Les États riverains de la mer Caspienne: aperçu géopolitique

Depuis la désintégration de l’URSS en 1991, la Russie s’efforce de préserver son influence en Asie centrale, et particulièrement autour de la Caspienne en raison de ses ressources pétrolières et gazières. L’indétermination du statut de mer ou de lac de la Caspienne génère bien des désaccords parmi les nouveaux États indépendants riverains.


Depuis la restauration de leurs indépendances, ces pays ne déploient pas la même politique, certains préférant coopérer avec la Russie, d’autres avec les pays occidentaux, s’efforçant de garder la main sur leurs ressources. En outre, ces politiques ont pu varier au cours des seize années passées. Globalement, la plupart des gouvernements centrasiatiques s’efforcent d’ouvrir leur économie au marché et ce, dans un contexte de grandes difficultés économiques, voire d’instabilité politique.

Les hydrocarbures sont la principale source de revenus des pays riverains de la Caspienne. Pour attirer les investisseurs, les gouvernements des États caspiens n’hésitent d’ailleurs pas à gonfler les données concernant les réserves, puisqu’elles contribuent à affirmer la puissance d’un pays et à asseoir son importance sur l’échiquier politique.

Quelques chiffres…

Le rapport British Petroleum Annual Statistics de 2008 annonce que les réserves prouvées de l’Iran et de la Russie sont respectivement de 137,6 et 79 milliards de barils de pétrole. Ces deux pays sont suivis du Kazakhstan avec 39,8 milliards, de l’Azerbaïdjan avec 7 milliards et enfin du Turkménistan avec 0,6 milliard.

En matière de gaz, la Russie se classe en première place, avec 47.000 milliards de m3 sur son territoire, l’Iran en seconde position avec 29.200 milliards de m3, exportés surtout dans la région et réservés pour sa consommation personnelle. Respectivement, le Turkménistan, le Kazakhstan et l’Azerbaïdjan ne détiennent que 7.940 milliards de m3, 1.820 milliards de m3 et 1.200 milliards de m3, toujours selon ce même rapport.

Avec l’émergence de la Chine et de l’Inde, certaines prévisions tablent sur un doublement de la demande mondiale en 2020. Le Kazakhstan et l’Azerbaïdjan sont ainsi en bonne position pour en tirer avantages et bénéfices. Le Turkménistan n’est volontairement pas très présent sur la scène internationale en matière énergétique, néanmoins le marché asiatique le sollicite de plus en plus.

Coopération tous azimuts pour le Kazakhstan

Depuis l’indépendance du pays, le pouvoir central à Astana coopère avec la Russie mais, depuis quelques années, les autorités de ce pays mettent en place une politique d’ouverture vers d’autres États, notamment occidentaux. En matière industrielle, le Kazakhstan coopère toujours avec les compagnies pétrolières russes pour le contrôle des gisements caspiens. Moscou consacre un budget important en investissement dans du matériel performant destiné au forage kazakh. Il a également doublé son personnel sur place.

Astana a également intérêt à entretenir de bons rapports avec les entreprises occidentales en matière d’exploration, de forage, d’exploitation et de production car le pays a besoin de leur savoir-faire et de leurs machines ultra performantes et sophistiquées. Ainsi, depuis 1991, le Kazakhstan s’est positionné en tant que leader en Asie centrale (même si, au cours des années 1990, l’Ouzbékistan a pu lui faire concurrence sur ce terrain) et n’hésite plus à prendre ses distances par rapport au Kremlin, tant sur le plan politique qu’économique. Jusqu’à aujourd’hui, le pays a été contraint d’utiliser les réseaux russes implantés depuis des décennies sur son territoire, mais la situation devrait évoluer puisque des pipelines kazakhs sont en cours de construction, en particulier vers la Chine dont la demande croît considérablement. En outre, afin d’approvisionner les pays voisins, dont ceux du Caucase, le Kazakhstan doit relier ses pipelines aux tubes installés dans la région. Pour cela, les autorités kazakhes coopèrent avec des investisseurs étrangers, notamment américain (Chevron, Texaco, ExxonMobil) et anglo-hollandais (Shell). Une éventuelle collaboration avec ses voisins ouzbek et turkmène semble pour le moment délicate du fait de l’instabilité politique dans la région, de la corruption flagrante au sein du pouvoir et en raison du désaccord entre Tachkent et Achgabat concernant la frontière au nord du Turkménistan.

