Saint-Pétersbourg : une nouvelle capitale pour le pouvoir judiciaire russe

Le 2 février 2006, l’Assemblée législative de la capitale du Nord a présenté à la Douma d’Etat le projet de loi concernant le transfert de la Cour constitutionnelle, qui devrait quitter Moscou pour prendre ses quartiers à Saint-Pétersbourg. Pour le moment, personne n’a chiffré précisément le coût pour l’Etat de cet « accroissement du statut politique » de la seconde ville de Russie.


Saint Pétersbourg Palais d'hiverLes choses sont allées très vite et elles ont rencontré peu d’obstacles pour persuader Moscou de laisser la Cour constitutionnelle «revenir» à Saint-Pétersbourg. Elle y fut en effet logée durant la période pétersbourgeoise de l’histoire russe, deux siècles au cours desquels Piter fut la capitale de Russie (1712-1918). Pour expliquer leur célérité, il faut considérer que les Pétersbourgeois ont eu «chaud» en décembre, lorsqu’ils ont entendu les autorités fédérales se prononcer sur le déménagement des Archives et l’avenir promis aux bâtiments vidés. A moins qu’ils n’aient su habilement se saisir d’une occasion en or !

Le patriotisme pétersbourgeois ne se dément pas

En effet, en 2005, le gouvernement russe a fait construire à Pétersbourg de nouveaux bâtiments pour loger les Archives, installées depuis des lustres dans les immenses mais bien vétustes salles du Sénat et du Synode, sises 1-3 place des Décembristes, face au célèbre Cavalier de bronze et derrière la Cathédrale Saint-Isaac. Lors des cérémonies présidant au déménagement des Archives, le représentant du Président russe a eu une petite phrase qui a fait l’effet d’une bombe à Saint-Pétersbourg : les autorités fédérales n’ont pas les moyens de restaurer les 30.000 m_ de bâtiments du Sénat et du Synode et le mieux serait sans doute d’envisager la reprise de cet ensemble par un investisseur privé.

Réflexion qui a provoqué chez les députés de l’Assemblée législative de la ville un haut le cœur aussi prompt qu’unanime, partagé par les autorités et la population locales. La gouverneur de Saint-Pétersbourg, Valentina Matvienko, a aussitôt déclaré que la simple évocation d’une option commerciale devrait être interdite («Le sujet est clos. En avant !»). Le 19 janvier, lors de l’émission télévisée mensuelle à laquelle elle participe sur la chaîne 5e Kanal («Dialogue avec la ville»), elle réitérait son refus de principe et annonçait qu’elle en avait fait part au Président russe, Vladimir Poutine, «qui le partage» (les Russes savent qu’il n’est, à l’heure actuelle en Russie, meilleure garantie de succès).

Pourquoi un tel émoi autour de ces bâtiments ? Situés en plein centre et dans l’un des quartiers les plus chics de la ville, ils sont dus à l’architecte russo-italien Carlo Rossi, qui les a édifiés entre 1829 et 1836. Les professionnels locaux de l’immobilier estiment que leur prix sur le marché aujourd’hui serait de 2.000 dollars le m_. Somme non minorée par la difficulté qu’il y a à réaliser les moindres travaux dans de tels bâtiments, qui relèvent du patrimoine architectural de la ville : le changement de la plus petite poignée de porte (les responsables d’hôtels comme Astoria ou Angleterre en savent quelque chose) réclame l’assentiment d’une armada de fonctionnaires. Dans les jours qui ont suivi, V. Matvienko a envoyé une adresse au président du Conseil de la Fédération, le Pétersbourgeois Sergueï Mironov, et au président de la Douma, Boris Gryzlov : «Ces bâtiments ont toujours été au service de l’Etat. Nous demandons à ce que leur utilisation à des fins commerciales soit interdite.» S. Mironov a marqué son assentiment.

Une occasion inespérée ?

En moins d’une semaine, la gouverneur, aidée du président de l’Assemblée législative, Vadim Tioulpanov, a mis au point un projet, présenté à la Douma et au Conseil de la Fédération le 21 décembre, après vote unanime de l’Assemblée pétersbourgeoise : toutes les fractions de la Douma se sont prononcées en faveur du projet. Puis, le 2 février, le projet a été officiellement adopté à l’unanimité par la Douma. En quoi consiste-t-il ? Ni plus ni moins, donc, qu’en un transfert de la Cour constitutionnelle, déménagement présenté par V. Matvienko comme un retour et non un départ : «Le retour de la Cour constitutionnelle dans son ancien bâtiment historique, c’est le retour à la justice historique !», a-t-elle déclaré.

Le projet a été d’autant plus facile à faire accepter par la Douma qu’il ne s’agit en fait que de changer quelques mots de la loi sur la Cour constitutionnelle : remplacer «Moscou, capitale de la Fédération de Russie» par «Saint-Pétersbourg» dans l’article 115. Il a été décidé de ne pas modifier, dans le même article, la mention autorisant les réunions de la Cour à se tenir dans un lieu autre que celui de son implantation, « quand la Cour le juge indispensable». Privilège dont elle n’a jamais usé à ce jour. Rien n’empêchera donc désormais certaines réunions de se tenir ailleurs que place des Décembristes.

