Le casse-tête caspien

Depuis le milieu des années 1990, divers articles tant dans la presse française que post-soviétique décrivent la situation du bassin caspien comme une source potentielle de conflits en raison, notamment, du non-règlement du statut juridique de la mer Caspienne.


Jusqu'à présent aucun conflit n'a éclaté, mis à part un incident entre l'Azerbaïdjan et l'Iran durant l'été 2001... Y a-t-il donc une réelle urgence à régler ce différend juridique? Quels sont les moyens de contournement de la question ?

Une telle ambiguïté du statut juridique de la mer serait, selon certains, un obstacle à l'exploitation des ressources naturelles de la Caspienne et au développement économique des États riverains. Pourtant, la situation perdure depuis bientôt 20 ans. Les négociations portant sur une convention réglant le statut juridique de la Caspienne n'ont été entamées qu'à la fin des années 1990. La mise en place des instances chargées de régler la question est donc récente mais également lente. Ainsi, le premier sommet des cinq pays riverains ne s'est tenu qu'en 2002 et le deuxième en 2007, alors qu'il avait été prévu que ces réunions se tiendraient sur une base annuelle.

Des positions fluctuantes et contradictoires

Au cours des vingt dernières années, les positions de certains des pays riverains ont évolué en fonction de leurs intérêts; les relater dans leur intégralité relève de la gageure. Un petit rappel est cependant nécessaire.

Juste après la disparition de l'URSS, le ministère russe de l’Énergie et son Comité d’État de la Géologie et des ressources du sous-sol fait parvenir à tous les pays riverains un document, dans lequel la Russie propose que chacun préserve une zone de 12 miles et considère l'espace maritime au-delà de cette zone comme une propriété commune.

L’Azerbaïdjan, le premier, repousse cette proposition. Arguant du fait que les Traités de 1921 et 1940 n'avaient rien prévu concernant les partages des ressources naturelles, il déclare que le statut proposé est défaillant. Bakou propose à la place un partage selon une ligne médiane, basée sur des points équidistants du littoral.

Lors de la première réunion des ministres des Affaires étrangères des cinq États riverains, qui se tient à Achgabat les 11 et 12 novembre 1996 dans l’objectif de définir le statut juridique de la mer Caspienne, la Russie, l’Iran et le Turkménistan acceptent le principe d’application de zones économiques exclusives dans une limite de 45 miles.

Le 6 juillet 1998, la Russie signe un accord bilatéral avec le Kazakhstan pour le partage de la partie septentrionale de la mer, afin de définir leurs droits respectifs concernant l'utilisation du sous-sol. Des protocoles seront signés après la découverte de champs d'hydrocarbures sur les frontières, comme celui de Khvalinskoe en 2002.

Les difficiles relations turkméno-azerbaïdjanaises

Le défunt président turkmène S. Niazov s'estimait lié à l'Iran par les traités de 1921 et de 1940, puisqu'il considérait son pays comme un État successeur de l'URSS. Ce qui n'est le cas ni de l'Azerbaïdjan, ni du Kazakhstan, qui rejettent tous deux la validité de ces traités. Pourtant, en signant la déclaration des États issus de l'URSS du 21 décembre 1991, ils ont tous deux affirmé qu'ils assumeraient leurs responsabilités liées aux traités de l'ex-URSS.

Tout en acceptant donc le régime élaboré par les deux traités de 1921 et 1940, le Turkménistan se réfère à la Caspienne comme à une mer et donc comme à un objet de la Convention onusienne sur le droit de la mer de 1982. Au cours de la seconde moitié des années 1990, la position de ce pays s’est rapprochée de celle de l'Iran et de la Russie et s’est éloignée de celle de l’Azerbaïdjan.

A l’instar de l’Iran, le Turkménistan conteste à l’Azerbaïdjan ses zones de prospection offshore, notamment gazières, autour des champs de Tchirag et Serdar (ou Kiapaz) dont les réserves sont estimées à 670 millions de tonnes de pétrole. Selon un commentateur russe[1], personne ne douterait qu'ils appartiennent à l'Azerbaïdjan, la preuve en étant les contrats signés en 1996 avec Bakou par ExxonMobil, Statoil et BP.

L'arrivée au pouvoir de Gourbangouly Berdymoukhammedov à la tête de l’Etat turkmène permet un réchauffement avec l'Azerbaïdjan, les deux pays s’accordant pour poursuivre les négociations bilatérales entamées par son prédécesseur. Lors du sommet de Téhéran de 2007, G. Berdymoukhamedov se prononce d’ailleurs pour un renforcement des liens avec l'Azerbaïdjan et la Russie. Un réchauffement des relations turkméno-azerbaidjanaises se produit ainsi début 2008, et l'Azerbaïdjan annonce une convergence de ses positions avec celles du Turkménistan. Suite à la première réunion intergouvernementale turkméno-azerbaidjanaise à Achgabat, le 17 janvier 2008, l'Azerbaïdjan propose au Turkménistan une exploitation commune du gisement Serdar / Kiapaz. Mais, en 2009, le Turkménistan menace, brusquement et à la surprise générale, de s'adresser à une instance d'arbitrage international (cf. l’article : Turkménistan contre Azerbaïdjan: les implications politiques et juridiques du différend autour des gisements de la mer Caspienne).

