L’architecture et l’urbanisme au service du pouvoir: Riga 1934-1940

Le gouvernement autoritaire du président Kārlis Ulmanis (1934-1940) a-t-il marqué son empreinte sur les ars visuels lettons ? À coup sûr en matière d'architecture, tant par les réalisations laissées dans le paysage urbain de Riga que par les projets restés dans les cartons. 


Urbansime à Riga.Le président K.Ulmanis (1877-1942) n’a pas les mêmes prétentions en matière d'art que d’autres chefs d’États. Cependant le volontarisme constructif affiché par certains dirigeants européens de l'époque le sensibilise à l’enjeu de l’architecture. Grâce à une organisation institutionnelle très contrôlée, des projets d’architecture et d’urbanisme sont alors discutés, imposés ou laissés inachevés. Dans tous les cas, ils sont l’objet d’une attention soutenue tant du pouvoir que du public qui est en effet associé à certains d'entre eux tant par de larges souscriptions que par des inaugurations partielles largement médiatisées[1].

Lettoniser l'architecture

De nombreux concours d'architecture sont organisés par le gouvernement et donnent matière à rivalité entre des grammaires stylistiques diverses. Néanmoins, sous l’égide du Comité de la Construction nationale (Nacionālās celtniecības komiteja), fondé en 1936, l’objectif affiché est de «renforcer l’esprit national letton dans les travaux de construction».

L’architecte Eižens Laube (1880-1967) joue un rôle éminent dans ces années de régime autoritaire. Tout en respectant les normes de l’architecture classique, il façonne un style particulier qui incorpore au modernisme des emprunts du style populaire. Ainsi, on lui confie plusieurs interventions dans le Palais présidentiel où il décore la grande salle de réception, et surtout construit la tour des Trois Étoiles qui complète le panorama de la ville.

Cet architecte à la carrière particulièrement longue, pionnier du romantisme national des années 1900 dans sa jeunesse, s’adapte à l’esprit du temps pour avaliser, cautionner et théoriser une «architecture nationale» alors que l’on s’éloigne du style international du Bauhaus, marqué par la rationalité et le dépouillement. C’est ce que Jānis Rutmanis (1894-1974), rédacteur en chef de l'éphémère journal d'architecture Latvijas architektūra, qualifie d’«architecture officielle» et l’historien de l’architecture Jānis Krastiņš, d'«ordre letton»[2].


Tour des Trois Étoiles, Croquis d'Eižens Laube, Latvijas Architektūra, 1938, n°2, p.51.

Lettoniser le centre de la ville

Après 1936, le gouvernement et certains architectes renouent avec des projets du début du siècle, prenant ainsi le contrepied des efforts des urbanistes de la municipalité pour ne pas toucher à la vieille ville. Le mot d’ordre devient «régulation» (regulācija), au sens de remise en ordre et d'alignement. La vieille ville, haut-lieu de la culture germanique locale, doit être modernisée sans craindre de démolir des bâtiments anciens pour laisser place à de vastes espaces et à des édifices publics prestigieux. Kārlis Ulmanis ne veut rien moins que «lettoniser Riga»: cette ville, souvent qualifiée d’allemande! Il s’agit également de «lettoniser» la propriété des terrains par les expropriations et les nationalisations nécessaires au projet.

De façon symbolique, on rebaptise les lieux pour tenir compte des tendances du jour: l’Esplanade devient la Place de l’Unité (Vienības), la Place du Dôme devient la Place du 15 mai en référence à la date de prise de pouvoir autoritaire d’Ulmanis en 1934. Il s’agit de poursuivre la transformation de Riga qui doit passer du statut de ville provinciale à celui de capitale incarnant le génie national: le territoire Riga devient un enjeu national.

Devant ces projets, les critiques ne manquent pas, venant et des milieux professionnels, et de certains opposants politiques, de gauche surtout, sans parler des Germano-Baltes qui ne peuvent que réagir. Quant à l’opposition politique, elle s’élève contre une utilisation inopportune des finances publiques. K.Ulmanis devient alors Namplēsis, le «briseur de maisons»[3] en référence au héros national Lačplēsis, le briseur d’ours!

Parmi les principales réalisations financées par le gouvernement à cette époque, on peut mentionner:
-La Place du Dôme, élargie en 1936 et rebaptisée Place du 15 mai, destinée à accueillir des cérémonies officielles;
-Le ministère des Finances, édifice sobre et d’allure imposante, conçu par l’architecte Aleksandrs Kinklāvs et construit de 1937 à 1939 dans la vieille ville sur des terrains en partie expropriés;
-Le Palais de Justice[4], édifié à la même époque (1936-1938) sur les boulevards, par l’architecte Frīdrihs Skujiņš est un bâtiment d‘inspiration classique retravaillé en style moderne qu’un coup d'œil rapide trouverait ressemblant à certaines constructions berlinoises de la même période.


Palais de Justice, Frīdrihs Skujiņš, Carte postale de 1940.

Mais plus encore que ces réalisations, freinées par le manque de moyens et surtout l’interruption de la guerre, ce sont les projets non réalisés qui rendent mieux compte du souci de monumentalité du gouvernement Ulmanis.

Des projets pharaoniques non réalisés

Les projets ambitieux, finalement laissés dans les cartons, illustrent la symbiose entre histoire et architecture au cours de cette période.

