Au Kirghizstan, la question de la légalisation de la polygamie avait déjà été débattue au Parlement en 1993, mais la proposition de loi avait été finalement repoussée de peu de voix. La directrice du Centre de recherches sur les questions de genres de l’Université de Och, Kanychaï Nourdinova, ne serait pas étonnée de voir prochainement les députés remettre cette question à l’ordre du jour. Au printemps dernier, Jamal Frontbek, la responsable de l’organisation kirghize de femmes musulmanes, Moutakallim, annonçait son intention d’en réclamer la légalisation.
Les circonstances de cette résurgence varient dans le temps et selon les républiques d’Asie centrale, mais quelques unes sont récurrentes, comme les conflits armés. C’est ainsi que les mariages multiples ont connu un essor au Kirghizstan après la Seconde Guerre mondiale et, plus récemment, au Tadjikistan, après la dernière guerre civile qui a causé, entre 1992 et 1996, la disparition d’environ 150 000 personnes, dont une majorité d’hommes jeunes. Ce déséquilibre démographique explique que, dans un pays où la tradition de la polygamie est ancienne, les veuves devenues chargées de famille aient recours à la possibilité d’«épouser» un homme déjà marié pour conserver un statut social et un niveau de vie acceptable.
Les autres explications de ce nouvel essor sont à la fois d’ordre socio-économique et culturel. Le taux de chômage élevé en Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizstan et sa conséquence -l’émigration des hommes, partis dans les pays voisins et en Russie pour travailler et qui, parfois, y fondent une famille- sont autant d’encouragements pour une jeune femme à accepter une place de deuxième, voire de troisième épouse. En effet, les femmes divorcées qui ont été mariées très jeunes par leurs parents n’ont pas toujours les compétences professionnelles leur permettant un accès au marché du travail. De plus, le statut de la femme divorcée est socialement dévalorisant. Seules avec enfant, elles subissent un rejet social certain. Les autres raisons avancées sont la protection des jeunes femmes contre la prostitution et la lutte contre la propagation des infections sexuellement transmissibles.
Au Kirghizstan, la situation paraît extrêmement paradoxale et complexe puisque, d’une part, « l’image actuelle de la femme [y est] fondamentalement différente de celle de la femme ouzbèke ou tadjike, perçue tant par les Kirghiz que les Ouzbeks ou les Tadjiks comme une femme soumise », que le mariage y est de plus en plus tardif et que, d’autre part, « la polygamie refait son apparition dans les régions méridionales où elle servirait de prétexte aux hommes pour augmenter les sources de revenus de leur foyer »[1].
Le tabou de la sexualité
L’idée de la nécessité d’un héritier mâle est encore très présente en milieu rural. Un niveau de vie et d’éducation médiocres, dans une société patriarcale aux pratiques religieuses bien conservées, sont autant de circonstances propices au maintien, voire à la résurgence de la polygamie. Un article récemment paru dans la revue en ligne Oazis[2] rapporte l’ignorance de la population d’un village de la région d’Och en matière de sexualité. Les questions de planification des naissances et de reproduction humaine sont considérées comme inconvenantes si elles sont évoquées publiquement, en particulier dans les villages où le manque d’information serait cause de nombreux problèmes de santé chez les femmes : « C’est dans le village de Iangi-Makhallia que la situation est la plus accablante. Les adultes et les plus jeunes n’ont absolument aucune connaissance relative à la contraception ; la plupart des habitants ne savent rien sur les questions de santé et de planification des naissances ».
Un soutien juridique inexistant
Selon le Coran, un homme peut avoir jusqu’à quatre épouses, pourvu qu’il soit en mesure de leur assurer subsistance. Mais la multiplicité d’unions simultanées est interdite par le Code pénal de tous les pays d’Asie centrale, à l’exception du Turkménistan. Néanmoins, seul le mari court le risque d’être poursuivi par la justice, à condition que l’une de ses femmes porte plainte par écrit. Nombreuses sont celles qui y répugnent, car cette démarche implique bien souvent pour elles une perte de ressources. Pourtant, les secondes épouses rencontrent des difficultés qui relèvent, entre autres, du domaine juridique. Ainsi, la déclaration de la naissance d’un enfant issu d’un tel «mariage», pose la question du nom à lui transmettre. Ces femmes n’ont ni droit de succession, ni droit de propriété. Dans les faits, peu d’hommes font l’objet de plaintes et donc de condamnation. Un cas peut, cependant, être rapporté : il s’agit de celui du vice-Président du parti d’opposition tadjik, Le Parti de la Renaissance Islamique, qui a vu, en janvier 2004, sa peine pour des crimes perpétrés au cours de la guerre civile rallongée de trois ans en raison de sa polygamie.
Témoins de la vie au quotidien de ces secondes épouses, des femmes d’âge plus mûr désapprouvent la polygamie. Cette réprobation s’exprime au sein d’ONG comme le Centre de ressources des femmes de Tachkent[3], fondé par des femmes ouzbékistanaises, voici déjà dix ans, afin d’informer chaque femme sur ses droits. La Ligue des Femmes-juristes du Tadjikistan, créée en 1999 sous l’égide de l’OSCE avec pour mission la défense des droits de la Femme, effectue également un travail auprès des maris et des secondes épouses, en tentant d’améliorer les conditions de vie de ces dernières. Grâce à cette médiation, certaines ont obtenu de leur mari un logement.
Par Hélène ROUSSELOT
Vignette : photo tirée du site www.osh.gov.kg
[1] David Gaüzère, La femme kirghize du milieu du XIXe siècle à nos jours, Paris, CEMOTI , n°34, 2002, pp. 261-293
[2] S. Gafarova, « Genofond na iskhode », Oazis, n°21, janvier 2006. www.ca-oasis.info
[3] www.woman.uz