Le bilinguisme en Lettonie d’une perspective diachronique

Le réveil national de la Lettonie autour d’une culture commune et unifiée s’est fait à partir de la fin du 19e siècle, lorsque le peuple s’est rendu compte qu’il parlait une même langue. Auparavant, la classe aristocratique –les barons baltes, d’origine allemande- avait gouverné le territoire pendant plus de six siècles quel que fût le pouvoir régnant. 


Baiba METUZALE-KANGEREÀ la fin du 19e siècle, le territoire faisait partie de l’Empire russe tsariste et la langue dominante était l’allemand. Dans les années 1880, lorsque le régime voulut réduire le pouvoir des élites locales, il imposa à cet effet la langue russe sur l’ensemble du territoire. En réalité, cette vague de russification allait donner de la vigueur et des arguments à la prise de conscience nationale des Lettons, tandis que l’allemand restait la langue dominante à Riga, principale ville de la région.

L’apparition d’une langue littéraire

Les barons baltes se considéraient comme des messagers de la culture (Kulturträger) dans les provinces baltiques et ne pouvaient envisager ni une vie intellectuelle lettone, ni une création littéraire en langue lettone –sauf à titre anecdotique ou folklorique. La plupart des Germano-Baltes parlaient letton pour pouvoir communiquer avec leurs domestiques et les principaux paysans de leur exploitation. Tout jeunes, ils apprenaient le letton auprès de leur nourrice et pouvaient jouer avec les enfants des paysans, mais la conscience de classe à l'âge adulte ne permettait aucune intégration sociale.

Depuis la Réforme qui avait imposé un prêche en langue vernaculaire, la codification du letton s'était accomplie en écriture gothique: les pasteurs allemands écrivaient des grammaires lettones depuis le 17e siècle. À l’époque de la russification, le territoire, comme le reste de l’Empire, allait être soumis à l’interdiction de publier des textes qui ne soient pas écrits en cyrillique. Cependant, les barons baltes parvinrent à convaincre les autorités tsaristes de tolérer l’écriture gothique, ce qui permit la publication des oeuvres littéraires en letton et le développement rapide de la presse lettone.

Au cours du réveil national (Atmoda), le besoin de standardiser le letton se fit de plus en plus pressant. C’est à cette époque que les linguistes lettons, formés à l’Université de Tartu ou dans des universités russes ou allemandes, entreprirent la rédaction d’ouvrages de linguistique lettone et fixèrent les paramètres de standardisation de la langue. La langue lettone se composait alors de trois groupes principaux de dialectes et c'est un dialecte qui a été choisi (pour des raisons d’accentuation) alors que le prestige des autres diminuait. La standardisation de la langue date de 1907, année où parurent deux grammaires normatives, l’une pour les écoliers, l’autre pour les instituteurs, même s’il n’y avait pas d’institution officielle pour contrôler cette standardisation qui ne sera effective qu'après l’indépendance de la Lettonie. Ces grammaires soutenaient l'idée de reformer l’orthographe en faveur des caractères romains, réforme qui sera réalisée au moment de l’indépendance.

La première Indépendance

Après la Première Guerre mondiale, une fois la Lettonie devenue indépendante, le centre culturel, intellectuel, commercial et industriel du pays se situait à Riga, ville caractériée par sa grande diversité ethnique. La langue commune était alors le letton, mais un grand nombre d’habitants étaient bi- ou trilingues (letton, allemand, russe). À mesure que le pouvoir du gouvernement s’affermit, le letton s’établit comme langue véhiculaire et officielle. En 1932, pour la première fois, une loi stipulant que le letton est la langue officielle du pays fut acceptée par le Parlement. Les dispositions prises à l’égard des langues minoritaires étaient alors encore très libérales. En 1934, la démocratie échoua, au profit d'un régime autoritaire. La loi de 1932 fut révisée en 1935, imposant une conception plus restrictive de l’emploi des langues minoritaires. Les assemblées publiques, à la différence des réunions privées, requirent dès lors la permission du ministre de l’Intérieur lorsqu’elles devaient se dérouler dans une autre langue que le letton. Cette loi avait pour ambition de fortifier l’esprit national, alors que l’emploi des langues minoritaires se poursuivait dans le domaine de l’éducation et de la culture[1]. La vie sociale en Lettonie indépendante nécessitait dans tous les cas l'emploi du letton.

