Le rôle de la langue dans l’affirmation d’une nation: l’exemple de la langue slovaque

La langue est un élément d’identification très fort, en particulier en Europe centrale et orientale. Dans cette région d’Europe, elle a souvent été la seule arme face à l’impérialisme austro-hongrois. L’exemple de la création et de l’affirmation de la langue slovaque est révélateur de la fonction d’identification de la langue, et du rôle qu’elle peut tenir dans le processus d’affirmation d’une nation. 


La création de la langue slovaque résulte à la fois de facteurs politique, culturel et religieux. Politique dans la mesure où la langue slovaque va participer à la création de la nation slovaque; culturel par la création et la transmission par écrit d’œuvres spécifiques se rattachant à une nation; religieux dans la mesure où historiquement le slovaque va être la langue des catholiques face au tchèque qui sera la langue des protestants. Dans quelle mesure la langue slovaque participe-t-elle de l’affirmation d’une nation slovaque?

La naissance de la langue slovaque

Pour l’historien slovaque Lubomir Liptak, la naissance de la nation slovaque date de la parution en 1787 de la Dissertatio philologico –critica de litteris Slavorum, d’Anton Bernolák, premier livre ayant pour thème la langue slovaque. La Société savante slovaque fondée à Trnava en 1792 sert de support très actif à cette initiative qui avait pour mérite, non seulement de codifier la langue slovaque, mais aussi d’identifier les Slovaques comme un tout autonome.

En Slovaquie, les représentants de l’idée nationale ne se retrouvent pas dans l’aristocratie mais au sein même du peuple. Cette base accueille et intègre plus facilement des principes démocratiques mais elle constitue également un obstacle de taille, car la société slovaque de l’époque est très clivée, et le puissant clivage entre Catholiques et Protestants affaiblit considérablement ce mouvement.

Ce clivage dissimule un enjeu de taille, celui de la langue qui doit être utilisée en Slovaquie: le tchèque des Protestants et du poète, pasteur et linguiste Ján Kollár, ou bien le slovaque d’Anton Bernolák et des Catholiques –qui s’appuie sur le dialecte de Slovaquie occidentale.
Pour Liptak: «Adopter la langue écrite instaurée par Anton Bernolák équivaut à une reconnaissance de l’originalité des Slovaques dans la famille des peuples slaves».
Chez les Protestants, la fidélité au tchèque s’explique aussi pour des raisons sentimentales, les pasteurs protestants restant profondément attachés à la biblictina, une langue tchèque liturgique qui symbolise pour eux le maintien de liens très étroit avec les Tchèques et une conception tchécoslovaque de défense face aux Magyars. C’est aussi la langue pratiquée par une Eglise persécutée pendant trois siècles, c’est le signe d’identification d’une minorité.
Pour Kollár, Tchèques et Slovaques ne forment qu’une nation dans le cadre de la famille slave. Et pour de nombreux tchèques, par exemple Josef Dobrovský, «père» de la renaissance nationale tchèque, les Slovaques font partie de la nation tchèque.

Plusieurs tendances peuvent être distinguées chez les adeptes slovaques de l’unité «tchécoslovaque». Kollár, lui-même pénétré des idées de Herder et fasciné par le monde slave, tente avec P. J. Šafárik, «apôtre de la solidarité slave»[1] -comme le décrit Antoine Marès- et partisan de l’unité linguistique et littéraire des Tchèques et des Slovaques, d’adopter un compromis, de créer une langue littéraire «tchécoslovaque» à partir du tchèque et du slovaque, mais cette idée est rejetée des deux côtés.

Dans les années 1830 les Slovaques doivent faire face à la montée du sentiment national hongrois, la langue hongroise s’affirmant, en réaction aux tentatives de germanisation viennoise, dans les domaines administratif, judiciaire, et même religieux.

