Plus de quarante ONG créées par des femmes étaient enregistrées à la fin des années 1990. Rencontre avec des femmes de différentes régions d'Arménie, qui s’engagent au quotidien pour l’essor de leur pays et leur bien-être personnel.
Le poids écrasant des femmes dans le secteur associatif
« Parmi les personnes fréquentant notre club, toutes sont des femmes » déclare Nara[1], employée à l’American Corner de Gyumri[2], centre chargé de diffuser l’apprentissage de la langue anglaise en Arménie. Sortir le soir n’étant pas décent pour une jeune fille, les seuls lieux de sociabilité restent l’université, les associations et les clubs. « Je ne rate pas une seule rencontre du club car c’est une des rares occasions, en-dehors de l’université, de rencontrer de nouvelles personnes », témoigne une étudiante. Ce qui explique que les activités caritatives et associatives restent majoritairement le domaine des femmes. Nariné, la directrice de l’association Komitas Action Suisse Arménie (KASA), spécialisée dans les formations à destination des jeunes et des femmes, constate la même évidence : « Dans nos équipes à Erevan et à Gyumri, nous ne comptons que des femmes, excepté un homme ! Les femmes sont davantage présentes dans les associations car elles se sentent plus concernées par les thématiques du développement, que ce soit la formation, le tourisme, le développement agricole ou les droits civiques ; le salaire n’est pas leur principale motivation, contrairement aux hommes. Les femmes veulent également exercer un métier qui les intéresse, avec des responsabilités ».
Même si elles affichent de grandes compétences (51,6 % des étudiants en cycle supérieur sont des femmes), les femmes représentent 66 % des chômeurs enregistrés en Arménie. A poste équivalent, elles sont payées à hauteur de 75 % du salaire d’un homme et sont quasiment absentes des postes de décision. Les ONG, mettant davantage en pratique les concepts d’égalité entre les différents types de populations, s’avèrent l’une des rares sphères dans laquelle les femmes ont accès à des postes à responsabilité. Il est vrai, cependant, que peu de femmes occupent un emploi salarié dans le domaine non-gouvernemental, tandis que beaucoup y sont bénévoles, ce qui ne permet pas d’évaluer leur présence de façon précise.
L’emploi des femmes arméniennes se situe essentiellement dans l’agriculture (49,1 % des femmes contre 39,3 % des hommes), l’éducation (14,1 % des femmes contre 4,2 % des hommes) et la santé (6,6 % des femmes contre 2,5 % des hommes). Ces secteurs sont caractérisés par des salaires particulièrement faibles, ce qui explique la désertion des hommes au profit des femmes. Par ailleurs, la présence majoritaire de femmes dans l’agriculture est due à l’émigration massive des hommes à l’étranger (deux fois plus d’hommes que de femmes quittent l’Arménie pour des raisons économiques) et ne signifie pas, pour autant, que les femmes ont la jouissance des terres[3].
Le travail associatif, source d’épanouissement personnel
Quant aux capacités et à la motivation des femmes à trouver un emploi, la présidente suisse de l’association KASA tire les conclusions suivantes : « Les femmes arméniennes sont capables de beaucoup d’ingéniosité et de créativité. Elles sont l’avenir de l’Arménie. Ainsi, dans notre formation pour les chômeurs, il n’y a que des femmes inscrites ». Bien sûr, le nombre élevé de femmes au chômage explique leur participation massive à ce type de formations. Néanmoins, ce n’est pas la seule explication pour la présidente de l’association KASA : « Les hommes n’ont pas le sentiment qu’ils doivent mettre à jour leurs connaissances, c’est une question de fierté. Les femmes sont davantage prêtes à se remettre en cause ». Arminé, l’une des participantes de cette formation, a décidé de s’inscrire car, maintenant que les enfants sont grands, elle s’ennuie toute seule à la maison. « Je me sens comme prisonnière à la maison, j’ai besoin de sortir et de rencontrer d’autres personnes », confie-t-elle. Bien sûr, un revenu complémentaire ne serait pas du luxe, mais ce sont d’autres considérations qui ont décidé Arminé à s’inscrire : « Je suis bonne cuisinière et je pense proposer des cours de cuisine arménienne pour les touristes qui voyagent via l’association KASA ».
Grâce au soutien de l’association suisse, Arminé accueille déjà depuis quelques années des touristes en chambre d’hôte. Elle désire désormais apprendre le français pour pouvoir communiquer avec eux. Arminé est l’une des premières à Gyumri à avoir adhéré au projet de tourisme chez l’habitant soutenu par KASA. « Je pourrais sans doute trouver un travail à plein temps de femme de ménage ou de cuisinière, mais je veux exercer un travail qui me plaise ». Actuellement, son activité de chambre d’hôte ne fonctionne que l’été, mais Arminé espère qu’elle va se développer.