La population se composait traditionnellement des autochtones, des Allemands, des Juifs et des Roms -les Lives étant déjà assimilés- ainsi que des minorités lituaniennes, russes, polonaises et biélorusses. Des dialectes coexistaient avec la langue officielle. Les Latgaliens, isolés du mouvement national letton jusqu’en 1904 (dans le gouvernorat de Vitebsk), devaient publier en cyrillique à l’époque de la russification. Le latgalien est une langue partiellement standardisée et qui présente des dialectes qui, parfois, ne sont pas intercompréhensibles. Les Latgaliens poursuivront ensuite la définition de leur identité qui passe aussi par la religion -les Latgaliens sont en majorité catholiques et non luthériens.

Après 1918, la structure de la société en Lettonie était assez traditionnelle: la nation titulaire et des minorités. Les Allemands durent s’intégrer dans la société après en avoir été les maîtres; ils surent s’imposer tout en acceptant la souveraineté lettone. Paul Schiemann, homme politique germano-balte, développa la théorie de l’autonomie culturelle, qui garantit aux populations minoritaires le droit à leur religion et leur culture et à l’enseignement de leur langue, alors que, parallèlement, leur participation active à la société exige l’emploi de la langue du pays. Schiemann présenta ce programme au Conseil de nationalités à Genève en 1926. Il pensait que la question des droits des minorités devait être discutée en Europe[2]. Les propos de Schiemann rappellent les principes du plurilinguisme retenus aujourd’hui par l’Europe.

Entre les deux guerres mondiales, il y avait des écoles allemandes, russes, juives (de langues yiddish et allemande), polonaises, biélorusses, lituaniennes, estoniennes en Lettonie. En plus des écoles pour les minorités, le besoin d’ouverture aux autres cultures européennes se manifesta par l’établissement des lycées français et anglais à Riga.

Langue locale versus russe

Après la Seconde Guerre mondiale, la démographie de la Lettonie, qui avait perdu son indépendance et était devenue une république soviétique, changea radicalement. Juifs et Allemands décimés et disparus, le nombre d’autochtones se réduisit fortement sous l'effet de l’immigration en provenance de toute l'URSS (personnel militaire, chefs de l’administration industrielle et du gouvernement, ouvriers...).

Aussitôt, la langue officielle de la Lettonie devint le russe et en pratique la plupart des Lettons devinrent bilingues (russe et letton): personne n’osait répondre en letton à une question posée en russe par crainte de répressions. Le régime se méfiait du nationalisme letton en contradiction avec l’idéologie communiste et l’accusait d’avoir dérivé vers ce qu’on appelait le nationalisme bourgeois et le fascisme.

La politique linguistique de l’URSS n’était pas définie de manière catégorique, mais faisait partie d’un système intégré pour régler la vie politique, économique et industrielle de l’Union tout entière. Ce qu’on écrit explicitement au sujet de l’emploi des langues se basait sur des recherches scientifiques qui postulaient que, dans le futur, il n’y aurait qu’une (tout au plus deux ou trois) langue de communication dans le Monde. Puis on classifia les langues en deux catégories: les langues internationales et les langues locales. Ces dernières ne seraient pas développées dans les domaines scientifique, législatif, politique ou militaire, ces fonctions étant réservées à la langue internationale, i.e. le russe qui, par là, enrichissait les langues locales. Du reste, une langue internationale était indispensable pour la communication entre les quinze républiques.

