Lettonie: de l’ethno-nationalisme linguistique à la reconnaissance du multilinguisme?

Les institutions européennes promeuvent multilinguisme et plurilinguisme pour créer une citoyenneté ouverte à la diversité. Comment les pays post-communistes peuvent-ils maintenant relever le défi posé par ces orientations et par la composition multiculturelle de leurs sociétés alors que celles-ci sont marquées par des politiques linguistiques ethno-nationalistes? Eléments de réponse avec le cas de la Lettonie.


Le territoire actuel de ce pays est historiquement une zone de contacts entre les langues des «populations d’origine», le live, langue finno-ougrienne, le letton ou le latgalien, langues baltes, et celles utilisées par les commerçants ou les conquérants voisins, l’estonien, le lituanien, le yiddish, l’allemand, le suédois, le polonais ou le russe. Cependant, ce n’est que dans la seconde moitié du 19e siècle que la première intervention étatique sur les langues a lieu. Les autorités tsaristes qui contrôlent alors les zones baltes intensifient la russification administrative de ces territoires. L’allemand, langue des grands propriétaires terriens germano-baltes en place depuis des siècles, perd son statut dominant mais reste très influent, notamment dans la sphère économique.

A la même époque, la notion de langue propre à une nation ethnique, qui marquera l’histoire des politiques linguistiques du pays, se manifeste grâce à l’Atmoda. Ce mouvement issu de l’alphabétisation et de l’émancipation économique des anciens serfs attribue au letton le rôle de ciment de la conscience nationale. Les intellectuels lettons créent des œuvres, une culture «cultivée» dans leur langue; la notion de Lettonie se forme à travers les chansons. Le letton émerge face aux deux langues dominantes en concurrence et lorsque la République de Lettonie est créée le 18 novembre 1918, il est automatiquement élevé au statut de langue nationale.

Même si les langues sont considérées par les représentants de l’Etat comme composants et symboles des nations ethniques, il n’est pas question d’intervenir sur leurs usages. Le letton s’impose dans de nombreux domaines de la vie publique grâce au développement économique du pays et à l’évolution démographique dans les villes mais les communautés linguistiques minoritaires peuvent créer et administrer des écoles, l’allemand et le russe peuvent apparaître dans les documents écrits publics et sont souvent utilisés dans les communications administratives. L’environnement sociolinguistique de la jeune Lettonie est influencé par le plurilinguisme de certains habitants, les rapports entre les trois langues majeures étant le résultat, non pas de l’intervention étatique, mais des choix effectués par les locuteurs.

Favoriser une communauté par la politique et la planification linguistiques

Cette situation évolue après le putsch de K. Ulmanis en 1934. Le pays entre dans la période où les gouvernements interviennent sur les langues. Ainsi, la première loi linguistique de Lettonie impose en 1935 l’utilisation du letton dans toutes les communications officielles, juridiques et publiques. Dès l’intégration du pays à l’URSS, le russe prend au letton le statut de langue officielle et devient langue de l’administration.
Quand la Lettonie recouvre son indépendance en 1991, le letton redevient langue nationale unique. Non seulement les gouvernements qui se succèdent après 1934 en Lettonie légifèrent sur les langues pour valoriser des messages politiques mais ils assoient ou combattent les prépondérances politiques, économiques ou sociales d’une communauté sur les autres par des planifications résolues.

Ainsi, quand l’URSS annexe la Lettonie, la majorité des Germano-Baltes ont déjà émigré dans le cadre du pacte Molotov-Ribbentrop et le pays subit une russification importante en vertu de l’idée d’un futur Etat mononational[1]. La plupart des écoles appartenant aux minorités sont remplacées par des écoles russes, l’enseignement du russe devient obligatoire mais pas celui du letton. Les russophones ont d’autant moins besoin d’apprendre le letton qu’ils sont de plus en plus nombreux à (devoir) s’installer dans le pays au fil des décennies.
Peu avant l’implosion de l’empire soviétique, le résultat de la politique du gouvernement central est net: 18,3% des populations d’origine non-lettone connaissent le letton, le russe est parlé par 81,6% de la population et le letton par 62,4% des habitants. La proportion de l’ethnie lettone ne représente plus que 52% de la population alors qu’elle s’élevait à 77% en 1935. Au terme des années 1980, le russe est la langue de prestige, indispensable en société et dans le monde du travail, et la communauté russe est influente dans le pays et ses domaines clés.