L’Azerbaïdjan, une position indépendante vis-à-vis de la région Caspienne

Depuis plus de vingt ans, l’Azerbaïdjan gère de manière pragmatique ses ressources, ses gisements et l’aménagement des pipelines sur son territoire. Les gouvernements des anciens chefs d’Etat, les présidents Abulfaz Elçibey puis Heïdar Aliyev, se sont tournés à la fois vers l’Occident -neutre en la matière- et vers la Turquie.

Depuis 1988, l’enclave autonome du Haut-Karabakh réclame son rattachement à l’Arménie. Depuis 1991, l’Azerbaïdjan indépendant s’éloigne alors progressivement du Kremlin qui soutient le pouvoir à Everan alors que Téhéran, officiellement neutre, n’a pas oublié le projet de l’ancien président Abulfaz Elçibey de former un «Grand Azerbaïdjan» azéri: la rancœur persiste toujours aujourd’hui. Inversement, Ankara soutient toujours son voisin turcophone par solidarité culturelle. L’Azerbaïdjan connaît par ailleurs une forte mouvance nationaliste et déploie une politique étrangère plutôt tournée vers l’Occident. Cette situation déplaît au Kremlin qui n’apprécie guère que les compagnies étrangères s’emparent des gisements pétroliers azéris. Il cherche ainsi à entretenir une instabilité autour de ce pays pour tenter de décourager les investisseurs et pour s’assurer la position de principal débouché commercial et la voie de transit pour l’exploitation de pétrole. La compagnie russe Lukoil a également fait pression sur la compagnie nationale SOCAR pour qu’elle lui cède 10 % de ses parts, s’assurant ainsi un droit de regard dans les décisions en matière de gestion des ressources.

Avec l’Occident, les échanges se cantonnent de fait au secteur énergétique. Les Etats-Unis, en particulier, veulent contribuer à l’exploitation et à l’évacuation des hydrocarbures vers les marchés de l’Ouest. Des fusions ont eu lieu en 1993 entre la compagnie pétrolière Azerbaijan International Operating Company (AIOC) et British Petroleum pour contribuer ensemble à l’exploitation des gisements offshore au bord de la Caspienne. Le cadre juridique stipule quant à lui que d’autres compagnies peuvent investir à hauteur moindre. Ainsi, les structures comme Chevron, Devon Energy, Amerada Hess, ExxonMobil (Etats-Unis), Inpex et Itochu (Japon), Statoil (Norvège) et TPAO (Turquie) en sont également actionnaires. Ensemble, elles coopèrent pour la construction du South Caucasus Pipeline et du Bakou-Tbilissi-Ceyan Oil Pipeline (BTC), qui évitent les territoires russe et arménien. Seules, les compagnies azéries n’ont pas la capacité de construire les infrastructures nécessaires, c’est pourquoi les coopérations sont primordiales.

