possible de retarder les élections étant donné la reconnaissance des nouveaux partis politiques, le SPS en appelle au « peuple serbe » par le biais d'un référendum, pour décider de la marche à suivre : organiser les élections afin qu'une assemblée multipartisane prépare la Constitution, comme l'exige l'opposition, ou bien élaborer une nouvelle Constitution avant d'entamer toute procédure électorale. La date d'un référendum destiné à déterminer les priorités du calendrier politique en Serbie est fixée aux 1er et 2 juillet. Avec 98,8 % de « oui » en faveur d'une nouvelle Constitution serbe avant les élections, le succès est double puisqu'il constitue un test favorable auprès des citoyens serbes avant la séquence électorale. De plus, cette victoire permet également au SPS de faire adopter la nouvelle Constitution par une Assemblée unipartite, et de doter le président de la république de forts pouvoirs, dans la perspective d'une victoire de S.Milosevic aux élections présidentielles à venir.

Les premiers partis politiques sont apparus dans un contexte général peu propice. En effet, les débats sur le futur statut de la Yougoslavie, sur son éventuelle désintégration, sont omniprésents et amènent les nouveaux partis à construire leurs programmes autour de la nécessité de la formation d'un Etat national (à quelques exceptions près). De plus, ceux-ci, inexpérimentés dans le débat politique, sont marginalisés, attaqués dès leur apparition par le parti socialiste. Dès lors, les premières élections dites libres, qui se déroulent sur fond de surenchère nationaliste, de monopole du pouvoir en place sur l'ensemble de l'appareil d'Etat, et d'irrégularités multiples, révèlent la suprématie de S. Milosevic, élu président de la république au premier tour. Ce résultat prouve la consolidation du régime issu de la « révolution anti-bureaucratique. »

Guerre et renforcement du pouvoir

La Constitution serbe, qui a été promulguée en septembre 1990 par une assemblée monopartite dans le cadre d'un monopole politique du SPS, ne peut être considérée comme le fondement d'un régime démocratique et ne correspond guère aux prémices d'un véritable processus de démocratisation : la rupture avec l'autogestion est floue, le pouvoir exécutif très fort favorise la personnalisation du pouvoir, le déséquilibre entre les pouvoirs de l'Assemblée et ceux du président est flagrante, le pouvoir des provinces « autonomes » réduit, etc. En entérinant la fin de l'autonomie des provinces, la nouvelle Constitution marque le « retour » de la souveraineté de la république serbe sur l'ensemble de son territoire, conformément aux objectifs annoncés dès 1987 par S. Milosevic. Elle n'en représente pas moins la consécration du pouvoir d'un seul homme, le président serbe.

La « transformation nationaliste » du SPS à la fin des années 1980 a laissé une opposition désorientée, en quête d'une identité propre. De surcroît, la guerre qui débute en 1991 dans l'espace yougoslave nuit à l'élaboration d'un processus démocratique en Serbie et contribue à fausser le débat politique. Les principaux partis d'opposition se sont montrés défavorables à la guerre, mais leurs prises de position étaient principalement intégrées dans un ensemble de critiques contre la politique de S. Milosevic et contre les conséquences catastrophiques qui en résultent pour la Serbie. Aucun parti n'envisage une décision allant à l'encontre du regroupement des Serbes dans un même Etat, par peur de perdre des voix, excepté l'Alliance civique de Vesna Pesic, qui a toujours mené une action pacifiste et en faveur de la démocratie.

Cette habitude quasi obsessionnelle de critiquer à tout prix la politique de S. Milosevic devient embarrassante lorsque celui-ci change de discours et décide de se tourner vers la paix. Certains seront accusés de collaborer avec le SPS, comme Vuk Draskovic, d'autres se brûleront les ailes, comme le Parti démocrate de Zoran Djindjic, en se posant en défenseurs de Radovan Karadzic... Le scénario des élections de 1990 se reproduit en 1992 et 1993, triple défaite pour une opposition serbe qui n'arrive pas à se remettre de sa première débâcle électorale.

