Roumanie : le bio, une occasion de réactiver la machine à mythes

Longtemps terre promise des agriculteurs étrangers, la Roumanie a su promouvoir l’agriculture traditionnelle et développer sa propre touche sur le marché européen du bio. Mais, derrière ce mode de vie, se cachent des intérêts économiques et politiques aussi divers que surprenants.


En quelques années, le bio, bien plus qu’un label, est devenu un mode de vie. C’est le cas en Europe occidentale, bien sûr, mais la frénésie du bio envahit également et surtout les pays de l’est européen, où magasins de produits bio en tous genres côtoient de plus en plus les restaurants vegan. Cette nouvelle vague contraste avec l’engouement pour la junk food qu’avaient connu ces pays dans les années 1990. En Roumanie, le bio est désormais devenu un catalyseur social qui réunit les habitants, transformés en « éco-citoyens », autour de diverses causes alimentaires et environnementales. Cette tendance contribue à réconcilier les différentes tendances politiques. Dépassant les simples préoccupations alimentaires et agronomiques, le bio est devenu un véritable enjeu politique.

L’Église orthodoxe roumaine s’empare du bio

En 2009, le monastère de Nera, situé dans l’ouest de la Roumanie, près de la frontière serbe, fut le premier à proposer des produits issus de l’agriculture biologique. Herbes, savons, onguents, sirops et autres produits du monastère étaient alors introduits sur le marché par l’intermédiaire des magasins des monastères et des églises. Depuis, plusieurs autres monastères roumains, tel celui de Turnu, qui se trouve près de la ville de Ploiesti dans le département de Prahova, proposent leurs produits naturels dans des points de vente plus conventionnels, comme la chaîne de parapharmacie spécialisée dans les produits éco-bio Plafar ou sur leurs propres sites internet[1]. Ces initiatives ont promu l’Église orthodoxe roumaine au rang de moteur du développement de l’agriculture biologique dans le pays et du mode de consommation afférent.

En assimilant un mode de vie sain, donc écologique et bio, à un retour aux sources des valeurs du christianisme, comme le partage ou l’égalité, l’Église a investi un terrain laissé en friche par le politique et les acteurs économiques. Ainsi, l’Église orthodoxe roumaine promeut un message quasi altermondialiste et anticapitaliste, invitant ses fidèles à s’écarter de la consommation effrénée qui prédomine dans le pays depuis la chute du communisme.

Le discours de L’Église orthodoxe a un écho important dans un pays encore très attaché aux valeurs chrétiennes. Aussi les idées de Slow food et d’une consommation locavore sont-elles devenues le référentiel de beaucoup de fidèles. Cela a même amené de nombreuses familles à effectuer un retour à la terre, contribuant, timidement, à pallier l’effondrement de l’agriculture de subsistance. En effet, depuis de nombreuses années, l’agriculture traditionnelle se mourait. Les paysans trouvent rarement des repreneurs prêts à affronter la rudesse d’une vie campagnarde. Ils préfèrent alors vendre aux grands groupes agroalimentaires qui achètent la plupart des terres disponibles dans le pays, plutôt que de laisser cette charge à leurs descendants partis à la ville ou à l’étranger et qui, bien souvent, n’ont aucune appétence pour l’art de vivre de leurs ancêtres.

Même si rares sont les familles qui s’installent à la campagne, coupées de la « civilisation » à l’instar des premiers pères du désert, ceux qui investissent ce mode de vie sont, pour la plupart, de jeunes couples citadins, fuyant la ville et désireux d’offrir un monde différent à leurs enfants. Nombre d’entre eux pratiquent le télétravail et continuent à exercer leur métier, souvent dans le domaine informatique, des médias en ligne ou dans la traduction, tout en conciliant vie familiale et ruralité. Toutefois, les villes ne sont pas non plus dépourvues de leurs adeptes du bio et, si l’Église orthodoxe assimile ces comportements à des valeurs traditionnelles, les citadins, de leur côté, les ramènent plus souvent à la résurgence de mythes et légendes issues du communisme.

Le retour de l’ostalgie ou la réhabilitation d’une certaine vision du communisme

Dans les grands centres urbains, les jeunes générations influencées par Brooklyn ou Berlin adoptent le bio dans un élan de ralliement à une tendance internationale. Mais, pour leurs aînés, qui sont nés avant 1989, l’ostalgie joue un rôle fondamental dans l’adhésion à l’éthique bio. Si l’assimilation du régime communiste à un âge d’or est toujours présente dans l’esprit de nombreux quinquagénaires et au-delà, cette idée a subi une mutation depuis quelques années.

Aujourd’hui, l’ancien leader Nicolae Ceausescu est perçu comme un précurseur de l’agriculture biologique, de la consommation locale et du végétarisme. On dit souvent à son propos qu’il a obligé les Roumains à manger sainement, sans qu’ils le sachent. Ainsi, les rares charcuteries que l’on trouvait dans les magasins à l’époque communiste auraient été constituées non de viande, produit de luxe destiné à l’exportation, mais essentiellement de soja. Sous l’impulsion du dictateur en guerre contre les instances monétaires internationales et dont le principal projet économique était d’exporter la quasi-totalité de la production nationale pour rembourser les créanciers du pays, les Roumains mangeaient bien plus sainement qu’aujourd’hui. Si la réalité est sans doute moins univoque, cette légende urbaine a tout de même le mérite de réunir les nostalgiques du communisme et, de manière assez surprenante, d’éveiller l’ostalgie au sein de générations qui n’ont jamais connu le régime.

