Ghia Nodia, politologue et ancien ministre géorgien de l’Education nationale, analyse la nature du pouvoir géorgien, le processus de démocratisation, l’impact des réformes, le rôle de la Russie et de l’Eglise… Il répond à Beka Mindiachvili, expert du centre « Tolérance » de l’Office du médiateur de Géorgie.
Texte publié dans Solidaroba, n°36, octobre 2010.
Beka Mindiachvili : Selon vous, les régimes hybrides ne peuvent se maintenir longtemps : soit ils se transforment en démocratie, soit ils penchent vers l’autoritarisme. Comment définiriez-vous notre situation politique ?
Ghia Nodia : Il est encore trop tôt pour se prononcer, car notre régime est toujours hybride. Les progrès de ces dernières années permettent de présenter la Géorgie comme une démocratie. Il existe bien un Etat, plutôt viable, base indispensable pour toute démocratie, et aussi des libertés, certes fragiles.
Certains disent que la Révolution des roses n’a pas honoré sa promesse d’instaurer la démocratie. Ce n’est pas vrai, rappelons-nous que son principal slogan était alors : « Une Géorgie sans corruption ». Cela signifiait que l’Etat, en tant qu’institution, n’assurait plus ses fonctions. La révolution était en fait une lutte contre la corruption, et non contre le manque de démocratie en Géorgie. […]
Maintenant que la question fondamentale de la corruption est, sinon entièrement, du moins en grande partie résolue, le thème de la démocratie revient au premier plan. De plus, et là j’avance une idée iconoclaste, les conséquences de la guerre d’août 2008 peuvent être vues comme un facteur indirect de développement démocratique : en effet, selon des chercheurs, l’une des conditions de la démocratisation est la définition des frontières. Un Etat, une nation doit avoir des frontières clairement délimitées, pour savoir jusqu’où s’étend sa juridiction, où se trouvent les limites avec les autres territoires, et qui est ou n’est pas citoyen géorgien.
Il faut donc régler les questions de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud une fois pour toutes. Il est vrai que la guerre n’a pas réglé ces problèmes, mais elle a permis de clarifier la situation. Nous ne contrôlons plus ces territoires, et nous ne pourrons les contrôler avant longtemps. Ces questions relèvent désormais de la diplomatie, elles sont débattues à Genève. […]
M. Saakachvili nous a promis que, sous sa présidence, ces questions seraient réglées, ce qui, à mon avis, était une erreur inévitable, car tout homme politique qui voulait remporter l’élection en Géorgie se devait de faire cette promesse. Aujourd’hui, aucun homme politique sensé n’ose avancer qu’il réglera ces problèmes, personne n’y croit plus. Cette question est malheureusement mise de côté, mais ce qui est toutefois positif pour la construction de la démocratie et des institutions démocratiques, c’est le recentrage sur la politique intérieure.
Aujourd’hui, notre nation, les différents groupes de la société géorgienne comme le gouvernement peuvent enfin se concentrer sur le développement des institutions démocratiques. C’est certes un progrès, mais insuffisant, puisque la question centrale de la démocratie est la division du pouvoir. Il ne s’agit pas seulement de la division constitutionnelle des pouvoirs de l’Etat, mais aussi de l’existence de pluralisme parmi les élites politiques et dans la société. D’un point de vue constitutionnel, nous avons régressé en huit ans. L’exécutif est beaucoup plus puissant que les autres branches du pouvoir et, aux niveaux national et régional, les déséquilibres sont nets: les groupes d’intérêts ou les acteurs de la société civile qui peuvent contrebalancer le pouvoir sont bien moins visibles.
Certains transitologues affirment que les réformes libérales préparent la venue de la démocratie.[...] Néanmoins, les régimes démocratiques sont fragiles : des forces extrémistes peuvent arriver au pouvoir, comme en Ukraine par exemple qui, sous l’influence de la Russie, s’éloigne de ses orientations initiales. Que peut-on dire des réformes libérales de la Géorgie ?
[...] Nous remarquons que le pouvoir et l’opposition ont des conceptions différentes de la démocratie. Certains craignent que, dans le cas d’une Géorgie « vraiment » démocratique, les opposants Levan Gatchetchiladze ou Sanikidze accèdent au pouvoir. En effet, le rapport de l’opposition géorgienne à la démocratie est assez ambigu. Lorsqu’elle dénonce les élections en affirmant que le gouvernement en place a été élu par [les villes provinciales de] Marnéouli et d’Akhalkalaki[1], elle considère que seule Tbilissi peut légitimement voter, sous prétexte qu’elle représente la vraie Géorgie, la véritable élite. Cela sous-entend donc que les Azéris, les Arméniens et même les Mingréliens ne sont pas dignes de confiance. Or, la démocratie s’appuie sur le droit de vote universel: tout citoyen a droit à une voix, quelles que soient son origine, sa richesse et ses opinions.