La force des flux démographiques, depuis la Russie ou les autres Républiques, eut plusieurs conséquences: la disparition progressive des différentes cultures d’origine des migrants et la réduction de l’identité nationale lettone à une composante lettone unique, simplifiée, privée de ses dialectes, considérée comme une culture locale, vouée à disparaître à long terme. Une fusion devait se faire entre les différentes cultures nationales en une nouvelle culture soviétique.

Le second réveil national

Pendant les 50 années du régime communiste on ne réussit pas anéantir les velléités d’indépendance de la Lettonie qui se concrétisèrent en 1991. La reconstruction d’une identité lettone, avec sa langue et sa culture, représentait une tâche ambitieuse aussi bien pour le peuple que pour le nouveau gouvernement. Les Lettons voulaient rétablir une identité lettone, tandis que la population russophone non lettone avait du mal à se fédérer autour d’une culture commune (ces personnes n’ont parfois en commun que la langue russe et le passé communiste). Seule la communauté juive parvint à s’organiser comme une minorité traditionnelle.

Si, avant la Seconde Guerre mondiale, il y avait une nation titulaire et des minorités, la neutralisation culturelle et les nouvelles politiques linguistiques mises en œuvre pendant l’ère communiste donnèrent naissance en Lettonie à une société composée de deux communautés.
Celles-ci ne tendent pas vers une intégration sociale. L'interprétation de l'histoire en est un grand obstacle: à grands traits, pour les uns, la seconde Guerre mondiale reste une tragédie nationale dont le résultat fut l'occupation et pour les autres, une victoire glorieuse sur le fascisme. L'emploi du letton ou du russe est parfois une expression ouverte de cette lutte intérieure d'où provient ce forme de bilinguisme. Néanmoins, la vie quotidienne se passe paisiblement sans conflits apparents.

Le gouvernement letton a aujourd'hui réussi à transformer la communauté russophone monolingue en communauté bilingue: selon les recherches réalisées en 2006 par l’Agence de la langue titulaire, 10% de russophones et la même proportion de Lettons sont monolingues, mais il s’agit surtout de la vieille génération pour les russophones. La génération des Lettons nés après 1990 ne parle, quant à elle, plus russe couramment. Néanmoins, les Lettons sont disposés à parler russe plutôt que letton, en situations neutres, lorsque l’interlocuteur est russophone.

En province, il existe un mouvement qui a pour but de reconnaître le latgalien comme langue régionale. La région de Latgale est trilingue (latgalien, russe et letton). Malgré l’existence de grammaires et d’une littérature latgalienne, l’existence de variantes ralentit la standardisation de cette langue et n’encourage pas le gouvernement à mener une politique centralisée pour une éducation en latgalien. Les minorités polonaises et biélorusses de Latgale, quant à elles, sont russophones.

Depuis 2004 et l'adhésion de la Lettonie à l'UE, les langues de l’Europe élargissent le spectre linguistique en Lettonie. C'est l'anglais qui domine: pour obtenir un bon emploi à Riga, trois langues sont exigées –le letton, le russe et l’anglais. Pour la jeune génération, l’anglais est la langue de l’Internet. Les programmes de télévision favorisent l’anglais et le russe: on peut obtenir des chaînes internationales comme Eurosport et Discovery en anglais et en russe, ainsi que des chaînes russes. La télévision lettone, elle, propose une chaîne en letton et trois chaînes bilingues.

[1] Peteris Vanags, «Language Policy and Linguistics under Ulmanis », in Baiba Metuzale-Kangere (dir), The Ethnic Dimension in Politics and Culture in the Baltic Countries 1920-1945, Södertörn Academic Studies, 2004. pp.121-140.
[2] John Hiden, «Paul Schiemann on Reconciling ‘Nation’ and ‘State’», ibid. pp.9-23.

* Baiba METUZALE-KANGERE est professeur de langues baltes à l'Université de Stockholm de 1994 à 2008. Depuis sa retraite en 2008, habite à Riga. Membre de la Commission de la Langue, responsable envers le Président de la Lettonie.