Les Saxons de Transylvanie : migrations et positions sociales

Nombreux sont ceux qui, parmi les citoyens roumains, n’ont pas attendu l’entrée de leur pays dans l’Union européenne pour prendre les chemins de l’Europe. Une des migrations transeuropéennes les plus précoces est celle des Saxons de Transylvanie à destination de l’Allemagne. Aujourd’hui, ils circulent entre les deux pays et renégocient leur place dans la société de départ.


Saxons de TransylvanieLa migration saxonne a commencé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la République fédérale allemande (R.F.A.) a attribué un droit à l’immigration aux membres des minorités allemandes de l’Union soviétique et des États communistes d’Europe. Les Aussiedler, ces migrants de l’Est d’origine supposée allemande, ont été quarante ans durant au cœur des relations entretenues par la R.F.A. à ces États. L’Allemagne souhaitaient en effet leur offrir un espace d’accueil pour contrer les discriminations que les Aussiedler pouvaient avoir à subir du fait de leur «germanité». 4 480 000 Aussiedler ont donc migré entre 1950 et 2005[1] ; l’effondrement des régimes communistes a provoqué un accroissement sans précédent du flux[2]. En parallèle, les débats politiques sur l’immigration se sont intensifiés en Allemagne et, en 1993, le gouvernement a durci les conditions pour l’obtention du statut de Aussiedler. Les migrants provenant de Roumanie ne remplissent plus, dans leur majorité, les conditions exigées pour pouvoir obtenir l’accueil de l’Allemagne. L’immigration sous statut de Aussiedler touche à sa fin.

Les ressortissants roumains représentent le troisième groupe d’arrivants (près de 10% des entrées), après les Allemands de l’ex-URSS et de Pologne. Ils proviennent de plusieurs groupes régionalisés, et regroupés sous le terme générique d’«Allemands de Roumanie» forgé par les gouvernants roumains de l’entre-deux guerres. Parmi eux, les Saxons de Transylvanie (Siebenbürger Sachsen). Ils sont implantés dans une région caractérisée par la présence forte et ancienne de populations minoritaires (des Magyars, des Tsiganes, des Juifs notamment). Ils ont pu maintenir leurs spécificités culturelles grâce à la politique des gouvernements roumains qui, tout au long du XXe siècle, ont autorisé des institutions communautaires et l’emploi de la langue allemande et des dialectes germaniques.

L’heure de la circulation

A l’heure actuelle, les Saxons de Transylvanie se distinguent par des pratiques migratoires originales. Elles résultent de l’ouverture des frontières de la Roumanie au début des années 1990. Elles s’appuient sur l’installation, en Allemagne, de près de 250 000 d’entre eux depuis la fin de la guerre. Elles profitent, enfin, de l’amélioration du contexte politique, économique et social de la Roumanie postcommuniste. Dès 1990, une partie des Saxons installés en Allemagne décide de valoriser l’expérience migratoire par des activités économiques ou politiques à développer en Roumanie; d’autres reprennent contacts avec les proches restés sur place. Cette nouvelle implication dans le pays de départ génère des échanges inédits. Les migrants saxons se mettent à circuler, proposant un certain nombre de services spécifiques de part et d’autre de leur espace de mobilité. Une économie interne au groupe migrant se développe, autour d’activités telles que la mise en place d’un réseau de transport desservant l’Allemagne et la Roumanie, l’essor de services d’import-export, l’apparition d’une presse spécifique, etc.

Par ailleurs, la migration saxonne entraîne d’autres individus dans son sillage. Ce sont des Saxons demeurés en Transylvanie, qui profitent du travail de «défrichage» réalisé par leurs proches pour travailler de manière temporaire et régulière en Allemagne. D’autres, non saxons, s’appuient aussi sur la migration allemande pour bénéficier des accords de main-d’œuvre que l’Allemagne a, depuis 2000, signé avec la Roumanie. Derrière cette évolution se profile la réorganisation actuelle du «marché» de la main-d’œuvre migrante: depuis quelques années, les États européens redécouvrent les accords de main-d’œuvre entre États. Les Roumains s’inscrivent pleinement dedans, notamment grâce aux réseaux établis à travers l’Europe par les Aussiedler.