Parfois, ce sont les nécessités économiques qui conduisent les femmes à s’investir dans des activités de développement et, notamment, à créer leurs propres associations, mais leur engouement ne tarde pas à prendre le pas sur le reste. « Nous avons décidé de fonder notre propre association de tourisme rural en collaboration avec notre ville jumelle Romans-sur-Isère (Drôme, France), parce qu’à Vardenis il n’y a aucune industrie », témoigne Anouch, l’une des fondatrices de l’association Aregouni, du nom de la chaîne de montagne entourant la ville de Vardenis[4]. « Pour le moment nous accueillons trois à quatre groupes de touristes pendant l’été. C’est encore peu, mais cela me procure un plaisir immense de partager ma culture avec des étrangers ». Anouch a d’ailleurs le projet de vendre des confitures et autres produits faits maison, et a commencé la rédaction d’un livre de recettes arméniennes en français. « Bien sûr, ce sont des activités avant tout commerciales, mais je le fais surtout par plaisir, cela me donne un but dans la vie ».
L’indépendance financière et personnelle comme leitmotiv
Alors que l’âge moyen du mariage pour les femmes en Arménie tourne autour de 22–24 ans (données de 2007), il augmente sensiblement pour les femmes actives. « Je ne suis pas prête à me marier avec le premier venu. Je veux que mon mari soit ouvert d’esprit, qu’il soit mâture », déclare Siranouche, employée du Centre culturel français de Goris[5]. Les familles exercent une forte pression sur les jeunes femmes fraîchement diplômées afin qu’elles se marient au plus vite. « Le diplôme est perçu par beaucoup de familles et de jeunes femmes davantage comme un moyen de trouver un parti intéressant plutôt qu’un atout pour décrocher du travail », souligne une étudiante. A tel point que le diplôme est exhibé comme un trophée lorsque la fiancée présente sa dot à la belle-famille. Mais pour les femmes célibataires ayant un emploi, la situation est différente. « A la maison, je suis considérée comme une vraie adulte parce que je ramène un salaire. Mes choix sont davantage respectés », affirme une employée de l’OSCE[6] à Erevan. Et de renchérir : « J’ai beaucoup lutté pour faire accepter à mes proches mon désir de louer un appartement seule, car en Arménie cela est considéré comme une honte pour une fille célibataire. Si je n’avais pas eu mon indépendance financière, cela aurait été impossible ».
Autre différence majeure, alors que les femmes actives prennent le temps de choisir leur conjoint, les jeunes femmes sans emploi se marient souvent avec le premier homme qui les demande en mariage. « Une femme célibataire et sans emploi se retrouve tout en bas de la hiérarchie familiale et est souvent considérée comme une mineure. Pour les jeunes filles, se marier c’est acquérir un certain statut. Les femmes célibataires mais occupant un emploi sont moins promptes à se marier car le salaire qu’elles ramènent leur donne une légitimité aux yeux de la famille », constate une employée de KASA. Une jeune femme fraîchement diplômée de l’université nous affirme qu’elle est trop jeune pour se marier et cherche n’importe quel travail afin d’y échapper. Bien qu’elle soit diplômée en langue, elle travaille depuis quelques semaines dans un café Internet. « Ce n’est pas le travail de mes rêves mais avec l’argent gagné, je pourrai partir en Europe faire un stage ou du volontariat. Et puis, maintenant que j’aide mes parents financièrement, ils ne me pressent plus de me marier comme auparavant ».
Une employée de KASA rendant visite aux familles parrainées par l'association. Ces familles reçoivent une bourse sur critères sociaux afin de surmonter les difficultés de la vie quotidienne. L'employée de KASA leur rend visite une fois par mois pour faire le point. Photographie : © Angeline Deflandre
L’influence du modèle étranger
La création d’associations en Arménie étant souvent l’œuvre d’organisations internationales ou de membres de la diaspora[7], les Arméniennes sont amenées à côtoyer d’autres mentalités et mœurs. « Je me souviens qu’une fois, une jeune fille arménienne s’est extasiée devant un étranger parce qu’après avoir fini de manger, il avait déposé son assiette dans l’évier ! Un homme arménien aurait tout simplement quitté la table », raconte une expatriée. De fait, de nombreuses jeunes femmes fréquentant les associations et autres organisations caritatives se marient par la suite avec des étrangers. « C’est un peu comme si, à force de fréquenter des étrangers, les Arméniennes ne peuvent plus correspondre au modèle traditionnel arménien et aspirent à autre chose », affirme une employée suisse à l’attention de ses collègues. « Et comme les hommes arméniens évoluent beaucoup moins vite que les femmes, il y a un décalage ». Une de ses collègues arméniennes, aujourd’hui mariée à un Français, raconte qu’elle ne supportait plus la jalousie et la suspicion de son petit-ami arménien : « Les hommes ont du mal à comprendre que nous ayons goûté à l’indépendance au sein de notre travail et que, nécessairement, cela influence notre comportement dans notre vie sociale et familiale. Nous voulons plus de liberté ».
