Riga est la capitale de la Lettonie depuis 1918. Mais, avec une agglomération d'un million d'habitants seulement, est-elle vraiment une métropole? Ou plutôt, est-elle vouée à en devenir une? Les visions sur l'avenir de Riga comme grande ville s'opposent farouchement depuis un siècle.
Les gouvernements se sont toujours entendus sur le statut de Riga comme capitale et sur ses fonctions comme centre régional (administratif, économique, industriel et culturel). En revanche, leur perception de sa croissance démographique est très ambiguë: tous ont besoin de la grande ville et encouragent sa croissance par leur action économique, mais la plupart la dénigrent, lui imposent des limites et posent des obstacles aux migrations. L'explication paraît évidente à de nombreux observateurs contemporains: la grande ville est nécessaire mais dissout, par son cosmopolitisme, la culture autochtone, fondement de l'identité nationale.
Déjà à la fin du XIXe siècle, une certaine élite urbaine germanophone craignait de perdre son monopole culturel sur Riga: dans les faubourgs, du fait de l'exode rural letton et russe, facilité par le chemin de fer, comme dans le centre, du fait de la russification dictée par le gouvernement tsariste au nom de la modernisation de l'Empire. La peur du changement de la sociologie de la ville n'a jamais disparu, sociologie étant entendue ici comme le rapport entre les différentes cultures (religions et langues) de la ville, entre les «autochtones» et les «allogènes», ces catégories ayant été plusieurs fois redéfinies. La littérature abonde au sujet de la place des différentes communautés dans la ville, et sur le monopole finalement accordé de jure mais pas de facto à ceux qui se disent lettons depuis la proclamation de l'indépendance de 1918. Mais le débat sur la ville a-t-il toujours été subordonné à celui sur l'identité?
Riga capitale
Depuis 1918, les dirigeants politiques et les architectes de Lettonie ont toujours été d'accord pour marquer dans la pierre leur pouvoir et le statut de Riga comme capitale, c'est-à-dire concentrer les investissements dans la construction de grands bâtiments publics et administratifs en son centre. Les changements de régime successifs n'ont pas interrompu les travaux, mais provoqué la surenchère. Ce volontarisme constructif s'est emparé tout d'abord des boulevards, lieu de représentation de la ville bourgeoise d'antan: du capitole ministériel dessiné par l'architecte Pauls Kundziņš en 1936, dont seul un bâtiment fut inauguré avant la guerre[1], et l'extension de celui-ci peu après la mort de Staline, à la construction du Comité central du Parti communiste letton dans les années 1970 (aujourd'hui World Trade Center). Le phénomène s'est étendu dans l'espace de la ville et en hauteur, avec par exemple le gratte-ciel de l'Académie des Sciences dans les années 1950 et la nouvelle bibliothèque nationale aujourd'hui.
Le pathos identitaire fut largement mobilisé pour justifier les investissements, dont la réalisation permettait à son tour d'imposer une identité officielle. Certes les discours ont évolué: aujourd'hui, comme dans les années 1930, Riga était présentée comme la capitale de la nation lettone, alors qu'à l'époque stalinienne, elle apparaissait comme le haut-lieu de l'amitié russo-lettone, comme il fut affiché lors du 750e anniversaire de la fondation de la ville en 1951.
Comment le développement des infrastructures et l'aménagement de la périphérie de la ville posent-ils quant à eux la question de l'identité? Ils supposent une croissance démographique et donc potentiellement un changement de la sociologie de la ville. Mais c'est surtout à partir des année 1970-1980 qu'une telle perception de la croissance démographique fut propagée.
Vouloir la métropole?
Entre les deux guerres, les milieux progressistes ont tenté de rationaliser la croissance de la ville. Celle-ci apparaissait alors comme un avenir probable justifié par le souvenir de la croissance d'avant la Première Guerre mondiale, lorsque Riga comptait déjà plus de 500.000 habitants. Proches des sociaux-démocrates municipaux[2], ces intellectuels imaginaient une métropole d'un million et demi d'habitants et préparaient un plan d'aménagement régional sous la houlette des architectes. Ce plan donnait une place prépondérante aux infrastructures de transport de l'agglomération et anticipait une croissance tentaculaire de la ville.