Le lycée de Bratislava est le cœur de la vie culturelle des protestants, c’est dans ces murs qu’une réaction à ce mouvement de magyarisation va prendre forme. A partir de 1803, il offre un enseignement de la langue et de la littérature tchécoslovaques et des étudiants y fondent en 1829 une Société tchécoslovaque. Toute la génération du mouvement de la renaissance nationale le fréquente: non seulement des Slovaques comme Kollár, ou encore trois figures importantes de la politique slovaque des années 1840: Michal Miloslav Hodža, Jozef Miloslav Hurban et Ludovít Štúr., mais aussi des Tchèques comme František Palacký.<br<
Štúr est l’un des personnages clefs de l’histoire de la Slovaquie moderne: philosophe, historien, linguiste, écrivain, publiciste, pédagogue, diplomate, mais avant tout, comme le dit très bien Lubomir Liptak, «< i>un esprit politique». Son arsenal idéologique reflète son époque et on y trouve Rousseau et Hegel. Son interprétation du développement historique hégelien le conduit à la conviction que la slavité est l’avenir de l’histoire.
En 1842 Štúr et ses amis adressent une pétition à Metternich, en lui demandant de protéger les Slovaques de la magyarisation mais en vain. Il prend alors conscience que l’unité slovaque doit passer par l’unité linguistique. Le dialecte de Slovaquie centrale est alors choisi pour servir de fondement à la langue littéraire. Štúr et ses amis se mettent au travail, la société Tatrin, les Slovenskje narodnje novini et l’almanach de Nitra seront les vecteurs de cette nouvelle langue.

Pour Štúr ce combat linguistique est un combat politique, les Slovaques disposent désormais d’une tribune qui leur permet de s’exprimer. La création de la langue slovaque est venue pallier, l’absence d’une histoire prestigieuse, le déficit urbain et la faiblesse de leurs élites nobiliaires ou bourgeoises.

Ludovít Štúr ou le début d’un programme politique

Ludovít Štúr se réunit avec ses amis à Saint–Nicolas de Liptov où il déclare et proclame le 11 mai 1848 le grand texte politique slovaque de l’époque : «Demandes de la Nation slovaque». Ce texte, qui compte quatorze points, est ce que l’on peut considérer comme le premier programme politique global. Les Slovaques revendiquent une reconnaissance nationale à part entière dans le cadre hongrois. Les Hongrois réagissent très mal à ce qu’ils considèrent comme une provocation et lance un mandat d’arrêt contre Štúr, Hurban et Hodža qui s’enfuient en Bohême. Malgré les intimidations hongroises, le mouvement continue et le 19 mai à Myjava, le Comité annonce la sécession de la Slovaquie -hors de la Hongrie- et entre en lutte ouverte contre les honéds, les forces armées nationales hongroises.
Les représentants du Conseil national s’adressent en mars 1849 au jeune François-Joseph en demandant la formation d’une entité autonome slovaque qui aurait ses institutions propres et qui serait directement rattachée à Vienne. Mais cette requête reste lettre morte.
Finalement lorsque les révolutionnaires hongrois acceptent fin juillet 1849 d’accorder des droits importants aux minorités, ils sont sur le point de succomber aux forces tsaristes.

A partir de 1849, la Slovaquie est soumise au même régime de dictature militaire que la Hongrie. C’est seulement après 1859 qu’une certaine forme de constitutionalisme inaugure une ère nouvelle. Des voix s’élèvent alors pour réclamer l’autonomie de la Slovaquie; Štefan Marko Daxner refuse, dans une brochure intitulée Une voix de Slovaquie, et adressée aux représentants politiques slovaques, la thèse d’une unité politique hongroise et prône la reconnaissance d’une entité slovaque; les 6 et 7 juillet, les responsables slovaques présentent le Mémorandum de la nation slovaque, fondé sur la reconnaissance politique et territoriale du monde slovaque.

