Dossier #70 – Manger à l’Est : au-delà du plaisir

L'alimentation est très souvent au centre des discussions et à la une de la presse à l'Est : tantôt comme arme géopolitique, tantôt comme marqueur identitaire fort mais, le plus souvent, comme indicateur économique, révélateur de l'efficacité des politiques adoptées. Qu'y a-t-il de nouveau sur ce front ?


La Russie nouvelle utilise fréquemment l’alimentation comme une arme dans les conflits qui l’opposent à ses voisins. On l’a vu, par exemple, lors de la guerre en Géorgie, en 2008 : l’eau minérale Borjomi et les vins géorgiens en firent les frais. Peu de Russes prirent cette histoire au sérieux et la plupart n’y virent qu’une gêne passagère.

Des interdictions ponctuelles d'importation à l’embargo total ?

Mais ce cas est loin d’être isolé. D'autres produits alimentaires se sont vus régulièrement interdits d'importation en Russie, au gré de relations changeantes avec les pays producteurs. Les produits laitiers lituaniens, les sprats lettons, les chocolats Roshen (marque ukrainienne, dont le fondateur est l'actuel président ukrainien Petro Porochenko) ont, eux aussi, eu à subir ce diktat… La liste des aliments déclarés nocifs pour la santé des Russes est longue et a varié jusque récemment selon les humeurs du premier médecin du pays Guennadi Onichtchenko, directeur de Rospotrebnadzor (le service fédéral de protection des droits des consommateurs) et inspecteur sanitaire en chef.

Sa démission inexpliquée, en 2013, est considérée comme ayant mis fin à la diplomatie du chantage autour de la production alimentaire. Dès lors, l'annonce de l'embargo sur une quantité de produits alimentaires européens instauré par la Russie en août 2014 a pu paraître d'autant plus inattendue. Cécile Vaissié analyse dans ce dossier les conséquences économiques de ces « anti-sanctions », ainsi que la violence symbolique de la destruction des aliments de contrebande, et montre qu'il en résulte surtout des difficultés supplémentaires pour le quotidien de la population russe.

L'embargo, nouvelle idée nationale

Mais l'embargo en question ainsi que le discours médiatique qui l'accompagne ont eu d'autres conséquences encore pour la société russe et au-delà. Importozamechtchenie, ou la substitution des importations, est devenue une nouvelle idée nationale. Les quelques voix qui se sont élevées contre l'embargo ont d’ailleurs été d’emblée stigmatisées, sous prétexte que seuls les Moscovites gourmets de la classe la plus aisée seraient touchés par ces mesures, alors que le Russe moyen, n'ayant jamais goûté de parmesan ou de jamón, ne serait pas impacté. Ces deux produits ont rapidement été élevés au rang de symboles de la distance qui sépare le peuple et les opposants au régime. On parle même de «traîtres à la Patrie» qui lui préféreraient le jambon espagnol...

Nombreux sont ceux qui semblent vouloir profiter de cette nouvelle vogue. C’est ainsi, par exemple, que les frères réalisateurs Nikita Mikhalkov et Andreï Konchalovski ont annoncé, au début de 2015, qu'ils souhaitaient demander à l'État une subvention d'un milliard de roubles (environ 13 millions d'euros) pour ouvrir une chaîne de restauration baptisée « Manger à la maison » et consacrée à des mets typiquement nationaux. Depuis peu, l'Église orthodoxe russe commence à se préoccuper de ce que mangent ses fidèles et voudrait élaborer un label clair, « semblable à la nourriture casher ou hallal »[1]. A-t-elle eu vent du rôle que sa consœur roumaine, évoquée ici par Irène Costelian, joue depuis quelques années dans la promotion de l'agriculture biologique en Roumanie ? En d’autres temps, c’est l’État qui a assuré une surveillance de l’alimentation prônée par l’Église, comme le montre Alena Lapatniova pour le cas de la Biélorussie dans les années 1950-1960.

