Les «invisibles» : le cas des femmes azéries de Géorgie

Une minorité azérie vit en Géorgie, dans la région frontalière de l’Azerbaïdjan, la Kvémo Kartlie. Les Azéris de Tbilissi, intégrés dans la société géorgienne, ne peuvent être comparés aux Azéris ruraux, isolés sur plusieurs plans. 45 % de la population de Kvémo Kartlie est ainsi azérie, minorité qui pratique un islam chiite, parle l’azerbaïdjanais (langue turcique), et pas ou très peu le géorgien. La situation des femmes azéries est particulière à bien des égards, du fait de leur rôle primordial pour l’économie domestique, comme des discriminations cumulées dont elles sont victimes.

Jeunes filles azéries rassemblées pour un anniversaireLa population azérie de Géorgie, Tbilissi mise à part, est essentiellement rurale et se compose de près de 20 000 Azéris. Elle représente plus de 80 % de la population de la Kvémo Kartlie, où se trouvent aussi quelques villages arméniens (8 % de la population, de même que les Géorgiens, selon des estimations officielles). L’économie de cette région repose sur l’agriculture, dont les produits sont vendus localement et à Tbilissi (les pommes de terre comptent pour presque 20 % de la production nationale, la région détient environ 10 % du bétail géorgien et 40 % des légumes). Avec la crise économique, les Azéris de Géorgie font face à un taux de chômage très élevé. Ils vivent retranchés, à cheval entre l’Azerbaïdjan et la Géorgie.

Une scolarité inachevée

La Kvémo Kartlie, frontalière de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie, est une région économiquement comme politiquement peu intégrée à la Géorgie. Sa population azérie, jugée « loyale » par les autorités géorgiennes, vit comme repliée sur elle-même, particulièrement dans les zones rurales. Cette situation de marginalisation explique la présence d’une multitude d’ONG, internationales comme nationales, qui gravitent autour des questions d’intégration économique et sociale de cette minorité ethnique et religieuse. Parmi ces associations, quelques-unes s’attachent à assister les femmes et les jeunes filles azéries, qu’elles jugent particulièrement frappées par les conditions sociales comme par les traditions discriminantes toujours en cours.

L’un des sujets particulièrement sensibles dans ces villages, comme dans les villes principales de Bolnissi et de Marnéouli, est la question de la scolarisation des jeunes Azéries. Ces dernières sont retirées de l’école entre 11 et 14 ans par leurs parents. Elles interrompent leur cursus scolaire pour aider aux champs et au foyer : ces adolescentes représentent une main d’œuvre nécessaire pour subvenir aux besoins de la famille. Ainsi, non seulement les classes se dépeuplent, mais elles s’homogénéisent : seuls les garçons terminent leur scolarité, et peuvent ainsi entrer à l’université. Encore faut-il préciser que le problème de la langue pousse les rares candidat-e-s aux études supérieures vers l’Azerbaïdjan voisin, plutôt qu'à Tbilissi. Les quelques jeunes filles qui se retrouvent en fin de scolarité sont soit Arméniennes, soit Géorgiennes. Ainsi, selon Lela Gaprindachvili, de l’ONG géorgienne féministe Women Initiative for Equality, rencontrer des étudiantes azéries à l’université, quelle qu’elle soit, est un fait rarissime.

Des mariages précoces

L’autre raison, non économique, du départ de ces jeunes Azéries de l’institution scolaire est leur mariage arrangé. Selon la loi géorgienne, il est possible pour des mineurs de 14 ans de se marier si les familles des deux futurs époux donnent leur accord. Sans cet accord, le mariage ne peut avoir lieu légalement qu’à partir de l’âge de 16 ans. Mais la « tradition » et la méconnaissance de cette loi sont telles que les jeunes Azéries, épousées tôt, deviennent mères très jeunes aussi.