Le Turkménistan, isolé, cherche à s’ouvrir 

Le voisin turkmène a longtemps délaissé ses côtes, difficiles d’accès. En 1991, Saparmourad Niazov est élu à la tête de l’Etat et décide de se rapprocher de la Turquie. A sa mort en décembre 2006, Gurbanguly Berdymoukhamedov lui succède. Sous-développé et fortement dépendant de l’économie extérieure, le pays ne commerce quasiment qu’avec ses voisins iraniens, turcs et russes. Le Turkménistan possède pourtant les plus importantes réserves de gaz de la région Caspienne : cet or bleu assure 80 % des revenus liés à l’exportation. Mais n’ayant pas la capacité de construire seul les infrastructures pour exporter ses ressources gazières, il a besoin d’investisseurs étrangers. L’Europe n’étant pas cliente à cause d'un cadre juridique quasi-inexistant, le marché turkmène est limité à l’Asie centrale, à l’Iran, à la Chine, à l’Afghanistan et, de plus en plus, au Pakistan et à l’Inde. Quant à son pétrole, il est consommé sur place, ne faisant pas vraiment objet de commerce.

Le pays a refusé de ratifier le programme économique Eurasec ou Communauté économique eurasiatique. Créée en 2000, cette organisation intergouvernementale exprime la volonté de coopération économique, commerciale, douanière, technologique, énergétique et industrielle entre les pays membres.

En somme, le Turkménistan est associé au Kremlin qui le parraine et qui guide ses coopérations politiques et énergétiques. Aujourd’hui encore, 80 % du commerce du pays est réalisé avec la Russie. Par ailleurs, le gouvernement iranien entretient de bons rapports avec le Turkménistan: tous deux soutiennent le statut juridique maritime de la Caspienne. Cette collaboration a valu au Turkménistan d’être boycotté par Washington et les compagnies pétrolières et gazières américaines. Situation qui a permis à la Russie de se rapprocher des exploitations turkmènes, mettant de côté la question du statut juridique de la Caspienne. Gazprom est ainsi le seul étranger à avoir un poids considérable sur ces exploitations). Néanmoins, la construction de canalisations pour acheminer les énergies naturelles vers l’Iran et la Chine montre que le Turkménistan peut potentiellement s’ouvrir vers d’autres marchés extérieurs à des fins d’approvisionnement.

L’Ouzbékistan

L’Ouzbékistan cherche à s’affirmer comme deuxième puissance régionale, en utilisant ses atouts énergétiques afin d’affirmer sa présence dans la région et de travailler avec des compagnies étrangères, notamment européennes (British Petroleum, Trinity Energy, Total, Zeromax) ou américaines (Chevron, Exxon-Mobil, Amoco). La politique volontariste du président Islam Karimov, réélu en 2000, a encouragé le pays à se tourner vers l’Occident afin de se moderniser davantage, de s’affirmer dans la région centrasiatique et de faire concurrence à ses voisins. Depuis son indépendance en septembre 1991, le pouvoir ouzbek s’est focalisé sur l’exploitation des ressources énergétiques et sur sa production pour réduire sa dépendance envers son voisin russe en la matière. Selon le British Petroleum Annual Statistics, en 1993 l’Etat importait 4 millions de tonnes de pétrole en provenance de Russie pour sa consommation nationale. En 2008, il produit 4,8 millions de tonnes et est donc moins dépendant. Il satisfait ainsi l’essentiel de sa consommation et n’importe que très peu de Russie et du Kazakhstan. En matière de gaz, l’Ouzbékistan a produit 62,2 milliards de m3 en 2008, atteignant presque les performances du Turkménistan, premier producteur de la Caspienne. Ainsi, le pays ne cesse d’augmenter sa production, d’autant plus que la Chine, l’Inde et le Pakistan sont de plus en plus demandeurs de gaz et pétrole pour leur propre développement.

L’Iran, un riverain caspien isolé qui aspire à l’ouverture

Comparé à ses voisins kazakh et azéri, l’Iran n’est pas très prometteur en termes de richesses pétrolières et gazières sur la Caspienne. Les gisements iraniens sont surtout concentrés dans le sud-ouest du pays, près des côtes du golfe persique. Il y a vingt ans, l’Iran exploitait la Caspienne avec pour unique rivale l’URSS. La République islamique souhaite retrouver son statut de puissance riveraine pour pouvoir s’imposer dans un contexte de forte concurrence où d’autres puissances, comme les États-Unis et la Chine, convoitent les ressources. Depuis 2002 et la révélation de l’existence des sites nucléaires clandestins Arak et Natanz, les sanctions de la communauté internationale se multiplient. Outre l’arrêt d’importantes coopérations économiques ou commerciales avec le pays, la NIOC, société nationale iranienne de pétrole, est aujourd’hui encore tenue à l’écart de l'exploitation des hydrocarbures de la Caspienne à cause des pressions américaines sur les gouvernements centrasiatiques.