L’émergence de nouveaux modèles n’est pas toujours vécue aussi sereinement chez celles qui sont avides de changements. La présidente de l’association KASA se souvient : « J’avoue avoir été bouleversée lorsqu’une de mes employées a éclaté en sanglots, parce qu’elle pensait qu’elle avait gâché sa vie en ne faisant qu’être épouse et mère ». Par ailleurs, le mariage avec des étrangers est souvent suivi d’un départ vers le pays de l’époux, ce qui crée un véritable déchirement. « Je n’ai jamais voulu quitter mon pays et ma famille. Cela a été un crève-cœur de suivre mon mari en France », confie une jeune femme, « mais je savais que je ne pourrais jamais retrouver ce genre de relation homme-femme en Arménie ».
La difficile pérennité des activités soutenues par les femmes
La présence majoritaire des femmes au sein des activités associatives n’est pas sans poser quelques problèmes, puisque traditionnellement, suite à un mariage ou à une maternité, la femme est tenue de rester à la maison. « La pérennité de nos activités associatives en Arménie est difficile à assurer car elle repose presque uniquement sur les femmes. Or, lorsque ces jeunes femmes se marient, la plupart restent à la maison sur demande expresse du mari et de la belle-famille », remarque une ancienne employée de la mairie de Romans, en France, chargée de la coopération décentralisée avec la ville de Vardenis. Cela reste surtout vrai dans les régions, même si la présidente de l’association KASA, à Erevan, admet que, dans son centre de formation, aucune directrice n’est restée en place plus de deux ans. « C’est compliqué de devoir chaque année intégrer de nouveaux employés ou affecter les anciens à de nouveaux postes. Nous perdons beaucoup de temps à réorganiser l’équipe », indique-t-elle. « Mais par ailleurs, les femmes sont plus fidèles et reconnaissantes, et c’est une des raisons pour lesquelles, après leur maternité, elles reviennent travailler chez nous. Parce qu’elles apprécient les valeurs de notre association et l’ambiance de travail, elles continuent de faire partie de l’équipe, même si les salaires restent modestes. Nous les payons en moyenne 70 000 drams par mois, soit 140 euros, ce qui équivaut à un salaire moyen en Arménie »[8].
Par ailleurs, beaucoup de femmes ayant pris goût à leur travail sont dans l’incapacité de retourner définitivement à la maison. « La naissance de mon enfant est un de mes meilleurs souvenirs mais, après ma maternité, j’avais le besoin de retourner au travail, de revoir mes collègues et de me sentir utile en-dehors de la sphère familiale », révèle l’une des employées de KASA. Cependant, sans la compréhension et le soutien de son mari, cela n’aurait pas été possible. Interrogée sur cette instabilité des femmes au travail, elle nous livre sa pensée: « Beaucoup de femmes actives doivent encore s’occuper des enfants et des tâches ménagères une fois rentrées à la maison. Même si la belle-mère ou d’autres femmes de la famille peuvent s’en charger, elles ne le feront pas nécessairement car on considère que c’est le rôle de l’épouse. Malheureusement, il y a encore beaucoup de pression sur les femmes ». Le chômage pour raison familiale concerne 82,6% des femmes sans emploi, contre seulement 17,4 % des hommes[9].
[1] Tous les prénoms ont été modifiés.
[2] Gyumri est la deuxième ville du pays par sa population (146 969 habitants), ainsi que la capitale de la région de Shirak, située au nord-ouest du pays, à la frontière avec la Géorgie et la Turquie. Autrefois florissante, la ville a périclité suite au tremblement de terre de 1988 qui a détruit 60 % des infrastructures.
[3] Source : Service statistique national de la République d’Arménie, 2009.
[4] Vardenis est une petite ville de 12 679 habitants située au sud du lac Sevan. Ses seules ressources sont la mine d’or, fermée à la chute de l’URSS, et l’agriculture.
[5] Goris est la capitale de la région de Syunik, au sud de l’Arménie. Etablie sur la route menant au Karabagh, Goris est également le point de départ pour des excursions touristiques dans la région.
[6] Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe.
[7] Au cours des 16 dernières années, 2 milliards de dollars ont été mis à disposition par les seuls Etats-Unis. 85 % de cette somme a été consacrée à l’aide humanitaire.
[8] En région, le salaire moyen mensuel est d’environ 80.000 drams (150 euros), alors que dans la capitale il s’élève à 110 000 drams (210 euros).
[9] Source : Service statistique national de la République d’Arménie, 2009
* Marie PASCAL est chargée de coopération décentralisée pour la commune des Houches (Haute-Savoie) à Sotchi, Fédération de Russie.
Photos : Angéline Deflandre (www.angelinedeflandre.com)
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