Par ailleurs, des cas de polygamie (limitée à 2 épouses) sont avérés, mais pas ouvertement parmi les moins de 50 ans, d’après Leyla Souleymanova, de l’ONG Union des femmes azéries de Géorgie. Il arrive que, pour ne pas divorcer, un homme dont la femme est stérile ou qui n’a «donné» que des filles prenne une «seconde femme», hors contrat de mariage (la polygamie n’est pas reconnue en Géorgie). Ces cas seraient rares, surtout parmi les jeunes générations. Mais il s’agit ici d’observations d’ONG, qui avouent que le sujet demeure tabou et ne peut donc être réellement estimé.

Il est intéressant de noter, à titre comparatif, que dans certaines zones rurales d’Azerbaïdjan, en 2008, près de 5 % des mariages concernaient des jeunes mineures, l’âge de la majorité étant 18 ans. D’après une ONG azerbaïdjanaise, le nombre de mariages précoces parmi les jeunes filles d’Azerbaïdjan (entre 14 et 16 ans) augmente, souvent sous des prétextes religieux, (mariages dits « kyabin ») alors qu’ils ne sont pas reconnus par les instances religieuses et sont parfaitement illégaux. Les conditions économiques difficiles, comme l’isolement de ces lieux, semblent donc favoriser une telle pratique taxée de traditionnelle.

Difficile, pour les ONG qui tentent d’enrayer ce processus, d’expliquer à des parents, eux-mêmes mariés jeunes, de ne pas reproduire ce schéma sur leurs enfants, et en premier lieu sur leurs filles données en mariage très jeunes à des hommes souvent plus âgés. Ainsi, dans le village géorgien de Ferma, les familles qui ont une jeune fille « en âge d’être mariée » le font-ils savoir à la communauté villageoise en accrochant un foulard rose à leur portail. Selon le témoignage d’une jeune fille, les parents de ses camarades mariées jeunes ne les ont pas obligé à se marier, mais ont influencé cette décision en promettant monts et merveilles une fois le mariage célébré: des bijoux, des robes et autres cadeaux attrayants aux yeux des préadolescentes suffisent à les pousser dans les bras d’un mari inconnu… « On ne trouve aucune fille de 15 ans non mariée ici. Si tu n’es pas mariée à 17 ans, on te considère comme une cause perdue et une vieille fille », déclare la jeune Elvira, 11 ans.

Une santé négligée

La santé des femmes azéries est un sujet très préoccupant. Sa prise en charge est des plus aléatoires: les femmes ne consultent pas, autant par manque d’argent que par manque d’information. Les femmes enceintes ont droit à un suivi de leur grossesse incluant trois visites prénatales gratuites, mais l’ignorent. Serait principalement en cause, d’après Leyla Souleymanova, le fait que ces populations rurales ne sont informées que par deux biais principaux : le bouche à oreille et la télévision azerbaïdjanaise. Les Azéri-e-s de Géorgie ne maîtrisent pas le géorgien, et seules les générations de plus de 40 ans parlent plus ou moins bien le russe, ce qui de toutes manières ne leur donne pas accès aux informations géorgiennes. La barrière de la langue se révèle ainsi un handicap sérieux pour cette minorité particulièrement isolée.

L’état avancé de leur grossesse ne change pas grand-chose au mode de vie domestique ou professionnel des Azéries de la campagne: elles continuent de travailler aux champs ou sur les marchés malgré leur état. Pire: beaucoup de femmes cumulent les maladies, et ne consultent que lorsqu’il est trop tard. Les médecins se retrouvent alors face à des cas d’urgence, ou parfois s’avèrent incapables de porter une assistance suffisante et soignent les femmes au mieux. D’après Leyla Souleymanova, un grand nombre de femmes en viennent à accoucher à la maison, sans assistance médicale, avec tous les risques que cet acte isolé peut comprendre. Ces cas connaissent une tendance à la baisse depuis cinq ans, assure-t-elle, grâce entre autres aux efforts du gouvernement et des ONG pour informer les populations rurales, et aux services d’ambulances gynécologiques dépêchées rapidement sur place, avec plus de personnel compétent, dans des régions autrefois dépourvues de médecins gynécologues.