Mais la mise en œuvre de ce plan buta sur différents obstacles. La question culturelle fut mobilisée pour le faire oublier à la fin des années 1930: Riga était déjà trop grande pour le peuple letton, il ne fallait pas aménager la périphérie mais renforcer la «lettonisation» du centre en y construisant des monuments à la gloire de la nation. L'abandon du plan fut imposé par le gouvernement autoritaire de K.Ulmanis, puis confirmé par le régime stalinien. Les deux dirigeants étaient aussi effrayés l'un que l'autre par la grande ville, ce qui ne les empêchait pas par ailleurs d'encourager indirectement la croissance par leur action économique en faveur de l'industrie et des transports.
À l'époque khrouchtchévienne, le point de vue progressiste fut repris par les économistes, placés par l'État planificateur au cœur du développement urbain. Ils entendaient faire de Riga un nœud fluvial et aéroportuaire international et exprimèrent ce point de vue lors des discussions sur un nouveau plan d'aménagement régional. Ļevs Starodubskis, ancien assistant du chef de la statistique lettone avant la guerre et futur père de la nouvelle statistique démographique soviétique, s'occupait de Riga à l'Institut d'économie de l'Académie des sciences de Lettonie dans les années 1950. Il fallait accepter, selon lui, une croissance réelle mais niée jusque là par l'administration: «Riga, par ses dimensions, est bien loin non seulement de Moscou et de Leningrad, mais aussi de Kiev et de Kharkiv. Arrêtons de comparer mécaniquement ces villes gigantesques à Riga.»[3]
Comment un problème économique se trouve interprété en termes culturels
Mais le régime khrouchtchévien réclamait aussi la déconcentration industrielle. «C'était difficile à Riga: un spécialiste de Moscou qui connaissait bien la région disait qu'il était impossible d'empêcher un arbre de grandir», confie un économiste en poste à l'Institut d’économie depuis 1953[4]. En effet, malgré les incitations à s'installer en Sibérie et en milieu rural, les entreprises voulaient venir dans des villes comme Riga. Et les migrants affluèrent. Reprenant les directives centrales, dans le cadre de la préparation du plan septennal 1959-1965, des membres de l'Institut d'économie imaginèrent une restriction du développement de l'industrie lourde et de la croissance de Riga au profit des villes moyennes de Lettonie.
Mais la commission au Plan de Lettonie et les entreprises, bientôt soutenues par le gouvernement républicain, s'opposèrent à ce changement d'orientation économique. Et la fraction politique locale qui avait soutenu ce projet fut marginalisée entre 1959 et 1962 lors de la purge du Parti communiste letton. L'élite communiste lettone était en effet minée par différents conflits, notamment culturels comme la question de la langue d'enseignement à l'école. Bien qu'elle s'en défendît à l'époque, la fraction évincée fut accusée de freiner les migrations de russophones vers la Lettonie et Riga. Elle fut qualifiée de «national-communiste»[5]. En interprétant le plan de décentralisation comme une manifestation de russophobie, les autorités de la république, sous la houlette du nouveau Premier secrétaire Pelše, établirent un lien direct entre un débat d'économistes et les questions culturelles et ethniques.
Et c'est là le souvenir que ce débat a laissé, à l'Institut d'économie comme parmi la fraction national-communiste et ses sympathisants. Ce lien entre la croissance de la ville et son identité est repris dans la fameuse Lettre des 17 communistes lettons de 1971, à l'initiative de laquelle se trouve le leader national-communiste, Eduards Berklavs. Cette perception fut largement diffusée dans la diaspora qui s'inquiétait de longue date de la russification de la Lettonie en général. Dorénavant, la commission au Plan, les investissements industriels et la grande ville apparaissaient à de nombreux intellectuels et à la diaspora comme des synonymes de la russification et des menaces pour l'identité lettone.