Sur la rive gauche de la Daugava, une place est projetée, plus vaste encore que celle du 15 mai et destinée à accueillir des foules de 200.000 personnes comme il s’en réunit à l’occasion des Fêtes du chant. Une loi prévoit la création d’un comité ad hoc, sous l’autorité du Président Ulmanis. L’objectif est un vaste complexe «célébratoire» dédié au peuple et à son vadonis: la Place de la Victoire –que l’on peut aussi traduire par Place du Triomphe (Uzvaras laukums)– et qui doit être le troisième monument emblématique de la Lettonie situé dans la ville, après le cimetière des Frères (Brāļu kapi) et le Monument de la Liberté, tous deux projetés avant le coup d'État de 1934.

Le 12 juin 1936 un concours est lancé. Le projet retenu (de F.Skujiņš) est ordonné autour d’un stade, destiné à rivaliser avec celui de Berlin, et d’une allée de la Victoire avec à son extrémité une tour de 60 mètres renfermant en sous-sol une crypte pour inhumer les personnalités de l’État. Cependant faute de crédits, aucune réalisation ne suivra, sinon l’estrade provisoire du festival du chant de 1938, sur le vaste emplacement dégagé.

Autre attribut de cette modernité et de cette monumentalité architecturales rêvées pour Riga: l’accent mis sur les tours. L’expression de la verticalité, initiée par les gratte-ciel américains, devient une obsession européenne et soviétique, avec des architectes comme Le Corbusier et Auguste Perret en France, Ivan Léonidov et Boris Iofane en Union Soviétique. Avec le projet du nouvel Hôtel de ville, cette mode trouve à s’exprimer à Riga. Celui qui existait sur la Place du même nom (datant du XVIIIe siècle), étant trop exigu, un nouvel édifice est envisagé, dont l'emplacement reste encore à définir. Un concours national est annoncé en 1935 pour réaliser un véritable complexe municipal. Là encore le goût de la monumentalité est affiché, presque toutes les esquisses proposées comportant des tours. Aleksandrs Klinklāvs remporte le premier prix avec un bâtiment épousant la forme courbe du Canal de la Ville et une tour de 60 mètres. Avec sa grande sobriété de style et ses proportions, le projet de l’ensemble n’est pas sans rappeler l’Hôtel de ville de Stockholm.

Mais là encore le bâtiment, sensiblement surdimensionné, ne sortira pas de terre, le conseil municipal désirant finalement rester au cœur de la vieille ville. Après un nouveau concours qui prévoit la construction à l'emplacement d'un îlot voisin de l'hôtel de ville existant, c’est le projet de l’architecte Sergejs Antonovs qui est retenu. Comme la plupart des autres candidats, celui-ci intègre une tour à son esquisse.


Esquisse de Sergejs Antonovs pour le concours de l'Hôtel de Ville, 1939 (Musée de l'Histoire de Riga et de la Navigation).

Il faudrait aussi mentionner la caisse d’Épargne postale pour laquelle un concours est lancé. Le nouveau bâtiment doit être érigé sur l’avenue du 13 janvier en bordure de la vieille ville. Le projet initial comporte 6 étages, et un rez-de-chaussée avec des arches, et, à la demande du Président, une tour vient compléter l'ensemble. Le concours, là encore, restera sans suite.

Chacun de ces projets est largement médiatisé et le choix définitif correspond finalement au goût de K.Ulmanis, qui réussit à centraliser toutes les décisions au sein de comités, dont il maîtrise parfaitement les décisions.

Comme a pu écrire l’architecte Pauls Kundziņš, de son exil en Suède après la Seconde Guerre mondiale: «Un fort épanouissement de l’architecture est apparu après la crise des années trente et l’enfermement dans les détails voulus par les politiciens des nombreux partis politiques. Le régime autoritaire de Kārlis Ulmanis, qui avait ses côtés d’ombre dans certains domaines, a cependant réservé un rôle important à l’architecture dans la vie culturelle lettone. C’est la période des premiers et des plus vastes bâtiments monumentaux étatiques.»[5]

Au terme de ce panorama fort succinct, on constate que la Lettonie des années trente se met en scène et instrumentalise les arts et l’architecture. Pourtant, l’ambition affichée d’inscrire la lettonité dans la pierre et l’urbanisme n’a donné lieu qu’à des réalisations bien en deçà des espoirs initiaux, essentiellement le fait de bâtiments administratifs du régime. À la lettonité annoncée, on a répondu par des projets somme toute dans l’air du temps, proches de ce qui est, hâtivement et à tort, qualifié dans d'autres pays européens d’«architecture fasciste».

Notes :
[1] Jānis Lejnieks, «Lettische Architektur von 1934 bis 1940», in Brigitte Härtel et Bernfried Lichtnau (dir.), Architektur und bildende Kunst von 1933 bis 1945, Frankfurt: Peter Lang, 1997, p.189-197. Le même, Rīga, kuras nav, Rīga: Zinātne, 1998.
[2] Jānis Krastiņš, Rīgas arhitektūras meistari 1850-1940, Rīga: Jumava,, 2002, p.318.
[3] 70 bâtiments sont démolis.
[4] Actuellement Cour suprême de Lettonie. Cf. Jānis Lejnieks, «Autoritāra režīma arhitekts: Sakarā ar arhitekta Frīdriha-Kārļa Skujiņa 100.dzimšanas dienu: 1890-1957», Literatūra un Māksla, 9 juin 1990.
[5] «Latvija 50», Architekts, 1972, n°15-16, p.1.

* Docteur en histoire (Paris1-La Sorbonne).