Depuis l’indépendance recouvrée, l’Etat cherche à renverser cette situation. La Loi sur les langues de 1992 déclare que «la Lettonie est le seul territoire ethnique habité par le peuple letton dans le monde» et que «l’une des conditions essentielles à l’existence de la nation lettone, à sa préservation et à son développement est la langue lettone». Un système institutionnel d’enseignement, de contrôle et de recherche de/sur le letton est mis en place et l’Etat tente de minimiser l’influence des porteurs des autres langues et cultures sur la vie publique.
Dès le début des années 1990, les Lettons occupent les postes politiques et administratifs importants et une loi restreint l’accès à la citoyenneté de plus d’un tiers des habitants du pays, en majorité russophones, qui deviennent alors «non-citoyens». Même si les procédures de naturalisation sont actuellement plus souples, il reste que tout candidat à la citoyenneté doit démontrer sa capacité d’utiliser le letton et son intégration à la société lettone en présentant un certificat de scolarité en letton ou en réussissant un examen de citoyenneté basé sur la connaissance du letton, de la Constitution, des droits et des devoirs du citoyen et sur celle de l’hymne national et de l’histoire de la Lettonie. Pour intégrer les minorités à la communauté nationale, la Loi sur la langue officielle de 1999 impose le letton dans la plupart des communications administratives, officielles ou publiques et oblige les députés, les structures étatiques et les collectivités locales à œuvrer à la défense de la langue lettone.

La réforme des «écoles minoritaires» instaure entre 2000 et 2004 un système qui permet d’assurer que 60% des heures d’enseignement données au niveau secondaire le sont en letton. En 2004, la loi sur l’éducation est modifiée afin que les matières enseignées dans les langues minoritaires ne soient liées qu’à la langue, à l’identité ou à la culture minoritaires. Cela signifie qu’en 2010 seulement 10 à 15% du programme scolaire pourrait être enseigné dans les langues minoritaires.

Face à l’Etat, les communautés linguistiques et ethniques

Régulièrement dans l’histoire du pays, les communautés linguistiques résistent aux politiques et planifications des gouvernements pour la prédominance d’une langue-culture. Cela s’exprime dans les choix individuels d’utilisation des langues et dans les représentations sur les langues et les cultures.
Lorsque dans les années 1970-1980 la russification s’amplifie, environ 60% des lettophones savent le russe mais les étudiants de ce groupe linguistique choisissent des formations en letton pour s’assurer un avenir professionnel entre Lettons. Ils représentent alors globalement plus de 55% des étudiants aux Beaux arts, en musique ou en agriculture et à l’Université de Lettonie mais ils ne sont que 1,4% à l’Institut d’aviation civile où le russe est langue d’enseignement. Par ailleurs, la poésie de langue lettone, symbole de résistance, connaît une grande popularité: plus de 30.000 recueils sont publiés jusqu’à la fin des années 1980, les soirées de la poésie sont très fréquentées.

Au début des années 2000, après dix ans de politique en faveur du letton, plus de 90% des membres des minorités linguistiques reconnaissent son statut. Cependant leur volonté est flagrante que ce statut soit plus symbolique que réel. Les russophones sont dans une situation d’autosuffisance linguistique qu’ils souhaitent préserver et voir accepter d’autant plus que leur langue est reconnue par la population. En 2000, si 60% des membres des communautés linguistiques minoritaires sont locuteurs potentiels du letton contre 18% en 1989, les personnes capables d’utiliser le russe représentent 98% de la population du pays. Le recensement de cette année-là indique que les minorités linguistiques considèrent le russe comme leur langue maternelle plus souvent que leur propre langue ethnique. C’est le cas de 57% des Allemands, 58% des Polonais ou 68% des Ukrainiens.

Même si les politiques et planifications officielles ne sont pas admises par la société dans son ensemble, les gouvernements évoluent difficilement vers une position consensuelle qui reconnaisse publiquement les langues présentes sur le territoire. Par exemple, en 1988, dans le cadre de la Perestroïka et sous la pression populaire, la Loi sur les langues donne au letton le statut de langue officielle à côté du russe et garantit son utilisation dans tous les domaines et tous les lieux de la vie publique mais rien n’est prévu pour les autres langues. En général, la législation considère les langues minoritaires comme des langues étrangères relevant du domaine privé et ne les soutient quasiment pas. Ainsi, hors des écoles privées ou publiques minoritaires, elles sont proposées exceptionnellement comme langues étrangères facultatives dans les programmes d’enseignement. Seuls le live, langue autochtone, et le latgalien, en tant que variété du letton, sont officiellement pris en compte par les autorités actuelles. Dans la «Loi sur la langue de l’Etat» de 1999, il est déclaré que l’Etat letton assure la conservation, la défense et le développement de ces deux langues. Néanmoins, cet engagement est «purement» symbolique: le live est presque mort, utilisé par moins de cent personnes et le latgalien, seulement considéré sous sa forme écrite, profite d’un soutien financier quasiment inexistant.