Métro rétro
Ce refus de la grande ville s’exprima de façon emblématique pendant la perestroïka. Une manifestation fut organisée le 27 avril 1988 dans le centre de Riga contre la construction du métro, au moment où le Kremlin hésitait à engager les crédits. En URSS, le métro était un symbole de la croissance démographique puisque les autorités envisageaient d'en financer la construction dans les villes dont le développement devait dépasser le million d'habitants. Autrement dit, l'infrastructure allait faire de Riga une métropole. «Métro rétro!» scandaient les manifestants. Ils craignaient notamment que le chantier de construction n’exige la venue de milliers de migrants du travail et que son achèvement ne facilite le développement industriel, la croissance et donc ne renforce la russification de la ville. Ces arguments, jugés fallacieux par les experts techniques, ont mobilisé efficacement une partie de la population. Le projet fut remis aux archives.
Manifestation du 27 avril 1988 «Nous sommes contre le métro» (Source: journal Austrālijas Latvietis, 29 juillet 1988).
Plébiscité par ces événements, le rejet de la métropole devint une forme de patriotisme. L'identité était devenue un outil pour mobiliser les foules. Il convenait de s'insurger contre les migrations et contre la modernité bilingue dérangeante de la ville. Eduards Berklavs cofondait d'ailleurs en 1988 un parti nationaliste (le LNNK) qui siège encore au gouvernement aujourd'hui. Après 1991, la responsabilité du changement social durant la guerre et la période soviétique fut rejetée en bloc sur Moscou et sur les migrants eux-mêmes. Ces derniers furent d'ailleurs privés de l'octroi de passeports lettons et du droit de vote. Ces «non-citoyens» représentaient alors la moitié des habitants de la capitale[6].
L'identité a donc souvent été mobilisée en Lettonie pour justifier ou faire oublier une ambition de transformation de l'espace matériel de la ville. Mais, depuis 1988 au moins, elle préside même aux discussions sur la grande ville. On peut voir là le fruit de la rencontre entre le rejet (européen) de l'industrialisation d'après-guerre avec des tensions internes à l'élite politique locale et le retour au pays d'une partie de la diaspora. La spécificité de ce contexte peut laisser espérer une évolution. Mais cette tournure du débat apparaît également comme consubstantielle à la situation géographique de Riga entre l'Est et l'Ouest, à la fois ville pont et vitrine. Cette situation a toujours justifié la posture ambivalente des gouvernements (urbains et républicains) à l'égard de la croissance urbaine de la ville. Comment donc attirer les investissements, quelle que soit leur provenance (Saint-Pétersbourg, Londres, Moscou ou Bruxelles selon la période), sans en partager les bénéfices avec les migrants venus les mettre en œuvre? La solution retenue par le gouvernement actuel est une immigration sélective, avec l'octroi de permis de résidence aux migrants, en provenance de la CEI notamment, qui consentent à investir dans l'immobilier[7].
Notes :
[1] Sur ce sujet, voir l'article de Suzanne Pourchier-Plasseraud dans ce même dossier, «L'architecture et l'urbanisme au service du pouvoir: Riga 1934-1940».
[2] Sur ce sujet, voir l'article de Julien Gueslin dans ce même dossier, «Une «Vienne du Nord»? Riga, laboratoire de la social-démocratie (1920-1934)».
[3] Archives nationales de Lettonie (LVA), fonds 2369, inventaire 1, dossier 90, p.154.
[4] Entretien avec Pēteris Guļāns, Riga, 11 octobre 2012.
[5] Daina Bleiere et alii, Histoire de la Lettonie au 20e siècle, Riga, 2006. Voir également Eric Le Bourhis, «Polnomotchia sovetskikh gorodskikh vlasteï: Jile, kontrol za migratsieï i gradostroitelstvo v Rige (1955-1959 gg.)», Soviet History Discussion Papers, n°2, 2013.
[6] Sur ce sujet, voir l'article d'André Filler dans ce même dossier, «Riga: Arène d’affrontements politiques et identitaires autour de la citoyenneté».
[7] Sur ce sujet, voir l'article de Lukas Aubin dans ce même dossier, «Le tourisme russe à Jūrmala: L'appropriation territoriale de la périphérie balnéaire de Riga».
Vignette : Extrait de la deuxième de couverture du journal Elja Informācija (de l'Union de la jeunesse lettone d'Europe), 1er avril 1988.
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #65: «Riga, une capitale»
Riga a été choisie comme Capitale européenne de la culture pour l'année 2014. Joli prétexte dont Regard sur l'Est se saisit pour esquisser un portrait de cette ville complexe et aux multiples…