Une vie juive est-elle aujourd’hui possible dans cette partie de l’Allemagne après le nazisme et 40 ans de régime communiste ? La vie juive s’y articule en effet autour de l’existence de communautés dont l’activité est essentiellement religieuse, regroupant quelques « vieux Juifs allemands » et une très forte proportion de Russes immigrés depuis la chute du Mur de Berlin en 1989, qui représentent environ 90 % des membres. Mais, au sein des différentes communautés les pratiques religieuses recouvrent des réalités sociales diverses.
Les 60 ans de régime communiste staliniste ont privé les Juifs russes de toute connaissance en matière de judaïsme et de judéité ; de Juifs, ils ne leur reste que cette nationalité ethnique inscrite comme telle que leur passeport, et qui a permis leur émigration à partir de 1989. Les Juifs russes sont donc en réapprentissage de leur propre identité, que ce soit sur le plan religieux, culturel ou autre. Cependant, ils ne constituent pas un groupe homogène. Deux groupes bien distincts scindent les communautés : les jeunes, orientés vers une orthodoxie juive, et les adultes qui pratiquent un judaïsme à tendance libérale.
Activités religieuses et priorités juives : des orientations opposées ?
Tandis que les adultes se rendent à la synagogue irrégulièrement, les jeunes (âgés de 12 à 25 ans environ) sont organisés rigoureusement. A Leipzig, ils se réunissent pour chaque début de shabbat, c’est-à-dire la première prière du vendredi soir, dans un espace spécifique, séparé des adultes. A Berlin, la même célébration entre jeunes existe, une fois par mois. Les jeunes se sont constitués en groupes autonomes, dans des locaux réservés. Là, ils prient ensemble, séparés par un mur fictif. Ensuite, ils passent à table. Les plus âgés récitent la prière du kiddush, rompent le pain et le salent. Le repas est ponctué d’histoires et de récits bibliques, de questionnements et réflexions des plus âgés vers les plus jeunes, dans une logique d’apprentissage. Le repas se termine avec des chants religieux.
La pratique religieuse des adultes est beaucoup moins rituelle. Ils ne vont prier à la synagogue que lorsqu’un office est organisé. Les autres shabbat, rien n’est fait. La prière occasionnelle est récitée par le rabbin, et il doit expliquer la plupart des actes religieux rituels. Marque évidente du décalage des nouveaux migrants : la prière est faite en allemand, et un traducteur répète tout en russe, afin que chacun puisse comprendre.
En ce qui concerne les autres domaines de la vie juive, le schéma se reproduit. La cuisine casher constitue un excellent exemple de ce développement à deux vitesses. Les adultes expliquent qu’il n’est pas possible de manger casher en ex-RDA. Pour eux, il ne s’agit pas d’un choix personnel mais d’un contexte social. Les jeunes pourtant, mangent casher. Ils disposent d’un livre référençant les divers aliments dits casher et donc mangeables ou pas disponibles dans les commerces allemands. Ils l’ont demandé au Conseil central des Juifs en Allemagne, et ont été guidés par un rabbin orthodoxe.
Enfin, on pourrait évoquer l’apprentissage général de connaissances juives, telles que l’histoire, la littérature, etc. Les adultes suivent occasionnellement des cours donnés par le rabbin. Il s’agit de cours d’histoire, expliquant l’origine des fêtes juives et les pratiques traditionnelles qui en découlent. Les jeunes, quant à eux, suivent chaque semaine des cours d’hébreu au centre communautaire et une heure de séance ludique sur l’histoire juive, retransmise par des élèves de la yeshivah(1) de Berlin.
Les jeunes, moteurs de la reviviscence d’une vie juive
Le judaïsme qui se développe dans cette partie de l’Allemagne est à deux vitesses. Les jeunes sont très réguliers dans leur pratique et tendent vers l’orthodoxie, c’est-à-dire une pratique du judaïsme dans un respect rigoureux des textes. Les adultes ont un lien au religieux plus évasif et une pratique dite libérale, c’est-à-dire un judaïsme qui se veut plus adapté aux exigences du temps présent et donc plus souple dans sa ritualité. Pourtant, tous sont issus de l’ex-Union soviétique. Tous ont vécu un régime anti-particulariste oppresseur et ont été quasiment interdit de toute pratique juive pendant plus de 60 ans. Tous représentent une première génération de migrants. Comment expliquer alors cette divergence profonde entre jeunes et adultes ?
Sur le plan générationnel, leur distance à l’événement est différente. Les adultes ont eu des parents juifs, qui ont pu accéder dans les premiers temps du régime à des pratiques et une culture juive, aussi ténue soient-elles. Sur ce plan, ils constituent une seconde génération, celle qui tend généralement à l’assimilation. Les jeunes sont une troisième génération, celle qui retourne théoriquement sur les pratiques religieuses de ces ancêtres. Il y a donc deux niveaux complémentaires d’analyse. Tous font un retour à la religion, de par leur émigration en ex-RDA. Mais pour les adultes, ce retour se traduit par une pratique libérale, premier contact avec le facteur religieux. Pour les jeunes, il prend la forme de l’orthodoxie car il se double d’un second retour par rapport au facteur générationnel premier.
Quel avenir pour une vie juive en ex-Allemagne de l’Est ?
La situation est complexe. Les jeunes représentent la force vive de la vie juive aujourd’hui. Ils sont en quelque sorte un moteur pour les communautés. Cependant, beaucoup d’entre eux choisissent un nouveau départ, vers Israël ou les Etats-Unis. Les communautés vieillissantes de 1989 ont donc accueilli une vague migrante importante de Juifs russes, qui représente plus de 90 % de leur population. Mais les jeunes repartent vers un ailleurs plus prometteur. Pour l’instant, les communautés continuent à accueillir des immigrants, à hauteur moyenne de 7 000 à 8000 Juifs par an. Cela compense la force émigratrice, ou réémigratrice, difficilement estimable à ce jour. Alors que se passera-t-il une fois ce flux tari ?
(1) yeshivah est une école talmudique.
* Karine MICHEL est doctorante en anthropologie, IDEMEC – IECJ, Aix-en-Provenc