Affirmer son identité pour assumer multilinguisme et citoyenneté ouverte?

La Lettonie est finalement partagée entre deux conceptions des rapports sociolinguistiques.
La première, qui consiste à amalgamer langue, culture, nationalité et citoyenneté, est privilégiée par les autorités et partagée par de nombreux habitants influencés, spécialement dans les années 1990, par certains médias ou responsables politiques. Cela mène à opposer les communautés ethniques et linguistiques et à diviser la société, ce qui ne correspond pas à la volonté des institutions européennes de créer une citoyenneté européenne démocratique respectueuse du multiculturalisme.
La seconde conception est identifiable à travers les pratiques des habitants et la reconnaissance par l’Etat de l’utilisation des langues minoritaires dans des domaines tels que les médias ou l’entreprise. Cette conception tend vers l’acceptation du multilinguisme de la société qui se construit sur le plurilinguisme «pragmatique» et non idéologique de chacun. On peut de nos jours effectivement rencontrer de nombreuses situations du quotidien où des locuteurs du letton ou du russe n’hésiteront pas à utiliser l’autre langue pour bien se faire comprendre sans marquer leur opinion sur les statuts officiels des langues et sur les orientations des politiques linguistiques en cours. Cette conception rejoint en partie les orientations prônées par les institutions européennes en faveur du partage de toutes les langues présentes dans un même contexte, qu’elles soient nationales, régionales, minoritaires ou portées par les migrants. La Commission européenne indique par exemple qu’«il conviendrait d'accorder une plus grande importance à différentes langues maternelles et aux autres langues parlées à la maison ainsi que dans des environnements locaux et voisins»[2].

Face à ces deux alternatives, l’Etat letton appliquera jusqu’en 2014 une politique linguistique de soutien et de diffusion du letton en Lettonie et en Europe sans valoriser le multilinguisme du pays[3]. Sans doute ce petit Etat-nation à la langue nationale mineure dans le contexte international, et concurrencée par d’autres sur son territoire, veut-il ainsi faire reconnaître son identité propre et se rassurer sur la pérennité de son existence. Peut-être sera-t-il alors temps pour la nation lettone reconnue d’accepter et de promouvoir le caractère multilingue et multiculturel de son pays et de partager une citoyenneté ouverte.

[1] Daria Razoumikhina in Marc Ferro (dir.), L’état de toutes les Russies, Les Etats et les nations de l’ex-URSS, La Découverte/IMSECO, Paris, 1993, p 56-57.
[2] Cf. Multilinguisme: un atout pour l’Europe et un engagement commun, COM(2008) 566 final, 18.9.2008. Disponible sur :
http://ec.europa.eu/education/languages/pdf/com/2008_0566_fr.pdf
[3] Valsts valodas politikas pamatnostādnes 2005.-2014. Gadam (Principes de base de la politique sur la langue nationale pour la période 2005-2014), Riga, 2005. Disponible sur :
http://izm.izm.gov.lv/upload_file/Normativie_akti/IZM_010305_Valsts_valodas_polit_pamatnost_2005-2014.doc

Sources:
- Commission européenne, Etude Euromosaic sur la Lettonie. Disponible sur:
http://ec.europa.eu/education/languages/archive/languages/langmin/euromosaic/index_fr.html
- Jean-Claude Beacco, Michael Byram, «De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe», Version de synthèse, Division des Politiques linguistiques, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2007.
- Ministère des affaires étrangères de la République française, Les politiques des langues en Europe, novembre 2004, pp.45-53.
- Pascal Orcier, La Lettonie en Europe, Zvaigzne ABC, Riga, 2005.
- Suzanne Champonnois et François De Labriolle, Dictionnaire historique de la Lettonie, Editions Armeline, Crozon, 2003.
- Vineta Ernstone, Daiga Joma, Latviski runajoso Latvijas iedzivotaju lingvistiska attieksme un valodu lietojums, (Comportement linguistique et emploi des langues chez les habitants de la Lettonie locuteurs du letton), Valsts valodas agentura, Riga, 2005.

Photo : Eric Le Bourhis

* Jonathan Durandin est doctorant en Sciences du langage à l’université de Franche-Comté.