Premières institutions, des lycées évangéliques slovaques sont ouverts à Revúca en 1862, à Martin en 1867 et à Klaštor pod Znievom en 1869. Mais l’élément déterminant est la fondation de la Matica slovaque, 1863 marquant le millénaire de l’arrivée de Cyrille et Méthode en Grande Moravie, l’inauguration à lieu à Saint–Martin de Turiec. Cette institution, par son action patriotique, culturelle et scientifique, par ses publications devient le porte-drapeau de la cause slovaque. Malheureusement ces acquis culturels ne seront pas suivis de succès politiques.

On distingue dès lors deux attitudes: certains prônent l’autonomie et sont regroupés autour des Pešt’budínské vedomosti puis des Národni Noviny, ils forment le Parti national slovaque qui manifeste une russophilie certaine; d’autres sont favorables à une entente avec Budapest.
Les partisans du Mémorandum sont majoritairement slovaques, la rupture ayant lieu en 1874–1875.

La création de la langue slovaque a été un élément déterminant dans l’affirmation de la nation slovaque au sein de l’empire austro-hongrois, ce n’est qu’en 1919 avec la création de la République tchécoslovaque que la langue slovaque va se développer et réellement s’affirmer. Ce n’est finalement que le 1er janvier 1993, avec la partition de la Tchécoslovaquie en deux Etats indépendants que la langue et la nation slovaques se retrouveront au sein d’une même entité étatique. Mais une des conséquences la partition de la Tchécoslovaquie est assez inattendue: même si le tchèque et le slovaque sont deux langues différentes, il existe une très grande intercompréhension, mais celle-ci à au fur et à mesure de l’évolution du tchèque et du slovaque a tendance à s’estomper. Il est fort probable que d’ici quelques décennies les prochaines générations de tchèque et de slovaque aient beaucoup plus de mal à communiquer.

L’usage des langues en Slovaquie une question éminemment politique

La langue slovaque a été l’élément déclencheur de l’affirmation de la nation slovaque. A la fois instrument de la lutte politique face à la monarchie hongroise et de l’affirmation de la spécificité slovaque face au voisin tchèque, la question de la langue est encore très présente en Slovaquie aujourd’hui.

L’élection présidentielle en cours en Slovaquie est l’occasion de raviver certaines tensions notamment avec la forte minorité hongroise que compte le pays. Cette dernière a été, bien malgré elle, au centre de la campagne pour l'élection au suffrage universelle du président slovaque, qui s’est tenu le 21 mars 2009. La minorité hongroise représente environ 10% de la population slovaque (500.000 personnes) et le président sortant, Ivan Gasparovic, lui reproche ses faibles velléités d’intégration, soit le faible intérêt qu’elle manifeste à l’apprentissage de la langue slovaque. Cette critique n'est pas passée inaperçue dans la communauté hongroise qui est régulièrement dénigrée par les représentants de la coalition entre sociaux-démocrates et nationalistes du Parti national slovaque (SNS) au pouvoir à Bratislava sous la direction du social-démocrate Robert Fico.

L’attitude du gouvernement slovaque est en ce qui concerne la question de la minorité hongroise et de l’utilisation du hongrois en Slovaquie pour le moins discutable. Et plusieurs incidents se sont succédés durant ces derniers mois, alors que le parti de la coalition hongroise portait son soutien à Iveta Rdicova, candidate de l’opposition libérale qui a fait « a fait des relations avec la Hongrie et des rapports slovaco-hongrois à l'intérieur des frontières l'une de ses priorités »[2].

[1] Antoine Marès, Histoire des Tchèques et des Slovaques, Ed. Perrin, coll. Tempus, Paris, 2005.
[2] Martin Plichta, «Les crispations antihongroises empoisonnent la présidentielle slovaque», Le Monde, 22 mars 2009.

*Cédric VIRCIGLIO est chargé de mission «Compétitivité & Innovation» au Bureau Alsace à Bruxelles, représentation auprès de l'Union européenne des collectivités publiques et organismes consulaires alsaciens.

Photo : Cédric Virciglio.