Il arrive aussi que les actions du gouvernement manquent de cohérence. Lui-même possède en quelque sorte une double casquette. Il est au pouvoir et dans le même temps, il tient un rôle d’opposant, dans le sens où il lui arrive de s’opposer à certaines tendances de la société pour la faire évoluer. De ce point de vue, la lutte contre la corruption est une forme de révolution culturelle.
J’ai lu récemment que le libéralisme diffère du conservatisme en ce sens que les libéraux utilisent la politique, les réformes ou la libéralisation de l’économie pour moderniser un pays comme le nôtre, alors que les forces conservatrices s’appuient sur la culture, se l’approprient, la figent et y enferment la population. Qu’en est-il en Géorgie ? On dit qu’après 2007, les réformes ont été réduites à un slogan et que l’accent a surtout été mis sur la culture.
On peut dire que, depuis 2007, sous la pression de la population, le pouvoir est devenu plus démocratique et moins libéral. Les régimes hybrides n’ont d’autre choix que d’être démocratiques, donc d’une certaine manière populistes. Certains affirment d’ailleurs que la démocratie est une forme de populisme. Dans tous les cas, le pouvoir prend davantage en compte les demandes de la société. Il fait de plus en plus d’études sociologiques, comme dans les sociétés démocratiques développées, il crée des groupes cibles, va vers le peuple, essaye de comprendre ses problèmes. Il se démocratise, mais pour cela il doit renoncer à certaines de ses décisions prises quand il était plus ferme, qu’il estimait représenter la population et avoir le mandat du peuple pour faire tout ce qu’il jugeait nécessaire. Avant 2007, la modernisation du pays était de type autoritaire. La personnalité politique de référence du Président était Atatürk, qui a imposé ses réformes pour moderniser la société turque. Mais Atatürk n’était pas un démocrate et ne prétendait pas l’être.[…]
Aujourd’hui, l’Eglise est l’institution la plus populaire de Géorgie, le gouvernement doit donc s’entendre avec elle. Par ailleurs, le gouvernement, dont les réformes libérales ne sont jamais populaires, cherche à regagner la sympathie du peuple. Pour cela, il instrumentalise le nationalisme, autour duquel la société se mobilise facilement. Cela ne veut pas dire que les membres du gouvernement ne sont pas de vrais patriotes ou de vrais croyants, mais qu’ils mettent en œuvre une stratégie politique pour faire passer leurs réformes. Ils cherchent à éviter d’aller à l’encontre des sentiments profonds de la société.
On dit que le facteur religieux est un soutien important au libéralisme et à la démocratie. A votre avis, la religion est-elle plutôt un obstacle ?
Si on regarde l’histoire des démocraties occidentales, la question religieuse est partout importante. […] Dans les années 1970, on disait que la démocratie ne pourrait s’imposer dans la chrétienté orientale, chez les orthodoxes. Je m’inscris en faux contre ce fatalisme. Voyez la Grèce, la Bulgarie et la Roumanie. Ce ne sont peut-être pas des démocraties exemplaires, mais elles ont fait de sérieux progrès. Notre Eglise ressemble à l’Eglise grecque: elles ont pour tradition de ne pas être des acteurs politiques actifs, à la différence des protestants et catholiques, elles sont plutôt en relation de partenariat avec le pouvoir. A mon avis, le fait que l’Eglise soit devenue une force politique est à mettre au compte des politiciens des deux bords, qui la poussent à agir ainsi.
Comment cela s’exprime-t-il ?
C’est principalement le fait de l’opposition. Le pouvoir, quant à lui, n’essaye pas d’activer ce levier, mais il ne le néglige jamais. Puisque l’opposition tente d’instrumentaliser le facteur religieux, le pouvoir est bien obligé de suivre.
Pourtant lors des dernières élections locales, l’Eglise était peu présente.
C’est parce que ces élections étaient normales. Mais, quand une situation est révolutionnaire, les motifs moraux, comme la religion, sont toujours mis en avant. Cela n’est pas systématique, mais c’est un phénomène visible. Il y a aussi les facteurs « contrariants » extérieurs, venant principalement de la Russie. Celle-ci n’a pas de leviers pro-russes à activer en Géorgie, alors elle espère inspirer des sentiments anti-occidentaux. Pour cela, elle compte s’appuyer sur l’Eglise géorgienne. Cela ne signifie aucunement que toute l’Eglise apporte son soutien à la Russie, au contraire de certains groupes religieux qui se réclament de l’orthodoxie. Prenons par exemple Goulachvili[2], qui ne représente pas l’Eglise mais qui se déclare fervent défenseur de l’orthodoxie géorgienne. Ces types de groupes sont les alliés de la Russie. C’est ce qui pousse l’Eglise à être active en politique.