A parts égales, sinon rien

Quant au contentieux frontalier entre l'Iran et l'Azerbaïdjan, il porte sur les champs d'Araz, Charg et Alov. Les droits d’exploitation pour ce dernier ont été concédés en août 1998 par l’Azerbaïdjan à un consortium international dirigé par British Petroleum. Ces gisements sont situés à 50-80 km de la ligne Astar-Gasanguli qui était la frontière entre l'URSS et l'Iran. C'est précisément là que se produit un incident en juillet 2001: un navire de guerre iranien et deux avions de chasse menacent un bateau de prospection pétrolière, affrété par British Petroleum. Le navire est sommé de se retirer des eaux territoriales iraniennes et regagne Bakou.

Lors du sommet de Téhéran de 2007, la position iranienne ne change pas. Le pouvoir iranien continue de refuser les conditions proposées par la Russie (qui réduiraient sa part à 13%), promeut toujours l'idée d'un partage de la mer en parts égales et estime qu'aucune exploitation ne doit avoir lieu en mer sans l'accord des pays riverains. Il s'oppose à la construction du tube Transcaspien. En 2009, il revendique la possession de 46 gisements pétroliers, dont 8 sont prêts à être exploités.

L'accord tripartite de 2003

Une série de quatre accords conclus par l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan et la Russie entre 2001 et 2003 permet d'aboutir à un règlement de la question du partage de la zone septentrionale de la mer. Les trois premiers sont des accords bilatéraux, le dernier est tripartite.

Le premier est conclu le 29 novembre 2001 entre l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan. Le 13 mai 2002, le Kazakhstan et la Fédération de Russie fixent une frontière du fond marin dans la partie nord de la Caspienne entre les deux pays. Ils conviennent de se partager, selon le principe de la parité, l’exploitation des trois gisements d’hydrocarbures (Kurmangazy, Tsentralnoe et Khvalinskoe), qui s’étendent de part et d’autre de la ligne.

Le 23 septembre 2002, enfin, l'Azerbaïdjan et la Russie signent à Moscou un accord selon lequel les ressources naturelles des fonds marins seront réparties en s’appuyant sur les principes reconnus par le droit international. L’Iran s’oppose immédiatement à cet accord qu’il juge non valable.

C'est donc après bien des réunions entre responsables politiques depuis le milieu des années 1990 que le partage de la mer est effectif dans la zone septentrionale avec l'accord, signé le 14 mai 2003, entre la Russie, l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan. Selon cet accord, 27 % des eaux appartiennent au Kazakhstan, 19 % à la Russie, 18 % à l’Azerbaïdjan. Deux problèmes restent donc à régler: la position de l'Iran, et celles du Turkménistan et de l'Azerbaïdjan quant au partage des trois champs (Azeri/Omar ; Osman/Tchirag; Kiapaz/Serdar) qui se trouvent sur la zone litigieuse.

Contournement de l'obstacle

Selon de nombreux observateurs, le règlement du statut pourrait faire avancer le dossier du tube Transcaspien devant alimenter en partie le tube Nabucco en gaz turkmène. Point épineux et difficile à régler en totalité, il est posé comme condition préalable à plusieurs projets. Cette question se trouve ainsi instrumentalisée et entre dans la stratégie d'obstruction de la Russie, qui ne se réjouirait guère de voir l'accès aux ressources en hydrocarbures facilité pour les compagnies occidentales.

Or, cette stratégie peut être contournée relativement facilement et rapidement. Des flottes de tankers commencent à être constituées par les pays exportateurs afin de palier l’absence de tubes sous-marins et aussi de suivre le rythme de production des hydrocarbures, qui serait supérieur aux capacités d'évacuation actuelles. Le Kazakhstan, le Turkménistan et l'Iran créent leur propre flotte de tankers et développent leurs infrastructures portuaires (Aktau et Kurik pour le Kazakhstan, Turkmenbashi pour le Turkménistan, Bakou en Azerbaïdjan). La compagnie maritime azerbaïdjanaise Kaspar renouvelle sa flotte pour tenter de maintenir son quasi monopole de transporteur de cargaisons pétrolières sur la Caspienne. C'est ainsi que le trafic de tankers sur la Caspienne augmente du nord de la mer vers le port iranien de Neka, entre Aktau (Kazakhstan) et Bakou (Azerbaïdjan) et aussi entre Aktau, Turkmenbashi (Turkménistan) et Makhatchkala (Russie).

Outre le volet juridique, finalement sans véritable objet, les problèmes écologiques semblent être également instrumentalisés par l'Iran et la Russie qui s'opposent aux projets du tube Transcaspien, officiellement en raison des risques de pollution d’un écosystème fragile.

L'éventuelle « dangerosité » du statu quo actuel renvoie de fait à l'Iran, qui s'oppose au règlement du statut, pourtant en bonne voie. Les intérêts irano-russes convergeront tant qu'il y aura des sanctions internationales contre l'Iran. Mais, à supposer que ces dernières soient levées, l'Iran pourrait alors trouver quelque intérêt à intensifier sa coopération avec le Turkménistan.

[1] Nezavissimaïa Gazeta, 27 octobre 2009.

 

Par Hélène ROUSSELOT

Vignette : vue satéllitaire de la mer caspienne (photo libre de droits, attribution non requise).