Le pays coopère davantage avec la Russie depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000. Les deux pays ont en commun leur opposition à la politique américaine dans le monde et leurs ressources naturelles tant convoitées. La Russie soutient également l’Iran pour des raisons économiques car de nombreuses compagnies pétrolières russes (Gazprom, Lukoil, Tatneft, etc.) sont présentes sur le territoire iranien où elles signent des contrats d’exploitation très avantageux.

Le Turkménistan est lui aussi un partenaire commercial pour l’Iran en matière de gaz. En effet, les présidents turkmène et iranien Gurbanguly Berdymoukhamedov et Mahmoud Ahmadinejad ont inauguré en janvier 2010 un deuxième gazoduc pour alimenter l’Iran à partir des gisements situés près des villes de Chatlyk, Saraks et Dovletabad. Enfin, la Chine, qui cherche à anticiper l’explosion de sa demande énergétique, se tourne elle aussi vers les Iraniens. Aubaine pour Téhéran, qui a besoin du soutien de la Chine pour contrer les sanctions occidentales qu’il subit depuis la loi Amato de 1996[1].

Le rôle limité de l’Arménie et la Géorgie, pays de transit et de conflits

Ne possédant pas d’importantes ressources hydrocarbures, l’Arménie ne peut jouer qu’un rôle de coopérant; le pays ne sert qu’au transit, pour acheminer l’énergie vers les marchés européens ou russes. La compagnie nationale Armenia RosGazprom importe ses ressources d’Iran et de Russie. Cette dernière a signé en avril 2006 un accord de vente de gaz bon marché pour bénéficier en contrepartie d’une augmentation de sa part dans la société, passant ainsi de 45 % à 75 %.

La Géorgie est, elle aussi, un territoire de transit qui accueille les projets de construction de réseaux de pipelines pour l’acheminement vers les marchés européens. Elle collabore avec les compagnies occidentales, notamment américaines, qui contrôlent les réseaux et les projets. Le Bakou-Tbilissi-Ceyhan Pipeline conçu en 1992 en est un parfait exemple. Cet oléoduc incarne pratiquement la politique américaine dans la région, qui consiste à contourner tout territoire défendant les intérêts russes, en l’occurrence l’Arménie. Le pétrole provenant des gisements de Chirag et Gunashli transite par Tbilissi, parcourt toute la Turquie pour atteindre le port de Ceyhan sur les côtes de la mer Méditerranée. Il est ensuite transporté par tankers vers l’Europe. La construction du tube a débuté en 2002, sa longueur est de 1 765 km et son coût s’élève à 3,7 milliards de dollars. Il a été financé par les principaux actionnaires, tels que British Petroleum (à hauteur de 30,1%), la compagnie nationale azérie SOCAR (25 %), l’Italienne ENI (25 %), l’Américaine UNOCAL (8,9%), la Norvégienne Statoil (8,71 %) et la Turque TPAO (6,53 %). La Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et le secteur privé de la Banque mondiale ont également pris part au financement. Les Russes sont ainsi mis à l’écart, permettant aux Européens une diversification de l’approvisionnement.

[1] La loi Amato impose des sanctions aux sociétés étrangères investissant plus de 20 millions de dollars en Iran.

* Monica SVETOSLAVOVA est diplômée de Relations internationales de l’Université Panthéon-Assas de Paris.

Vignette : mer caspienne (photo libre de droits, attribution non requise).

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