La galette de pomme de terre comme symbole national ? Le texte qui suit est la traduction d’un essai publié parmi quarante autres en 2014 par un des écrivains contemporains les plus importants du Bélarus. Ces essais, parus pendant la préparation du championnat du monde de hockey organisé à Minsk, abordent avec humour les stéréotypes associés à l’identité nationale.
Traduit du biélorusse par Alena Lapatniova
Toutes les notes sont de la traductrice.
L’ère des jazz-bands et des vagabonds[1] est révolue depuis longtemps. Le temps est venu pour les brands, les prints et les trends, et tout y est. Y compris les Dra…
Dra... comment ? Nikis. Ni contestés, ni recrachés par personne, pour l’instant. Ils sont reconnus officiellement par le ministère de la Justice. Dès qu’on aborde le sujet du symbole non-officiel des Bélarusses, le pays tressaute comme s’il s’était brûlé en mangeant une crêpe : les dranikis ! Les tressautements sont presque chamaniques. Il est vrai, le dranik en soi est un objet, en quelque sorte, magique. Que vaut la mauvaise plaisanterie sur les Tadjiks, les Ouzbeks ou les Azéris (pour un Bélarusse moyen, ils sont tous pareils, comme des dranikis dans une assiette), qui goûte pour la première fois des dranikis et se met à parler aussitôt une langue biélorusse parfaite. Un nouveau conte de fée bélarusse. Nous avions besoin d’un brand, et c’est vous que j’ai choisis…
Il n’y a qu’une nation heureuse pour choisir comme symbole la nourriture –sans même s’étrangler avec.
Au Bélarus, on honore les dranikis comme chez les autres peuples on honore les premiers imprimeurs ou comme on respectait les druides autrefois. Il y a là quelque chose de funeste.
Pourtant, les druides ne mangeaient pas de patates. Bigots, ils avaient peur pour leur réputation. Il est vrai que la bible de Gutenberg est sortie quelque 70 ans plus tôt que celle de Skarina. Il est également vrai qu’en Allemagne, on mange aussi des dranikis, sous le nom de Reibekuchen ou Kartoffelpuffer en les tartinant de confiture (un crime, n’est-ce pas ?).
Mais c’est sans importance! On ne rendra nos dranikis à personne. Ils sont comme les îles Kouriles pour un Russe, comme Mickiewicz pour un Polonais. Le dranik est nôtre ethniquement. Pour lui, sans même soupçonner son existence, nos ancêtres brûlaient dans les chars à Grunwald[2]. Ils ont un peu brûlé, mais ne l’ont pas rendu. On ne peut qu’offrir un dranik. Ou en vendre, en dollars.
Chez les Bélarusses, l’envie de donner à manger des dranikis à chaque étranger perdu ici dans son éternel Drang nach Osten (Dranik nach Osten) est quasiment instinctive. Même si ce brand et cette patate bélarusse datent en fait d’avant-hier[3]. Mais sinon, quoi d’autre ?, s’étonne le Bélarusse. Pas de zlatka[4] au ketchup tout de même. Only dranikis. Il y a, dans cet élan touchant de nourrir un invité étranger de dranikis quelque chose de l’amour éternel de l’éleveur pour ses bêtes : mange, ma douce, de toute façon, Straltsoù[5] a déjà écrit sur toi. L’étranger mâche en imitant soigneusement la joie. Nous sommes attendris. Et puis, après un troisième verre, nous sommes les maîtres. Nous n’avons pas besoin de faire semblant. Nous sommes de toute façon à moitié faits de patate. C’est pour cela que, devant un dranik, on n’a rien à cacher, pas plus que le foie à la confession ou une dent lors de l’extrême onction.
Les dranikis c’est le sakura du Bélarus. Leur floraison mérite d’être peinte sur soie avec de longs pinceaux, par petites touches. La couleur embraserait la soie comme de la crème fraîche.
La nourriture est capable de diviser les gens en classes et en castes; elle est un marqueur de la différenciation sociale. Même le riz ordinaire nord-coréen –qui a pour sœur le Kimchi– peut jouer ce rôle. D’ailleurs, les dranikis ont eux aussi des sœurs dont la plus belle est la saucisse faite maison. Une sœur ou une cousine…
À Minsk, le restaurant « Vasilki » (Les Bleuets) –sachant que les bleuets sont eux-aussi une variété de dranikis, sauf qu’ils sortent de terre– propose plusieurs sortes de ce-symbole-de-la-douce-patrie. Ici, par souci de commodité, classons les dranikis-bleuets de la carte selon la hiérarchie civile de l’Égypte antique.
« Les Dranikis avec sauce au choix » : aliment des agriculteurs et des serviteurs du tsar. Y compris démocrates, roturiers, étudiants et végétariens.
