Russie – Union européenne : la guerre du parmesan et le ‘bombardement’ de Voronej

Le 6 août 2014, la Russie a répondu aux sanctions imposées par l’Union européenne en interdisant l’importation de nombreux produits agro-alimentaires. Les premiers bilans permettent de saisir les logiques et les conséquences de ces «anti-sanctions», valables jusqu’au 5 août 2016 au moins.


Les sanctions adoptées par l’Union européenne (UE) le 31 juillet 2014 en réponse à l’annexion de la Crimée posent des limites strictes aux possibilités qu’ont les établissements financiers publics russes d’emprunter, et elles interdisent de vendre à la Russie de l’armement et des éléments indispensables à l’exploitation des ressources énergétiques. En réaction, la Russie a bloqué l’importation des viandes, poissons, fruits de mer, charcuteries, produits laitiers, fruits et légumes en provenance des vingt-huit États-membres de l’UE, des États-Unis, du Canada, de Norvège et d’Australie.

«Moins manger» et «travailler davantage» ?

L’opposition russe a aussitôt ironisé: le Kremlin voulait «bombarder Voronej», c’est-à-dire sanctionner avant tout sa propre société. Interdire des importations peut toutefois être un moyen pour ne pas trop dépenser, dans un contexte de fragilité économique et monétaire. C’est ainsi qu’en 2014, par rapport à l’année précédente, l'excédent commercial russe a augmenté «grâce à une baisse sensible des importations»[1].

Contrairement à nombre d’embargos alimentaires décidés par la Russie au cours des dernières années (contre les vins géorgiens et moldaves, la viande polonaise ou les produits laitiers ukrainiens, par exemple), les anti-sanctions ne dissimulent pas leurs motivations politiques derrière de fallacieux arguments sanitaires. Celles-ci sont accompagnées par deux discours officiels: d’une part, certains de leurs partisans assurent qu’elles vont permettre de développer l’agriculture et l’industrie agro-alimentaire russes, qui ne procurent toujours pas à la population une alimentation conséquente, diversifiée et de qualité; d’autre part, des hommes politiques appellent sans vergogne les Russes à… se restreindre! En janvier 2015, constatant que les prix des produits alimentaires avaient augmenté d’environ 25%, Ilia Gaffner, député de l’assemblée législative de Sverdlovsk, a ainsi déclaré: «Ce n’est pas si épouvantable. Si l’argent manque, il faut simplement penser à sa santé et moins manger, par exemple.»[2] En juin 2015, le vice-Premier ministre russe, Arkadi Dvorkovitch, a proclamé quant à lui que ses concitoyens devaient passer davantage de temps à travailler et moins à déjeuner.

Des astuces pour contourner les contre-sanctions?

Jusqu’à aujourd’hui, une certaine ingéniosité a toutefois permis de contourner les contre-sanctions: des huîtres et des poissons sont venus brusquement de Biélorussie; des sprats lettons –ces petits poissons très prisés– ont été étiquetés «Made in Kaliningrad»; la Serbie achète des pommes à la Pologne et en vend à la Russie; les contrefaçons se multiplient. Et d’où vient ce «jambon de Parme» qu’on trouvait encore, en août 2015, dans plusieurs magasins moscovites?

Mais, en ce même mois d’août, les autorités russes ont ordonné de détruire, de façon très visible et publique, les produits interdits qui seraient trouvés sur le territoire national. Des images ont circulé sur internet: trois oies hongroises, des canetons, des fruits et des légumes écrasés par des bulldozers.

Une logique autre que politique s’affirme, d’une violence symbolique folle à l’encontre de la société russe. Comme le font remarquer certains intellectuels russes, peut-on détruire des produits alimentaires dans un pays qui a connu tant de famines au XXe siècle et où une partie de la population vit misérablement? Mais c’est en vain qu’une pétition qui a depuis réuni plus de 500.000 signatures[3] a demandé au Président Poutine que les produits interdits soient, non pas détruits, mais offerts aux démunis de Russie: aux retraités, aux familles nombreuses, aux handicapés.

Les exportations agro-alimentaires européennes en hausse, l’économie russe en crise

Un an après l’introduction des anti-sanctions, des bilans ont commencé à évaluer leur impact. Le quotidien russe RBK a ainsi signalé, le 7 août 2015, que, depuis l’embargo russe, l’Union européenne a augmenté ses exportations de produits agro-alimentaires vers le monde de 4,8% en valeur. Certes, les exportations vers la Russie ont diminué, elles, de 42,7% entre août 2014 et mai 2015, mais ces pertes ont été plus que compensées par des gains sur d’autres marchés. D’ailleurs, le marché russe ne représentait, en 2013, qu’environ 10% des exportations agricoles de l’Union européenne, et 4% seulement de celles-ci sont concernées par l’embargo.

Pour la population russe, le bilan est bien moins positif, dans un contexte où le rouble s’écroule et où l’économie du pays est, de l’avis de nombreux experts russes, peu concurrentielle, imprévisible, trop dépendante du prix du pétrole et de plus en plus coupée de l’économie mondiale: bref, peu attractive pour des investisseurs.

