L’alimentation des jeunes Kirghizes de retour au pays après un long séjour en France

Après quelques années d’études en France, de jeunes Kirghizes retournent à Bichkek commencer leur vie professionnelle. En quoi ce séjour à l’étranger modifie-t-il leur façon de s’alimenter et la perception qu’ils ont de leur alimentation traditionnelle ?


une russification et même une occidentalisation récente, visibles dans la capitale Bichkek, l’alimentation kirghize actuelle est encore très traditionnelle. Malgré quelques variations régionales, la commensalité, la consommation synchronique des denrées et la place des viandes de cheval et de mouton sont des piliers incontournables.

Tous les ans, quelques étudiants originaires de Bichkek décident de venir étudier une ou plusieurs années en France, à Grenoble principalement, du fait d’un accord interuniversitaire. Durant leur séjour, ces jeunes sont confrontés à une culture alimentaire différente de la leur, avec la consommation d’eau froide ou de vin à la place du thé à table, de viande saignante, de fromage bleu, mais aussi de poisson ou de fruits et légumes inconnus chez eux, ainsi que de viennoiseries et de pâtisseries.

Selon les personnes et la durée du séjour, le manque lié à la cuisine kirghize diminue progressivement et l’adaptation à la cuisine française peut se faire. Que se passe-t-il lorsqu’ils rentrent au Kirghizstan ?

Quel regard sur la cuisine kirghize ?

Avant de partir, ces jeunes Kirghizes ne se posaient pas de question sur leur alimentation. De retour au pays, qu’ils en aient conscience ou non, tous voient leur cuisine nationale à travers leur expérience de la cuisine française. Leur première réaction est d’apprécier le retour et de retrouver « la vraie cuisine », « le vrai goût ». Pour la majorité d’entre eux, la cuisine kirghize est la cuisine originelle, celle dont le goût est le meilleur et plus authentique. D’ailleurs, en France, la plupart des étudiants trouvaient que les fruits comme les pommes et les abricots avaient un goût différent, chimique et donc moins bon. Pour tous les produits que l’on peut trouver couramment dans les deux pays, notamment la viande de mouton ou les fruits et légumes, l’original –le produit kirghize– est toujours considéré comme meilleur.

Le premier regard critique que portent les Kirghizes de retour au pays concerne l’utilisation et la consommation excessives des graisses. Certains plats comme le plov (plat d’origine ouzbèke à base de riz, de carotte et de viande de mouton), les manty (gros raviolis cuits à la vapeur) ou les boorsok (beignets non sucrés et frits) leur semblent trop gras et difficiles à digérer. La question est de savoir si on peut réaliser ces plats traditionnels avec moins de graisse sans trop en modifier le goût. Il en est de même pour les traditionnelles salades russes où le goût des légumes est très souvent masqué et affadi par une utilisation excessive de mayonnaise.

Le manque de variété dans les produits est également un point souligné par ces étudiants. Bien que, depuis une dizaine d’années, l’offre alimentaire ait considérablement augmenté à Bichkek, notamment en ce qui concerne les produits manufacturés importés, certaines gammes de produits restent moins développées qu’en France: les fruits et légumes, les fromages, les poissons. Habitués aux linéaires des grandes surfaces françaises, les étudiants kirghizes rentrés à Bichkek trouvent que les produits présents sur les étals des marchés ou des quelques « moyennes surfaces » ouvertes depuis peu à Bichkek sont peu variés. Quelques magasins spécialisés proposent des produits européens qui complètent l’offre, mais à des prix trop élevés pour les habitants. Afin de pouvoir consommer ces denrées rares ou chères, certains rapportent même des graines de légumes qu’ils tentent de cultiver sur leur balcon (salades) ou dans des jardins à la campagne.

Quelles modifications à leurs comportements alimentaires ?

Les premiers temps qui suivent leur retour, nombreux sont les étudiants qui cuisinent quelques plats de la cuisine française, soit pour eux même, soit pour leur entourage, mais ils se heurtent à plusieurs difficultés. La première est de trouver les ingrédients nécessaires à la confection des plats et parfois même le matériel. Aussi, les plats les plus réalisés sont des préparations simples à faire et nécessitant des ingrédients faciles à trouver comme des quiches, gâteaux, tartes, des garnitures comme la ratatouille ou quelques ragoûts. Lors de leur séjour en France, les Kirghizes ont découvert la consommation de viandes saignantes qu’ils ont parfois appréciées après une longue période d’adaptation. De retour au pays, ce type de consommation disparaît totalement de leur comportement alimentaire en raison de l’idée qu’ils ont de la non garantie sanitaire de la qualité de la viande.