Cependant, l'élaboration de la coalition « Ensemble » (Parti serbe du renouveau, Parti démocrate, Alliance civique et Parti démocrate de Serbie) en septembre 1996 démontre que les dirigeants de l'opposition ont su faire preuve de plus de maturité politique face à leurs divergences, décidant de tenter le tout pour le tout afin de vaincre le parti au pouvoir. « Ensemble » défiera la coalition « de gauche » formée par le SPS et deux partis alliés, l'Union de la gauche yougoslave (parti de son épouse Mira Markovic) et la Nouvelle démocratie de Dusan Mihailovic, aux élections fédérales et municipales de novembre 1996. Les premières sont remportées par la coalition des partis de gauche ; en revanche, le second tour des élections municipales donne la victoire à la coalition de l'opposition dans quatorze villes de Serbie dont Belgrade.

Les manifestations contre la décision du régime d'invalider les résultats débutent dès le 19 novembre à Belgrade et à travers toute la Serbie. L'action spontanée des étudiants et leur retour sur la scène publique est un fait majeur, puisque ces derniers sont demeurés absents depuis les manifestations contre le régime des années 1991-1992. Des dizaines de milliers de personnes se regroupent ainsi quotidiennement autour des dirigeants de la coalition "Ensemble" et contribuent à créer un mouvement qui prend de plus en plus d'ampleur. Après trois mois de manifestations, S.Milosevic demande finalement au gouvernement de soumettre au parlement « un projet de loi spéciale proclamant définitifs » les résultats des élections municipales, qui loi sera adoptée par ce parlement sept jours plus tard.

Crise du Kosovo et intervention de l'OTAN

Malgré la reconnaissance de ses résultats, l'opposition échoue une nouvelle fois aux élections républicaines de 1997, pour cause de différends en matière de stratégie électorale, et se déchire : la coalition « Ensemble » éclate. Contradictoire et versatile, victime de l'implacable dialectique de la guerre et de la paix élaborée par le président serbe pour garder le pouvoir, l'opposition serbe n'a pas su s'imposer face à un électorat lui-même déboussolé et tiraillé entre un S. Milosevic garant d'un certain ordre étatique et social et une opposition qui a tout à prouver. Pour cette raison, la victoire de la coalition « Ensemble », ainsi que les manifestations qui ont suivi, ont néanmoins constitué autant de preuves qu'un nouvel élan, essentiellement urbain, était né en Serbie. En réponse à cela, le régime a multiplié les mesures autoritaires. Mais les temps de paix ne sont pas favorables au président serbe, qui a en partie construit son régime sur la justification de la guerre, et la tension monte au Kosovo, grand absent des accords de paix de Dayton. En mars 1998, le conflit éclate dans cette province, dû principalement à l'interaction de deux facteurs : la radicalisation du pouvoir serbe et la montée en puissance de l'UCK (Armée de libération du Kosovo) qui apparaît en 1996-1997 .

Contrairement aux attentes de la communauté internationale, l'intervention militaire de l'OTAN permet de rallier la population serbe dans son ensemble, de réunir partisans et opposants au régime en une même union sacrée pour défendre la république fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro). Après les populations civiles, l'opposition serbe a été la première victime des frappes de l'OTAN, et non des moindres. De quelle manière les maires issus des rangs de l'opposition pouvaient-ils désormais justifier les valeurs occidentales tant défendues auprès d'électeurs qui avaient subi des bombardements ? La crise au Kosovo a en outre permis aux autorités de Belgrade de museler les médias et de réformer l'Université. Aujourd'hui, la Serbie se remet difficilement des conséquences de plusieurs années de guerre et d'embargo auxquelles se sont ajoutées celles des actions de l'OTAN. Le régime, avec le tandem des époux Milosevic à sa tête, resserre quant à lui chaque jour son étau...

Par Diane MASSON
Vignette : Josip Broz Tito en uniforme (Photo libre de droits, attribution non requise)
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