«Le respect dû aux aînés est toujours obligatoire en Asie centrale»

En Asie centrale, les adolescents qui ont vu l’instauration de l’indépendance de leur pays sont adultes à présent. Le contexte socio-économique dans lequel ils vivent est globalement moins bon que celui de leurs parents. Dans ces nouvelles sociétés, quelles sont les attitudes des jeunes générations, et quel rôle a joué la religion au cours de ces quinze années dans la reconstruction des identités de ces différentes républiques d’Asie centrale ? Entretien avec Catherine Poujol , professeur d’histoire et de civilisation à l’INALCO.


Regard sur l’Est : Aujourd’hui, en Asie centrale, les jeunes générations semblent pessimistes quant aux rôles qu’elles peuvent jouer dans leur pays. Comment cela se traduit-il ?

C’est effectivement le cas en Ouzbékistan et au Kirghizstan, où il règne plutôt une stratégie de survie, sauf pour les jeunes en contact avec l’étranger. Au Tadjikistan, après la guerre civile, les jeunes sont plutôt actifs et ont envie de vivre. Les Turkmènes plutôt silencieux, essaient de sortir de leur pays pour faire des études. Les filles essaient d’échapper à leur destin par le biais du mariage avec un étranger. C’est moins vrai au Kazakhstan où la situation économique est meilleure.

Ce qui bride essentiellement la jeunesse, qui constitue une partie importante de la population de ces républiques, est l’impossibilité de donner libre cours à ses initiatives. Il y a néanmoins un domaine dans lequel la jeune génération trouve une réponse à l’enclavement culturel et économique, c’est celui d’Internet. Tout ne monde n’y a pas accès. Mais elle s’est très facilement appropriée cet outil moderne. L’aspect optimiste de ces sociétés réside dans les ressources humaines qui sont constitués de jeunes, très capables de s’adapter rapidement à la modernité.

Les nouvelles organisations de la jeunesse, comme Kamolot en Ouzbékistan, qui remplacent les anciennes structures d’intégration sociale, seraient un échec relatif. Est-ce exact ?

Les nouvelles organisations n’ont pas l’efficacité qu’avaient leurs équivalents soviétiques. Elles ne remportent pas un grand succès en terme d’adhésions et jouent un rôle marginal. Depuis 2003, des organisations de jeunes sont créées sur le modèle de celles qui existent en Géorgie, c’est-à-dire des ONG internationales qui « préparent » des révolutions de couleur. On est loin des Komsomol. Il ne s’agit pas d’organisations de masse.

Quelle importance revêt aujourd’hui la tradition pour les jeunes en Asie centrale ?

Aujourd’hui encore, le respect dû aux aînés est obligatoire dans les républiques d’Asie centrale. Cet aspect des relations sociales n’a pas changé, depuis l’accession aux indépendances. Les jeunes aussi, entre eux, déterminent leur mode de relation en fonction de l’âge. Et la première question qu’ils se posent, en se rencontrant, est la date de naissance de chacun, de façon à savoir qui est l’aîné et donc la manière dont on va s’adresser à l’autre, si on va le vouvoyer ou pas.

Quant aux rapports avec les parents, les traditions sont plus ancrées au Tadjikistan, en Ouzbékistan et d’une certaine façon au Turkménistan. En Ouzbékistan, la crise de l’adolescence n’existe pas. Un historien m’a raconté comment un jour, son fils a voulu contrer sa décision : « Je l’ai regardé d’un œil très noir, il a baissé les yeux et la crise était finie ». A l’inverse, au Kazakhstan, où le mode de vie est plus russifié, les enfants sont plus gâtés et deviennent très exigeants…

Quel rapport entretiennent les jeunes avec l’Islam ?

Au lendemain des indépendances en Asie centrale, des prédicateurs étrangers sont arrivés et ont profité d’une certaine libéralisation religieuse pour dire aux jeunes que leurs parents n’étaient pas de bons Musulmans. Ces jeunes gens ont constaté qu’effectivement, en mangeant du porc dans les cantines et buvant de la vodka à chaque occasion, ils étaient passablement éloignés des pratiques islamiques. Quelques milliers de jeunes tout au plus ont alors répondu à deux types de propositions. L’une officielle, légale, consistait à faire des études religieuses en Turquie par exemple. Ils sont ainsi des milliers à être partis, mais sont pour la plupart rentrés, ne se sentant pas à l’aise dans ce pays.

L’autre proposition, clandestine, consistait à se rendre, sous «bonne escorte », vers des camps, des madrasas fondamentalistes en Afghanistan ou au Pakistan, afin d’y subir un « ré-apprentissage » de la religion de leurs parents. Ces départs ont représenté pour les jeunes de véritables ruptures sociales par rapport à leur famille. Ils sont devenus des militants armés et intégrés dans les milices de partis islamistes interdits. Ainsi, pour la première fois, dans l’histoire des sociétés d’Asie centrale, des jeunes n’ont plus fait confiance à leurs parents et ont été capables de leur désobéir. Cela était impossible à l’époque soviétique, dans des sociétés très conservatrices, y compris en ce qui concerne la question du mariage. Il s’agit là d’un vrai changement.

La crainte concernant l’impact de l’Islam radical chez les jeunes est-elle justifiée ou ne s’agit-il que d’un chiffon agité pour détourner l’attention des populations et de « l’opinion internationale » des vraies questions ?

Jusqu’aux événements d’Andijan du mois de mai dernier, le président ouzbèk Islam Karimov savait alerter l’opinion sur les dangers du terrorisme international pour son pays. Mais après les révolutions de couleur, son discours ne fonctionne plus, sauf auprès de la Russie et de la Chine. En majorité sunnites de rite hanéfite, les populations d’Asie centrale sont plutôt conservatrices, pacifiques et modérées. Dans ces sociétés autoritaires qui fonctionnent avec le consensus absolu, un seul homme peut les mettre en danger, à l’instar de Sakharov en URSS. Ces sociétés sont fragiles en fait. Mais la menace de groupes clandestins radicaux en Ouzbékistan est très faible.
Auteur de Ouzbékistan, la croisée des chemins, Ed. Belin, 2005, 190 p.

Par Hélène ROUSSELOT

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