« Les Dranikis à la sauce paysanne et au bacon » : nourriture des scribes, des contrôleurs, des surveillants, des gardes et des hommes d’arme ou des lettrés. « Les Dranikis à la sauce paysanne et au saumon fumé » : repas des prêtres. Ou gueuleton pour les grosses gueules de la Basse époque.
Et enfin, « les Dranikis à la viande ». Presque soixante mille roubles. Le festin du pharaon.
Quant aux esclaves, ils ne méritent que des dranikis nature. Sans sauce, ni bacon, sans choix. Ce n’est pas pour rien qu’ils sont les esclaves. La première crêpe est pour le chien, le premier dranik pour l’esclave.
On ne peut que s’attendre à ce que l’ascension du dranik jusqu’au statut de brand-trend ne débouche sur aucune merveilleuse découverte inattendue ou stupeur cosmique.
Si tu touches un dranik, va jusqu’au bout. C’est sûr (ou presque) : quelque part en Polésie –sorte d’Himalaya bélarusse– existe une médecine bélarusse secrète, la dranikothérapie. Du monde entier, va affluer, afflue déjà, vers cet endroit des riches souffrants et des stars désenchantées pour se mettre entre les mains des guérisseurs polésiens. Le pauvre hôte-patient est mis tout nu sur l’herbe et couvert de la tête aux pieds de dranikis tout chauds. Personne évidement n’entend ses cris désespérés. Et même si on les entend –ils peuvent être pris pour… ceux d’une cigogne; une cigogne survole la Polésie blafarde.
Voici Minsk. Un club de nuit, une soirée échangiste fermée dans le style folk : des cochonneries, des swimming pools… un défilé de mode, des filles dénudées avec des dranikis comme cache-sexe. Paye et mange. Au matin, les invités rejoignent leurs ministères, comités et raïkoms[6]. En plus, le dranik est une arme psychologique. Comme les autres espèrent ne faire qu’une bouchée de leurs ennemis, les Bélarusses sont capables d’en faire une bouchée aux dranikis à la crème fraîche.
Les dranikis, c’est simple comme tout ce qui est génial. Par exemple, la cuisine italienne c’est une cuisine pour les pauvres qui est devenue une gloire mondiale. Mais l’histoire est une chose sanglante. Moi, par exemple, pour faire des dranikis, j’utilise une râpe métallique antédiluvienne et, perdu dans mes pensées, je me blesse régulièrement. Dans l’or visqueux de la patate râpée goutte le sang. Dans ces moments, je pense aux générations de ménagères biélorusses qui, parfois –au cours des siècles–, elles aussi se blessaient les doigts en accomplissant cet acte sacré. Elles se coupaient puis se léchaient les doigts ou les essuyaient sur leur jupe. Le sang se mélangeait avec la patate râpée. La pâte-argile se transformait en poterie, la patate en dranik, la farine en pain, l’homme en pierre. C’est ainsi que se crée l’union du vivant et du non-vivant. Union de sang. Fraternité de patate.
Le pouvoir se trouvait à ses pieds et il l’a ramassé[7]. Une disgracieuse galette de patate au visage terne une fois refroidie. Avec quelle force ? C’est sans importance ! Avec la force d’esprit. Avec sa langue dorée, il a léché le pouvoir de la terre et règne désormais sur nous. Le Dranik vole au-dessus du Bélarus comme un dragon. Qui l’arrêtera ? Qui le retiendra ? Qui l’avalera sans s’étouffer ?[8]
Notes :
[1] En biélorusse contemporain, les termes « jazz-band » et « vagabond », d'origine étrangère, sont passés d'usage.
[2] La formule « les ancêtres brûlaient dans les chars » est utilisée en toutes occasions dans le langage officiel pathétique des dirigeants du Bélarus.
[3] Les premières pommes de terre apparaissent, sur le territoire du Bélarus actuel, au milieu du 18ème siècle, amenées par des colons allemands. Leur plantation massive date du 19ème siècle.
[4] Un sandwich jambon-fromage qui existe également en version panini.
[5] Un écrivain biélorusse culte des années 1950-60.
[6] Section locale du parti communiste.
[7] Allusion à une phrase d’Aliaksandr Loukachenka.
[8] Allusion aux strophes du poème de Bogdanovitch sur le Pahonie, ancien emblème du Grand Duché de Lithuanie, repris comme symbole national officiel du Bélarus entre 1991 et 1995 et aboli par un référendum organisé par Loukachenka.
Vignette : Dranik en forme de carte du Bélarus, réalisé par l’artiste Vladimir Tsesler (droits réservés)
Texte d’origine en biélorusse : Альгерд Бахарэвіч, Дранікі з крывёй, 2014, publié sur www.svaboda.org
* Alhierd BACHAREVIC est écrivain, lauréat du prix du meilleur livre de l’année 2015 décerné par le PEN-centre du Bélarus et troisième prix du concours Giedroyc pour son dernier roman Les enfants d’Alindarka (2015).
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