Les étudiants kirghizes se retrouvent aussi confrontés au regard de leurs convives: les plats préparés dans le but de faire connaître la cuisine française et de partager des saveurs appréciées sont souvent mal perçus par les membres de la famille car trop différents de leurs habitudes. De même les efforts de présentation et de dressage des assiettes ou des plats sont perçus comme une perte de temps, de la prétention, et sont jugés incompatibles avec une «vraie» cuisine kirghize.

On note que l’influence de leur séjour en France s’exprime surtout dans l’organisation du repas. Qu’ils mangent seuls ou entre eux, ces anciens étudiants adoptent généralement une présentation diachronique des plats, et, même s’ils disposent encore ensemble entrée et plat, ils attendent d’avoir débarrassé ces plats avant de passer au dessert afin de ne pas mélanger sucré et salé. Les légumes, beaucoup plus variés, sont maintenant cuisinés comme des garnitures, au sens français du terme, et non mélangés à la viande et à la sauce. La consommation des desserts est aussi plus régulière et systématique qu’avant leur départ pour la France.

Pour très peu d’entre eux, l’eau a remplacé le thé à table. C’est une des habitudes qu’ils n’ont jamais perdues en France. Par contre, la découverte des vins français lors de leurs études les a marqués, et ils profitent à Bichkek des grandes occasions pour déguster des vins français que l’on peut trouver dans quelques boutiques spécialisées de la ville. Les vins français sont différents des vins géorgiens ou moldaves consommés au Kirghizstan, moins sucrés et plus tanniques (pour les rouges notamment). Lors de la consommation de ces vins, les Kirghizes adoptent une attitude découverte en France qui consiste à déguster le verre de vin.

Les commerces français à Bichkek

Si le vin français est aujourd’hui accessible à Bichkek depuis quelques années grâce à l’ouverture de trois ou quatre bars à vins, les baguettes et viennoiseries sont plus difficile à trouver. Or ces produits sont ceux qui manquaient le plus aux étudiants de retour à Bichkek. Depuis peu quelques personnes se sont lancées dans la production de ces viennoiseries, mais les résultats obtenus ne sont pas encore identiques à la production traditionnelle française. Les Kirghizes trouvent le goût et la texture différents, moins bons. Est-ce du à une réelle différence entre les produits ou à une certaine nostalgie qui fait que le « vrai croissant » ne peut être bon qu’en France, comme le « vrai miel » n’était bon qu’au Kirghizstan lorsqu’ils étaient en France ? On constate que le prix des viennoiseries que l’on trouve à Bichkek est élevé pour un Kirghize et que ces productions sont plutôt à destination des hôtels qui accueillent des Européens ou à destination d’une clientèle locale aisée. Pour les étudiants, cela reste un met cher, de consommation occasionnelle, alors qu’en France c’était pour eux une consommation parfois quotidienne.

Deux des anciens étudiants interrogés ont choisi de mettre à profit les connaissances qu’ils avaient de la gastronomie française pour ouvrir des commerces à Bichkek. Gulnura a ouvert depuis quelques mois sa pâtisserie où elle propose des gâteaux d’inspiration française, et Almaz est en train d’étudier la possibilité d’ouverture d’un restaurant français au centre ville, en partenariat avec des spécialistes français. Cette démarche reste cependant marginale, la plupart des étudiants étant partis faire en France des études d’économie et travaillant à leur retour dans ce secteur d’activité.

En 2013, lors de l’implantation d’un restaurant français à Bichkek à laquelle j’ai participé, j’ai rencontré parmi la clientèle des Kirghizes qui avaient séjourné en France. Ils exprimaient le plaisir qu’ils avaient à retrouver une vraie cuisine française, identique à la fois dans le service et dans les saveurs à ce qu’ils avaient connu en France. Pour eux, la fréquentation de ce restaurant restait occasionnelle en raison des tarifs élevés par rapport à leur niveau de vie.

On peut conclure des entretiens menés à Bichkek avec des personnes ayant étudié en France que les modifications apportées à leur alimentation sont modérées, mais que pour tout le passage en France a permis de découvrir une culture alimentaire différente qui leur a fait porter un regard plus curieux et critique sur leur propre alimentation traditionnelle. Les tentatives de mélanger ces deux cultures se sont trouvées limitées, à la fois par leur attachement à leur culture d’origine mais aussi du fait d’un problème d’acceptation de ces habitudes par leur entourage ou par la difficulté à s’approvisionner. Ce dernier point est de moins en moins un frein, car avec l’ouverture toujours plus grande du pays au tourisme et à l’économie de marché, les filières de distribution se multiplient, augmentant la variété de l’offre alimentaire.

* Eloïse MARTIN est chercheuse indépendante et professeur de cuisine au Lycée des métiers de l’hôtellerie et du tourisme de Grenoble, chef consultant au restaurant Ratatouille à Bichkek en 2012/2013.

Vignette : table garnie de plats kirghizes traditionnels (Eloïse Martin, 2013)

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