Des femmes coupées du monde

Pour des raisons économiques vitales, les maris et pères de famille quittent souvent leur village et partent travailler à l’étranger. Il est difficile, en l’absence de données officielles, d’avancer une estimation sur ces migrations fort communes. Les ONG travaillant sur place affirment qu’un grand nombre de familles azéries (et pas seulement elles) vivent grâce aux moyens envoyés de l’étranger par les « chefs de familles », migrants saisonniers ou partis pour de longs mois. Les hommes qui le peuvent partent ainsi travailler en Russie ou en Azerbaïdjan (travaux dans les champs, sur les chantiers, petits commerces), laissant leurs parents, leur mère ou, en dernier ressort, leur femme gérer le foyer.

En l’absence des hommes, le rôle de « chef de famille » revient soit au frère restant, soit au plus âgé des hommes présents, soit aux parents qui vivent sous le même toit. La femme n’est ainsi jamais, ou que rarement, indépendante, elle demeure « encadrée ». Ainsi, les femmes de tout âge travaillent la terre familiale et se rendent au marché pour vendre leurs produits agricoles, sources de revenus du foyer souvent nombreux. Les études apparaissent alors un luxe impensable, surtout pour les filles de la maisonnée sur qui reposent partiellement l’économie domestique, la tenue du foyer et l’agrandissement de la famille.

L’horizon de ces villageoises se réduit souvent à leur maison et leur trajet vers les champs ou le marché, plus rarement vers les centres administratifs ou les centres de soins. On comprend dès lors que la vie sociale de ces femmes soit des plus réduites. A l’isolement géographique de ces villages azéris, éloignés des centres géorgiens, s’ajoute l’isolement social des femmes, qui aboutit par effet domino à leur coupure de toute vie politique.

Ce constat est toutefois à nuancer : Leyla Souleymanova rapporte que ces dernières années, un nombre certes modeste mais croissant de jeunes femmes azéries s’inscrivent dans les clubs de formation en informatique ouverts par des ONG. Cette observation semble s’inscrire dans une tendance sensible qui voit, depuis quelques années, la jeune génération, filles comme garçons, s’ouvrir davantage au monde. Cette génération qui, selon Leyla Souleymanova, a vécu les quinze années les plus dures depuis l’indépendance, avec son lot de crises économiques, sociales et politiques, l’isolement aggravé des régions sur les plans géographique, politique, économique et linguistique, pourrait faire évoluer les mentalités et la situation locale. Une lueur d’espoir dans un tableau pourtant sombre ?

Sources :
Entretiens avec Leyla Souleymanova, directrice de l’Union des femmes azéries de Géorgie, et Lela Gaprindachvili, directrice du Women Initiative for Equality, janvier 2010
Leyla Djaqéli, « les Invisibles », film documentaire, 2003
Jonathan Wheatley, “The Integration of National Minorities in the Samtskhe-Javakheti and Kvemo Kartli, provinces of Georgia. Five Years into the Presidency of Mikheil Saakashvili”, ECMI Working Paper # 44, September 2009
Ramilya Alieva, “Georgia: Sad Plight of Underage Brides”, Institute for War and Peace Reporting, juin 2005. http://iwpr.net/?p=crs&s=f&o=243918&apc_state=henicrs2005
Vestnik Kavkaza, 31 août 2009 http://www.vestikavkaza.ru/news/obshestvo/tradiz/7596.html?country=0&theme=
News Azerbaijan, 16 mars 2009, http://www.newsazerbaijan.ru/exclusive/20090316/42775804.html

Photo : Jeunes filles azéries rassemblées pour un anniversaire. © Union des femmes azéries de Géorgie.