Des députés de l’Assemblée pétersbourgeoise ont proposé de transférer également la Cour suprême et la Cour suprême d’arbitrage mais la question a été reportée à une date ultérieure. Concrètement, il s’agit déjà de faire venir une institution essentielle et les 300 personnes qui travaillent pour elle.

Ce coup de force a de quoi réjouir les Pétersbourgeois : d’abord, parce qu’il engage l’Etat fédéral à financer les travaux de rénovation des bâtiments. Ensuite parce que, comme semblent le penser nombre d’entre eux, cette décision peut être perçue comme un renforcement du rôle de la capitale du Nord, non seulement comme centre culturel et scientifique du pays, mais aussi comme centre de la vie politique russe.

L’éternel nerf de la guerre

Il est d’autant plus étonnant que la Douma ait adopté si facilement ce projet de loi, que celui-ci se révèle particulièrement imprécis quant aux engagements financiers afférents. Les seules préventions émises de part et d’autres concernent d’ailleurs le coût de l’opération. C’est le budget de l’Etat qui prendra en charge la totalité des dépenses, qui doivent couvrir le transfert proprement dit et les travaux de restauration. Or rien n’est indiqué, dans le projet, sur ces derniers.

Le Parlement local a seulement présenté la note des dépenses liées au transfert physique de la Cour : 3 millions de roubles pour le déménagement des 30 juges et autres fonctionnaires, 179 millions en vue de les loger, 3 millions pour le transfert des archives et autres documents, 6 millions pour les communications et 30 millions pour les achats de mobilier… soit un total de 221 millions de roubles.

Le pouvoir fédéral, pas plus que les autorités locales, ne semble s’être préoccupé du montant des travaux. A la Douma, on ne manque par de noter que, puisque V. Poutine est favorable au projet, le gouvernement s’engagera quels que soient les frais. «Pour Pétersbourg, rien n’est trop beau !», entendrait-on grincer dans les couloirs de la Douma. Officieusement, le coût total du transfert est évalué à 2 milliards de roubles, les plus aigris fulminant que, si l’on ne dépasse par les trois milliards, on sera déjà bien heureux…

Il semble que l’administration présidentielle ne veuille pas faire traîner les choses et aimerait que la loi soit adoptée d’ici la fin de février 2006.

La vieille antienne au goût du jour

Avec ce projet, voilà que Pétersbourg, par la voix de sa gouverneur, se remet à entonner son refrain préféré : le transfert de la Cour constitutionnelle, dit V. Matvienko, est le moyen de restaurer «le statut fédéral de notre ville, en tant que seconde ville du pays.» Depuis son élection, la gouverneur se prononce résolument et régulièrement pour un transfert de certaines institutions fédérales vers sa ville, estimant que c’est autant pour le bien de Pétersbourg que pour celui des dites institutions, qui y gagneraient en indépendance : physiquement éloignées de Moscou, de ses groupes de lobby et de leurs pressions, elles pourraient agir avec plus de recul et d’autonomie. Et de rappeler, en outre, que Saint-Pétersbourg est réputée pour la faculté de droit de son Université, omettant sans doute par tact de noter que l’un des plus célèbres professeurs de droit de la ville ne fut autre que l’un de ses prédécesseurs, Anatoli Sobtchak, premier maire démocratiquement élu de la seconde ville de Russie.

L’accord de la Douma ne redonne-t-il pas sens à l’expression «capitale du Nord», puisque l’institution clé du pouvoir judiciaire va s’y installer ? Quitte à faire renaître une fois de plus en Russie le débat sur le rôle capitulaire, la place de Saint-Pétersbourg dans le pays et le bien fondé d’un partage des rôles. L’idée a été exprimée à maintes reprises déjà de cette Russie nouvelle, née sur les décombres de l’Empire soviétique et qui a hérité pour capitale de l’incarnation du système précédent, avec son trait spécifique : Moscou rime plus que jamais aujourd’hui avec hyper-centralisation. La Moscou d’aujourd’hui est une super-mégapole, centre politique du pays mais surtout centre et vitrine économique, image d’un pays qui a de plus en plus de mal à se reconnaître en elle. La vie moscovite, depuis quinze ans, rapidement, inexorablement, se détache du quotidien du pays. A tel point que la ville apparaît comme un monde en soi ; cet univers attire et repousse à la fois, mais il s’avère indéniablement porteur de tendances déstabilisantes pour la cohérence du territoire russe.

D’où l’acuité de ce séculaire débat sur le rôle de la capitale. Aujourd’hui, la question ne serait plus de savoir qui est capitale, mais comment répartir les fonctions capitulaires, dans une idée de partage des tâches à fin d’équilibre national. Le transfert de la Cour constitutionnelle peut alors être pris comme un premier pas, si l’on se tient à cette logique : le but n’est pas d’affaiblir Moscou, mais de renforcer la province, dans l’intérêt du pays tout entier. Dès lors, naissent au moins deux questions : Saint-Pétersbourg serait-elle, enfin, en phase de trouver sa place en Russie ?Mais aussi : d’autres villes russes, après elle, sont-elle en mesure, demain, de prendre d’autres fonctions dans cette optique d’équilibrage.

Par Céline BAYOU

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