L’hirondelle et le Bleuet

Aujourd'hui appréhendés de façon décrispée, les symboles nationaux estoniens ont été, à l'époque soviétique, un enjeu d'affirmation nationale.


En Estonie, après dix années d'indépendance, l'attitude à l'égard des symboles nationaux s'est singulièrement décrispée. Si à la fin des années 1980, le drapeau bleu-noir-blanc, tout juste retrouvé après cinquante ans d'interdiction, était l'objet d'une véritable vénération, il a aujourd'hui perdu son caractère sacré, au point que certains iconoclastes n'hésitent pas à en disposer à leur guise. En 1998, le peintre Raul Meel y griffonne des mots grossiers et obtient le Prix national de la culture; en décembre 2001, un jeune haut-fonctionnaire, Kaarel Tarand (fils de l'ancien Premier ministre Andres Tarand), propose de l'abandonner au profit d'un drapeau à croix de type scandinave, provoquant un vaste débat public sur les symboles nationaux. Ces attitudes sont loin d'être répandues ou même approuvées au sein de la population, mais désormais possibles, elles révèlent que la nation estonienne se sent aujourd'hui suffisamment assurée de son existence.

Tel n'a pas toujours été le cas, l'histoire de l'hirondelle et du bleuet en témoigne. Ces deux symboles d'apparition plus récente montrent comment un peuple opprimé peut arriver à rétablir sous une forme détournée une symbolique nationale dont on a cherché à le priver.

Des symboles de substitution

Pendant l'occupation soviétique, l'interdiction frappant les symboles officiels de l'"Estonie bourgeoise" (blason, hymne et drapeau) s'étendait également aux couleurs du drapeau: porter des vêtements associant de façon trop voyante le bleu, le noir et le blanc pouvait éveiller l'attention du KGB et attirer des ennuis à ceux qui s'y risquaient.

Certaines manifestations du sentiment national estonien étaient toutefois tolérées, à condition qu'elles ne revêtent pas un sens politique et ne rappellent pas la République indépendante de l'entre-deux-guerres. C'est ainsi que, dans le climat de relative liberté des années soixante, les Estoniens ont pu choisir un oiseau national et une fleur nationale.

L'idée d'un oiseau symbolisant la nation leur a été inspirée par le Conseil international pour la préservation des oiseaux (aujourd'hui Birdlife International), qui a proposé en 1960 que les différents pays du monde se dotent d'un oiseau national, sur le modèle des États-Unis (l'aigle) et du Japon (le faisan). Bien que l'Estonie ne fût pas officiellement un pays indépendant, les ornithologues estoniens ont saisi l'occasion: à leur demande, en 1962, cette organisation a reconnu l'hirondelle comme l'oiseau national estonien.

La fleur nationale, quant à elle, a été adoptée à l'issue d'une consultation organisée en 1967-1968 par la Société estonienne de protection de la nature et largement relayée par la télévision: la population estonienne s'est massivement prononcée en faveur du bleuet, qui l'a emporté face à des concurrentes aussi redoutables que la marguerite, le muguet et la primevère.

Après le noir et le blanc de l'hirondelle, l'adoption du bleuet achevait le rétablissement symbolique des couleurs nationales. L'association de ces deux symboles pouvait fonctionner comme un substitut du drapeau interdit, de même qu'un hymne officieux avait été spontanément adopté par les Estoniens pour remplacer l'hymne national de la république indépendante.

De l'interdiction à la consécration

D'abord abusé, le pouvoir soviétique a rapidement compris le sens de cette conspiration collective et a réagi en interdisant les bleuets! En 1969, lors du festival national du chant choral -la plus importante manifestation culturelle estonienne, tous les bleuets initialement prévus dans la décoration ont dû être repeints en rouge à la hâte et présentés comme des soucis.

L'hirondelle et le bleuet n'en ont pas moins fait une jolie carrière. Peu à peu tolérés à l'époque soviétique, abondamment utilisés pendant la "Révolution chantante" de la fin des années 1980, ils ont été reconnus comme "symboles nationaux" le 23 juin 1988 par le Soviet suprême, en même temps qu'était rétabli dans ses droits le drapeau bleu-noir-blanc.

Contrairement à celui-ci, hirondelle et bleuet n'ont pas le statut de symboles officiels de l'État. Ils sont cependant très courants, aujourd'hui encore, dans l'iconographie patriotique. Des bleuets stylisés et une hirondelle ornent par exemple les billets de 500 couronnes, et la poste estonienne a placé l'hirondelle sur deux timbres récents: en 1998, pour célébrer "l'année de l'embellissement de la maison", et en 2001 pour commémorer le dixième anniversaire du rétablissement de l'indépendance.

 

 

Par Antoine CHALVIN