Un des corollaires de cette mythologie glorificatrice de l’ancien dictateur le dépeint en grand ingénieur agroalimentaire. Dans cet imaginaire, l’ancien Conducator aurait réservé l’usage de pesticides aux grands ensembles agricoles dont les récoltes étaient exclusivement destinées à être vendues sur les marchés extérieurs, épargnant le reste du pays de l’agriculture intensive en vigueur en Occident.

Dans les faits, les petits agriculteurs n’avaient que rarement accès aux pesticides industriels, peu disponibles dans les villages. Habitués à une agriculture traditionnelle, en marge des grands ensembles agricoles, souvent isolés, les paysans avaient recours à des techniques naturelles pour lutter contre les insectes sur leurs petites parcelles ayant échappé aux nationalisations. Les autres producteurs, en revanche, avaient un accès gratuit aux pesticides distribués par les coopératives et les groupes agrochimiques d’État, comme c’était le cas par exemple dans la ville de Piteşti, située au sud du pays, et dans ses environs[2].

Cette vision idyllique n’est pas vraiment conforme à la réalité historique mais, pour la plupart des Roumains, le mythe est bien plus fort que les démonstrations historiques. Aussi, selon ces légendes qui circulent dans l’opinion publique et qui, par leur répétition, tendent à devenir des mythes, la plupart des productions agricoles roumains étaient biologiques, ce qui résultait de la seule volonté de N. Ceausescu, qui redevient ainsi, vingt-cinq ans plus tard, le héros salvateur dépeint par la propagande communiste. Transmises aux nouvelles générations, ces idées renforcent une dialectique étrange, héritée du régime communiste, qui voit le dictateur non plus comme l’oppresseur du peuple dépeint durant la révolution de 1989, mais comme le bon père de famille.

Malgré les lois condamnant le communisme, la sentence du procès du couple Ceausescu qui les a désignés comme génocidaires et la récente loi de juillet 2015[3], dite Loi anti-Ceausescu, de telles idées empêchent l’extinction de l’ostalgie dans la société roumaine et contribuent, au contraire, à renforcer l’aura de l’ancien leader.

Cette image d’une agriculture préservée sous Ceausescu a été confortée en outre par l’intensification de l’agriculture après la chute du régime et par l’arrivée des grands groupes agrochimiques –tel le géant américain Monsanto– sur le marché roumain. Dans l’imaginaire collectif, l’agriculture de l’époque Ceausescu s’oppose bien à une agriculture intensive et aux produits gorgés de pesticides d’aujourd’hui. Au centre de l’attention des leaders politiques contemporains, cette tendance tend à être renversée par une communication intensive sur la reconversion des espaces agricoles vers le biologique.

Un motif de réactivation des mythes dans le discours politique

Alors qu’en 2009 la Roumanie était le seul pays de l’Union qui ne s’était pas vu allouer de fonds pour l’agriculture biologique, en 2015 cette forme de culture est devenue l’objectif prioritaire du gouvernement. Le ministre de l’Agriculture, Daniel Constantin, a ainsi annoncé en 2013 que, dans le cadre du Programme national de développement 2014-2020, les fonds d’aide pour les fermiers du bio s’élèveraient à 200 millions d’euros.

Bien avant ce tardif sursaut de l’État, de nombreuses initiatives privées ont visé à promouvoir l’agriculture traditionnelle et les produits biologiques roumains. C’est le cas de l’association Bio Romania. De manière encore discrète, les produits bios roumains commencent d’ailleurs à s’exporter. Cela fait de nombreuses années que l’Allemagne constitue ainsi un marché solide; depuis juillet 2015, la Suisse accueille elle aussi les productions roumaines. Bien connus des spécialistes qui les commercialisent depuis longtemps sous des marques nationales, de nombreux produits, comme le miel d’acacia, sont aujourd’hui vendus dans les grandes surfaces directement sous les marques roumaines.

En Roumanie même, les médias sensibilisent la population à la nécessité de consommer national et mettent régulièrement en garde contre les manœuvres de certains commerçants qui, sur les marchés, font passer les produits importés pour des produits locaux bios.

Plus surprenant encore, le bio est générateur de divers mythes politiques, tel celui du complot international: la Roumanie y est vue comme une terre promise, épargnée jusqu’en 1990 par les magnats de l’agrochimie et de l’agroalimentaire mais, depuis la libéralisation des marchés, certains de ces groupes internationaux s’amuseraient à tester les effets de diverses substances agricoles sur la population. Des produits interdits dans l’Union européennes auraient ainsi été testés sur certaines exploitations agricoles roumaines. Leur dangerosité, attestée par l’interdiction européenne, consolide le mythe du complot international, tout en alimentant l’ostalgie et le rêve de l’âge d’or passé, dans une vision magnifiée du communisme qui, malgré ses nombreux désavantages, avait préservé le pays. Autant de peurs qui sont avivées depuis l’été 2015 avec l’appréhension d’un afflux migratoire imminent. Tout cela contribue à recentrer la population sur elle-même alors que, depuis 1989, la tendance majoritaire était à l’ouverture au monde.

Notes :
[1] Site internet de Nera Plant.
[2] Piteşti bénéficiait de ces mesures en raison de l’implantation d’une usine de produits chimiques à sa proximité.
[3] La Loi interdit l’apologie de personnes reconnues coupables de génocide, de crime contre l’humanité ou de crime de guerre (ce qui fut le cas du couple Ceausescu en décembre 1989), sous peine d’un emprisonnement allant jusqu’à 3 ans.

Vignette : Sirop de myrtille de la marque Nera Plant (photo : www.neraplant.ro)

* Irène COSTELIAN est politologue, spécialiste de l’Europe de l’Est et des mythologies nationales.

244x78