Alimentation et identités dans les pays de l'Est

La dimension identitaire de l'alimentation prend, en effet, de plus en plus d'ampleur à l'Est. La Pologne est sans doute un cas exemplaire en matière de valorisation, sur tous les fronts, du patrimoine gastronomique. Des livres de recettes anciens y sont réédités, des cursus universitaires dédiés à l'alimentation sont mis en place, les régions s'appliquent à promouvoir leurs traditions culinaires à travers une multitude de festivals, le mouvement Slow food est très présent, la scène gastronomique à Varsovie ne cesse d'innover à partir de produits traditionnels et le musée de la Vodka, dont l'ouverture est prévue pour 2017, promet d'être grandiose[2]. Même le fameux embargo russe semble contribuer à la réhabilitation des productions d'antan et à la mobilisation de la population autour d'un « gastro-patriotisme », comme l'explique Dorota Dias-Lewandowska.

Toutes tendances qui sont présentes, dans des proportions diverses, dans d’autres régions centre et est-européennes. Au Bélarus, par exemple, on élève en symbole national une galette de pomme de terre, comme le remarque non sans ironie l'écrivain Alhierd Bakharevitch.

Néanmoins, la dimension prépondérante de l'alimentation réside sans aucun doute dans son impact sur la santé. On l’a bien vu, très récemment, avec l'avalanche de commentaires de toutes tendances qui ont suivi la publication par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) d’une étude établissant un lien entre consommation de viande rouge et cancer. À l'Est, manger sain devient une problématique en vogue, que ce soit au Kazakhstan où l'arrivée des fast-foods à l'occidentale est porteuse de nouveaux problèmes comme l'obésité, et va jusqu’à susciter la création d’une émission de télé-réalité très en vogue[3]. En République tchèque, à l’inverse, s’affranchir de la cuisine traditionnelle est perçu comme un pas vers une alimentation plus équilibrée, ce qu’a montré Zuzana Loubet del Bayle dans un des articles que l’on retrouvera ici, tandis qu’en Roumanie l'histoire communiste est réécrite pour créer un mythe de l'Âge d'or, quand le Père du peuple s'occupait du bien-être alimentaire de la nation. Mais la gastronomie offre également une merveilleuse ouverture vers l'Autre, processus exploré ici par Éloïse Martin à partir de l'exemple des jeunes Kirghizes.

La recherche universitaire s’intéresse, elle aussi, aux manifestations de ce phénomène alimentaire et les publications sur la question se multiplient. Ainsi, la Revue Russe vient de consacrer son dernier numéro (2015, n°44) au « Manger russe », qui aborde la nourriture par le biais des études littéraires et historiques. Il convient également de signaler ici le dernier numéro du Journal of Baltic Studies qui analyse les sociétés baltes et leur histoire à travers les pratiques alimentaires.

Regard sur l'Est se réjouit d’apporter sa contribution à ces investigations, en poursuivant son analyse des évolutions des pratiques alimentaires, à la suite de ses dossiers thématiques précédents, « Boissons à l'Est » (2008) et « Marchés alimentaires » (2001).

Nous vous espérons en appétit et vous souhaitons une bonne lecture !

Notes :
[1] V obchtchestvennoï palate predlojili vvesti pravoslavniï standart dlia prodouktov [La Chambre civique propose d'instaurer un label orthodoxe pour les produits alimentaires ], Meduza, 20 octobre 2015.
[2] Compendium ferculorum albo zebranie potraw [Compendium ferculorum ou Un choix de plats], Musée du palais du roi Jan III à Wilanów ; Festiwal smaku Gruczno [Festival de goût de Gruczno]; Muzeum polskiej wódki [musée de la Vodka polonaise], Koneser.eu.
[3] L'obésité, nouveau fléau au Kazakhstan, Courrier international, 26 octobre 2015.

Vignette : Au marché de Kizil (Maria Emanovskaya, Touva, août 2013).

* Maria EMANOVSKAYA est doctorante à l’Inalco, sa thèse porte sur les changements des habitudes alimentaires en Russie post-soviétique et les nouvelles identités russes en construction.

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