Que font les Saxons lorsqu’ils sont de retour en Transylvanie?

Le Forum Démocratique des Allemands de Roumanie est un des bénéficiaires de ces recompositions à l’œuvre autour des Saxons. Créé fin 1989, il est destiné à la représentation politique et culturelle des minorités allemandes en Roumanie. Des Saxons revenus en Roumanie s’y impliquent, ce qui a incité les autorités allemandes à en faire un de leurs partenaires majeurs[3].

C’est un acteur politique et social important dans les villes de Transylvanie du Sud. En témoigne l’élection en 2000 et 2004 d’un maire saxon et élu du Forum à la mairie de Sibiu, Klaus Johannis, alors même que les Saxons ne représentent que quelques 1.600 des 170.000 habitants de cette ville. Ce succès s’explique par un discours et des pratiques ouverts aux intérêts généraux, et non limités aux besoins particuliers des Saxons. Leurs spécificités culturelles et leurs relations à l’Allemagne sont mises au service de la collectivité. En revanche, manquant de partenaires, ses délégations en milieu rural ne mènent que peu de projets à bien.

En milieu rural, ce sont les initiatives spontanées des habitants qui débouchent sur des recompositions originales des localités de départ des Sachsen. Ces initiatives s’articulent autour des logements laissés vacants par les migrants, et impliquent l’ensemble des habitants.

Les autorités locales et nationales jouent un rôle déterminant dans ces recompositions villageoises, dans la mesure où une part importante des maisons est tombée dans le domaine public avec l’émigration des propriétaires saxons. A l’heure de la privatisation de la propriété en Roumanie, autorités locales et habitants rivalisent d’originalité pour obtenir des titres de propriété.

La disponibilité en logements attire des habitants de villages ou de départements voisins: des travailleurs agricoles, des membres de réseaux néo-protestants, ou encore des migrants de retour des villes vers les campagnes. Ces mobilités internes provoquent une recomposition des populations locales. Les nouveaux arrivants bousculent les hiérarchies sociales en place. De nouveaux lieux de culte apparaissent, les limites entre les quartiers attribués à l’un ou l’autre groupe ethnique s’estompent au profit de logiques nouvelles, davantage fondées sur les disparités économiques. Les migrants saxons jouent un rôle important dans l’évolution de leurs villages de départ. Lors des retours estivaux, ils agissent pour la valorisation de leur patrimoine immobilier et culturel. Des maisons sont rachetées et retapées pour pouvoir être occupées lors des vacances passées «au pays», d’autres sont louées ou prêtées à des amis, des personnes de confiance qui, en échange du logement, l’entretiennent, cultivent les terres des propriétaires installés en Allemagne, et accueillent ceux-ci lors des vacances.

Ainsi est redéfini le sens de la migration vers l’Allemagne des Saxons. Elle leur permet renégocier leur position au sein de la société roumaine. Ceci a une conséquence paradoxale : alors que le flux des Aussiedler est pour partie appuyé sur des considérations ethnicisantes, il remet en question la place que détient l’ethnicité dans l’organisation de la société et de l’espace transylvains. D’autres continuités et discontinuités sociales lui prévalent désormais.

* Bénédicte MICHALON est chargée de recherche au CNRS, rattachée à l’UMR Ades, Pessac
Photo : © Yvonnick AURAY / Instant-T

[1] Données du Ministère allemand de l’Intérieur, sur http://www.bmi.bund.de.
[2] En 1989, ce sont 380.000 Aussiedler qui arrivent en Allemagne, suivis de 400.000 autres l’année suivante.
[3] Les gouvernants allemands ont en effet décidé d’agir directement dans les pays dans lesquels vivent les minorités allemandes, afin de limiter l’émigration.