Donc vous ne considérez pas l’Eglise géorgienne comme un facteur inquiétant pour la démocratie.
En effet, car elle est devenue l’une des composantes du jeu politique. Nous n’avons pas d’exemple de pays orthodoxes où l’Eglise aurait entravé le développement démocratique, ni en Russie, ni même en Serbie. Il se peut que des groupes appartenant à l’Eglise soient culturellement proches des forces anti-occidentales, mais la tradition des Eglises orthodoxes ne les porte pas vers un activisme politique destiné à freiner le processus de démocratisation. Le problème de notre démocratie est surtout l’absence de bases démocratiques, et non pas un excès de forces anti-démocratiques. Sans véritable parti politique, avec une société civile à l’état embryonnaire et une Constitution loin d’être démocratique, on n’arrive pas à tirer la vie démocratique vers le haut.
Selon Charles Fairbanks[3], les pays post-soviétiques connaîtraient trois types de frein: les liens entre le pouvoir et l’argent, l’absence de suprématie de la loi et la passivité des citoyens.
Il existe en effet un manque de respect de la loi et de l’Etat, l’un étant lié à l’autre, mais à mon avis, on ne peut dire que l’on régresse. Il n’y a plus de corruption massive en Géorgie, ce qui était inimaginable il y a peu. Le plus difficile, c’est de faire admettre au gouvernement que la loi puisse le limiter et qu’il doive s’y conformer. Pour cela, des institutions civiles sont nécessaires. Avant tout, c’est le rôle de l’opposition, qui doit s’y intéresser plutôt que de vouloir à tout prix faire tomber le gouvernement. Elle devrait avoir pour objectif l’amélioration de la manière de gouverner. Prenons par exemple les tribunaux, qui ont besoin d’une attention particulière. Tous les éléments qui assurent l’indépendance de la Cour de justice, les bases constitutionnelles et les institutions sont, soit déjà présents, soit en projet. […]
Beaucoup affirment que les changements apportés à la Constitution sont favorables au Président. Peut-on comparer la Géorgie avec des régimes autoritaires ?
Effectivement, aucun changement ne se profile à l’occasion de la prochaine élection présidentielle. Toutefois, on ne peut pas parler d’autoritarisme, et certainement pas de dictature. Mais puisque des signes d’autoritarisme sont malgré tout visibles, certains disent qu’il n’est pas possible que le même gouvernement soit reconduit.[…]
Comment juger les dernières élections locales dont les résultats ont été acceptés par l’opposition ?
Ces élections ont été les plus régulières que nous ayons connues. Nous avons toutefois deux problèmes: La Révolution des roses a suscité tant d’admiration dans le monde que certaines personnalités envisagent de prendre le pouvoir de cette manière. […] Les hommes politiques géorgiens doivent comprendre que cela n’est plus possible. Ces trois dernières années nous ont immunisés contre cette admiration pathologique des révolutions romantiques, mais il reste des politiciens qui ne l’ont toujours pas admis. Par ailleurs, la population doit être convaincue que, si le pouvoir est impopulaire, elle peut en changer par la voie des urnes. Je pense que le pouvoir actuel n’a jamais atteint ce seuil d’impopularité au point d’être rejeté par la totalité de la population et de devoir user de la force pour se préserver. En 2007-2008, on a frôlé ce seuil[4], et encore, seulement à Tbilissi. Mais rien de comparable avec 2001-2002, quand Chevardnadzé était discrédité dans tout le pays. On ne sait toutefois pas ce que ce pouvoir est capable de faire s’il perd un jour l’appui de la population. […]
Notes :
[1] Marnéouli et Akhalkalaki sont les chefs-lieux de régions méridionales dont la majorité de la population est, respectivement, d’origine ethnique azérie et arménienne.
[2] Malkhaz Goulachvili, propriétaire du Georgian Times, dirige une association géorgienne ultra-orthodoxe et entretient des relations étroites avec les hautes autorités russes.
[3] Charles Fairbanks est directeur du Central Asia-Caucasus Institute et professeur de relations internationales à l’Université John Hopkins.
[4] Le mécontentement de la population et les manifestations de masse, durement réprimées en novembre 2007, ont déstabilisé le Président qui a avancé la présidentielle en janvier 2008. M. Saakachvili a alors démissionné pour se porter candidat. Il a été reconduit dans ses fonctions, avec près de 53 % des voix.
Par Beka MINDIACHVILI
Traduction du géorgien : Sophie Tournon
Photographie : © Levan Kherkheulidze