Les observations du blogueur Ilya Varlamov

Le célèbre blogueur russe Ilya Varlamov a noté les prix d’un certain nombre de produits alimentaires dans divers magasins afin d’étudier leur évolution. Le 11 août 2015, soit un an après l’instauration des contre-sanctions, il a livré ses conclusions: «Au premier abord, rien de particulièrement terrible ne semble s’être passé. Les prix ont augmenté mais, en moyenne, cette augmentation a représenté environ 10%.» Ce qui serait inférieur à l’inflation, celle-ci ayant dépassé les 15% au cours des douze derniers mois. Les prix de certains produits paraissent même n’avoir pas changé mais, à y regarder de plus près, on constate qu’ils ont été contenus «en baissant la qualité». Le blogueur est trop jeune sans doute pour se rappeler que c’était une pratique courante en Union soviétique: «Désormais, ceux qui font du saucisson avec du soja ou je ne sais quelle merde sont persuadés qu’ils peuvent fixer les prix au niveau du jambon sec occidental, et les producteurs de lait en poudre dégoûtant considèrent que celui-ci peut coûter le même prix que le lait finlandais sans lactose.» I.Varlamov affirme ainsi n’avoir «pas trouvé de bons équivalents russes aux fromages européens»: «Tout ce que l’on essaie de faire passer, chez nous, pour du parmesan ou de la mozzarella, c’est malheureusement de la merde immangeable.»

Il constate aussi que, si le prix du lait n’a pratiquement pas changé, celui du poisson a fortement augmenté; celui de la viande, pourtant majoritairement produite en Russie, aussi, comme ceux de la plupart des légumes et des fruits[4].

Des observations confirmées par les statistiques

Les observations du blogueur sont confirmées par les statistiques: entre mai 2014 et mai 2015, les prix de la viande de bœuf ont augmenté de 23%, ceux du porc de 22%, du fromage de 20%, du poisson congelé de 38%, des pommes de 37%. Même les prix d’aliments non concernés par l’embargo ont augmenté: +52,2% pour le sucre, +23,7% pour l’huile de tournesol, +21,6% pour les pâtes. Or, confirme Igor Nikolaïev, de la société russe d’audit FBK, cette inflation est directement liée aux anti-sanctions. D’autres que lui notent que la disparition de la concurrence a été désastreuse, tant pour les prix, en hausse, que pour la qualité, en baisse. Certes, des produits nouveaux – essentiellement ces fromages signalés par Varlamov– ont été créés pour remplacer ceux jusque-là importés. Toutefois, si l’augmentation de production de ces fromages est notable (+30% au cours du premier trimestre 2015), le problème de qualité ne l’est pas moins: «À quoi bon ces fromages, si ceux-ci contiennent davantage d’huile de palme que de fromage?», demande à son tour Igor Nikolaïev[5]. De fait, dans les «parmesans» et autres «mozarellas» produits en Russie, le lait a été massivement remplacé par d’autres graisses végétales, à commencer par l’huile de palme dont l’importation a augmenté de 44% au cours du premier trimestre 2015.

Les anti-sanctions critiquées par des économistes russes

L’économiste Oleg Bouklemichev, directeur du Centre de recherche de la politique économique à MGU, critique publiquement le principe même des anti-sanctions et déclare que «des sanctions n’ont encore jamais mené à un développement accéléré»: «C’est un facteur qui nous freine, il empêche l’économie russe de se développer, crée autour d’elle un espace de risques supplémentaires et diminue l’attrait pour les investisseurs.»[6] Igor Nikolaïev signale, en outre, que ce sont les Russes et, plus exactement, «les couches de la population les moins protégées», qui souffrent le plus de ces anti-sanctions qu’il juge, lui aussi, «globalement inefficaces», voire «néfastes». Mais, déplore ce spécialiste de l’audit, elles témoignent des priorités adoptées: «Ils avaient décidé de répondre à tout prix aux sanctions occidentales. Et tout le reste était secondaire.»[7]

Une fois de plus, des décisions prises par le Kremlin attestent un désir de s’affirmer par la force qui prime non seulement sur les logiques économiques mais cette fois, très concrètement, également sur le souci de l’alimentation des Russes, de leur santé et de leur qualité de vie. Dans cette «guerre du parmesan», le Kremlin a, de fait, «bombardé Voronej».

Notes :
[1] Le Moci.
[2] Znak.com, 19 juin 2015.
[3] Texte de la pétition.
[4] Varlamov.ru, 11 août 2015.
[5] Golos Ameriki, 13 août 2015.
[6] Argoumenty i Fakty, 23 juin 2015.
[7] Golos AmerikiOp. Cit. note 4.

Vignette : Dans le luxueux magasin Tsvetnoï à Moscou, le rayon des fromages situé au 5e étage (sorte de Galeries Lafayette Gourmet) s’est considérablement appauvri en quelques mois (photo: Cécile Vaissié, 1er septembre 2015).

* Docteur en sciences politiques, Professeur en études russes et soviétiques à l’Université Rennes2.